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Accueil du site > Culture & Loisirs > Extraits d’ouvrages > Christopher Lasch : L’art perdu de la controverse

Christopher Lasch : L’art perdu de la controverse

C'est en parcourant l'excellent site d'Etienne Chouard que je suis tombé sur cet extrait du livre de Christopher Lasch La révolte des élites et la trahison de la démocratie, paru en 1994. Il s'agit du chapitre 9 : "L'art perdu de la controverse". Un texte sur la faillite du journalisme moderne, du débat public et de la démocratie... à méditer pour tout bon citoyen.

Chapitre 9
L'ART PERDU DE LA CONTROVERSE

Cela fait maintenant de nombreuses années que l'on nous abreuve de la promesse de l'âge de l'information. On nous dit que les effets sociaux de la révolution des communications comporteront une demande sans fin pour une main-d'œuvre, qualifiée, la réévaluation à la hausse des compétences nécessaires pour un emploi et un public éclairé, capable de suivre les problèmes du jour et d'avoir des jugements informés sur les affaires civiques. Au lieu de quoi, nous trouvons des diplômés de l'université qui travaillent à des postes pour lesquels ils sont largement sur-qualifiés. La demande de main-d'œuvre domestique dépasse la demande en spécialistes qualifiés. L'économie post-industrielle semble encourager l'interchangeabilité des effectifs, le mouvement rapide d'un type de travail à un autre et une concentration croissante de la main-d'œuvre dans des secteurs techniquement arriérés de l'économie, où le travail est intensif et les syndicats inexistants.

Notre expérience récente ne vient pas confirmer l'espérance qui voudrait que les innovations technologiques, en particulier les progrès dans les communications, créent une abondance d'emplois qualifiés, suppriment les emplois pénibles et rendent la vie facile pour tout le monde. Au contraire, leur effet le plus important est d'élargir le fossé entre la classe de la connaissance et le reste de la population, entre ceux qui se trouvent à l'aise dans la nouvelle économie mondiale et qui « savourent l'idée que les flux d'information qui se dirigent vers eux peuvent grossir » sans cesse (pour citer les propos d'Arno Penzias, d'AT & T Bell Laboratories) et ceux qui, n'ayant pas grand chose à faire de téléphones cellulaires, de fax ou de services d'information en-ligne, vivent encore dans ce que Penzias appelle avec mépris l'Age de la paperasse.

Quant à la thèse selon laquelle la révolution de l'information élèverait le niveau de l'intelligence du public, ce n'est un secret pour personne que le public sait moins de choses sur les affaires publiques qu'il n'en savait autrefois. Des millions d'Américains sont bien incapables de vous dire le premier mot de ce qu'il y a dans la Déclaration des Droits, de ce que fait le Congrès, de ce que dit la Constitution sur les pouvoirs du Président, de l'apparition du système des partis ou de son fonctionnement. Selon un récent sondage d'opinion, une majorité confortable croit qu'Israël est un pays arabe.

Au lieu de rendre, comme d'habitude, l'école responsable de cette ignorance déprimante des affaires publiques, nous devrions chercher ailleurs une explication plus complète, en gardant à l'esprit que les gens acquièrent facilement les connaissances dont ils peuvent faire usage. Puisque le public ne participe plus aux débats sur les questions nationales, il n'a aucune raison de s'informer des affaires civiques. C'est le déclin du débat public, et non pas le système scolaire (quelle que soit, par ailleurs, sa dégradation) qui fait que le public est mal informé, malgré toutes les merveilles de l'âge de l'information. Quand le débat devient un art dont on a perdu le secret, l'information aura beau être aussi facilement accessible que l'on voudra, elle ne laissera aucune marque. Ce que demande la démocratie, c'est un débat public vigoureux, et non de l'information. Bien sûr, elle a également besoin d'information, mais le type d'information dont elle a besoin ne peut être produit que par le débat. Nous ne savons pas quelles choses nous avons besoin de savoir tant que nous n'avons pas posé les bonnes questions, et nous ne pouvons poser les bonnes questions qu'en soumettant nos idées sur le monde à l'épreuve de la controverse publique.

L'information qui est d'ordinaire conçue comme une condition préalable au débat se comprend mieux comme son produit dérivé. Quand nous nous engageons dans des discussions qui captivent entièrement notre attention en la focalisant, nous nous transformons en chercheurs avides d'information pertinente. Sinon, nous absorbons passivement l'information — si tant est que nous l'absorbions.

Le débat politique a commencé de décliner vers le début du siècle, ce qui correspond, assez bizarrement, à une époque où la presse devenait plus « responsable », plus professionnelle, plus consciente de ses obligations civiques. Dans la première moitié du XIXe siècle, la presse était farouchement partisane. Jusque dans les années 1850, les journaux étaient souvent financés par les partis politiques. Même quand ils sont devenus plus indépendants par rapport aux partis, ils n'ont pas adhéré à un idéal d'objectivité ou de neutralité. En 1841, Horace Greeley lançait son journal, The New York Tribune, en annonçant que ce serait « un périodique également éloigné d'un côté d'un esprit de parti servile et de l'autre d'une neutralité bâillonnée et timorée ». Des rédacteurs en chef à l'esprit énergique, tels que Greeley, James Gordon Bennett, E. L. Godkin et Samuel Bowles n'étaient pas d'accord avec la façon dont les exigences de loyauté à l'égard du parti empiétaient sur l'indépendance éditoriale, transformant le rédacteur en simple organe d'un parti ou d'une faction, mais ils n'essayaient pas de dissimuler leurs propres opinions ou d'imposer une stricte séparation entre informations et contenu éditorial. Leurs journaux étaient des périodiques d'opinion où le lecteur s'attendait à trouver un point de vue bien défini, en même temps que des critiques sans relâche des points de vue opposés.

Ce n'est pas un hasard si le journalisme de ce type a été florissant pendant la période qui va de 1830 à 1900, où la participation populaire à la politique était à son zénith. Sur le total des hommes en âge de voter, le chiffre typique de la participation à l'élection présidentielle était de 80 %. Après 1900, le pourcentage a décliné nettement (pour passer à 65 % en 1904 et à 59 % en 1912) et il a continué à baisser plus ou moins régulièrement pendant tout le siècle. Les retraites aux flambeaux, les rassemblements de masse et les joutes oratoires habituelles faisaient de la vie politique au XIXe siècle un objet qui intéressait passionnément le public, et le journalisme servait dans ce contexte de prolongement à la séance de l'assemblée communale. La presse du XIXe siècle a créé un forum ouvert à tous où l'on disputait avec chaleur des problèmes. Non seulement les journaux rendaient compte des controverses politiques mais ils y prenaient part, en y entraînant aussi leurs lecteurs.

La culture de l'imprimé reposait sur les restes d'une tradition orale. L'imprimé n'était pas encore le moyen exclusif de communication, et il n'avait pas non plus rompu ses attaches avec la langue parlée. Le langage de l'imprimé était encore façonné par les rythmes et les exigences du mot parlé, en particulier par les conventions de l'argumentation orale. L'imprimé servait à créer un forum plus vaste pour le mot parlé et pas encore à le remplacer ou à le refaçonner.

Les débats Lincoln-Douglas ont été l'exemple du meilleur de la tradition orale. Selon les normes modernes, Lincoln et Douglas ont enfreint toutes les règles du discours politique. Ils ont soumis leurs auditoires (qui rassemblaient jusqu'à quinze mille personnes en une fois) à une analyse minutieuse de questions complexes. Ils ont parlé dans un style piquant, familier, parfois audacieux, et avec une candeur considérablement supérieure à celle que les politiciens jugent sage d'utiliser aujourd'hui. Ils ont pris des positions bien tranchées, qu'il devait leur être difficile d'abandonner. Ils se sont conduits comme si les responsabilités politiques étaient porteuses de l'obligation de clarifier les problèmes au lieu simplement de celle de se faire élire.

Le contraste entre ces débats justement célèbres et les débats pour les élections présidentielles de nos jours, où ce sont les médias qui définissent les thèmes et déterminent les règles du jeu, est sans équivoque et très clairement à notre désavantage. Faire interroger des candidats à une charge politique par des journalistes — ce qui est devenu la formule obligée du débat — tend à grossir l'importance des journalistes et à réduire celle des candidats. Les journalistes posent des questions — prosaïques et prévisibles pour l'essentiel — et aiguillonnent les candidats pour qu'ils leur donnent des réponses rapides et spécifiques, se réservant le droit d'interrompre les candidats et de leur enlever la parole à chaque fois qu'ils paraissent s'écarter du thème imposé.

Pour se préparer à cette épreuve, les candidats se fient à leurs conseillers qui leur farcissent le crâne de faits et de chiffres, de slogans faciles à retenir et de toute autre chose faisant passer l'impression d'une compétence très large et imperturbable. Confrontés non seulement à une armée de journalistes prêts à leur sauter sur le poil au moindre faux pas, mais aussi au regard froid et implacable de la caméra, les hommes politiques savent que tout repose sur leur capacité à gérer les impressions visuelles. Il faut qu'il se dégage d'eux une sensation de confiance, d'esprit de décision, et qu'ils ne donnent jamais l'apparence d'être à court de paroles. La nature de l'occasion demande d'eux qu'ils exagèrent la portée et l'efficacité de la prise de décision politique, qu'ils donnent le sentiment qu'avec les bonnes mesures et la bonne direction, le pays pourra affronter tous les défis.

Le format du débat télévisé demande que tous les candidats se ressemblent : confiants, sereins et donc irréels. Mais il leur impose aussi l'obligation d'expliquer ce qui les rend différents des autres. Une fois que la question est posée, la réponse est toute donnée. Cette question est de fait avilissante et dégradante et constitue un bon exemple de l'effet qu'a la télévision de rabaisser l'objet qu'il s'agit d'évaluer, de percer à jour tous les déguisements, de dégonfler toutes les prétentions. Formulée de but en blanc avec l'indispensable dimension sous-jacente de scepticisme généralisé qui fait forcément partie du langage de la télévision, la question se révèle un modèle de question rhétorique : — Qu'est-ce qui vous rend si unique ? — Rien.

C'est par excellence la question que pose la télévision, parce qu'il est dans la nature de ce média de nous enseigner, avec une insistance implacable, que personne n'est unique, quelles que soient les prétentions contraires. Au point où nous en sommes arrivés dans notre histoire, il est bien possible que la meilleure qualification pour exercer une charge élevée soit de refuser de coopérer avec le plan d'auto-promotion des médias. Un candidat qui aurait le courage de s'abstenir de paraître dans les « débats » organisés par les médias se distinguerait automatiquement des autres et pourrait se prévaloir d'une bonne dose de respect de la part du public.

Les candidats devraient réclamer de pouvoir débattre directement l'un avec l'autre au lieu de réagir à des questions qui leur sont adressées par des commentateurs et des spécialistes. Leur passivité et leur veulerie les rabaissent aux yeux des électeurs. Ils ont besoin de recouvrer leur respect pour eux-mêmes en contestant le statut d'arbitres du débat public qu'ont pris les médias.

Refuser de jouer le jeu selon les règles fixées par les médias ferait prendre conscience aux gens de l'immense influence illégitime que les médias en sont arrivés à exercer sur la politique américaine. Ce serait aussi l'indice crucial de la présence chez le candidat d'un caractère identifiable par les électeurs et auquel ils pourraient se rallier.

Qu'est-il arrivé à la tradition dont les débats Lincoln-Douglas nous ont donné un exemple ? Les scandales de l'Âge du toc donnèrent mauvaise réputation à la politique des partis. Ils vinrent conforter les doutes et les inquiétudes que les « gens de bien » nourrissaient déjà à l'avènement de la démocratie jacksonienne. Au cours des années 1870 et 1880, il était devenu courant parmi les classes instruites d'avoir une mauvaise opinion de la politique. Les réformateurs issus de la bonne société — ceux que leurs ennemis qualifiaient de mugwumps (1) — réclamaient que la politique soit professionnalisée, ce qui aurait permis de libérer la fonction publique du « système des dépouilles » et du contrôle des partis et de substituer aux nominations politiques un corps d'experts qualifiés.

Même ceux qui rejetèrent l'appel à déclarer leur indépendance par rapport au système des partis, comme Théodore Roosevelt (qui, par son refus à abandonner le parti républicain, provoqua la fureur des « indépendants ») partageaient l'enthousiasme des mugwumps pour la réforme de la fonction publique. Selon Roosevelt, les « gens de bien » devaient aller défier les hommes mis en place par le système des dépouilles sur leur propre territoire au lieu de se retirer sur la touche de la vie politique.

Le mouvement pour un grand nettoyage de la politique gagna de la force pendant l'époque progressiste. Sous la direction de Roosevelt, de Woodrow Wilson, de Robert La Follette et de William Jennings Bryan, les progressistes prêchaient « l'efficacité », « le bon gouvernement », « l'entente au-delà des clivages de partis » et « la gestion scientifique » des affaires publiques, déclarant la guerre au systèmes des « bosses ». Ils s'en prirent au système de l'ancienneté au Congrès, limitèrent les pouvoirs du Speaker (président) de la Chambre des Représentants, remplacèrent les maires des grandes villes par des managers (syndics) et déléguèrent d'importantes fonctions de gouvernement à des commissions nommées disposant d'un état-major d'administrateurs qualifiés.

Se rendant compte que les « machines » politiques dans les grandes villes étaient des bureaux d'assistance sociale d'un type rudimentaire, distribuant du travail et d'autres avantages à leur clientèle et s'assurant ainsi leur loyauté, les progressistes entreprirent de créer un assistanat d'État comme moyen de concurrencer les « machines ». Ils lancèrent des enquêtes exhaustives sur la criminalité, le vice, la misère et autres « problèmes sociaux ». Leur position était que gouverner est une science, pas un art. Ils forgèrent des liens entre l'État et l'université de manière à garantir l'apport constant d'experts et de savoir spécialisé. Mais le débat public avait pour eux peu d'intérêt. De leur point de vue, la plupart des questions politiques étaient trop complexes, pour être soumises au jugement du peuple. Ils aimaient opposer l'expert scientifique à l'orateur, voyant dans ce dernier un moulin à paroles inutile dont les diatribes ne faisaient qu'embrouiller l'esprit du public.

Le professionnalisme dans la politique signifiait professionnalisme dans le journalisme. La liaison entre les deux fut énoncée par Walter Lippmann dans une remarquable série d'ouvrages : Liberty and the News (1920), Public Opinion (1922) et The Phantom Public (1925).

Ils ont fourni au journalisme moderne sa charte fondatrice, l'argumentation la plus élaborée en faveur d'un journalisme qui serait guidé par le nouvel idéal de l'objectivité professionnelle. Lippmann a avancé des critères qui sont toujours ceux sur lesquels on juge la presse — avec pour résultat habituel qu'on ne la trouve pas à leur hauteur.

Toutefois ce qui nous occupe ici n'est pas de savoir si la presse a su être à la hauteur des critères de Lippmann, mais comment tout d'abord il en est arrivé à définir ces critères. En 1920, Lippmann et Charles Merz publiaient dans The New Republic un long article examinant la manière dont la presse avait rendu compte de la révolution russe. Aujourd'hui oubliée, cette étude montrait que les journaux américains avaient donné à leurs lecteurs une description de la Révolution déformée par leurs préjugés anti-bolcheviques, une tendance à prendre leurs désirs pour des réalités et de l'ignorance pure et simple. La rédaction de Liberty and the News était aussi motivée par l'écroulement de l'objectivité journalistique pendant la guerre, quand les journaux s'étaient auto-désignés « défenseurs de la foi ». Selon Lippmann, le résultat avait été une « rupture des moyens de connaissance du public ». La difficulté dépassait la guerre ou la révolution, « destructeurs suprêmes de la pensée réaliste ». L'étalage de sexualité, de violence et de « faits divers » — produits de base du journalisme de masse moderne — soulevait de graves questions sur l'avenir de la démocratie. « Tout ce qu'ont prétendu les critiques les plus mordants de la démocratie est vrai s'il n'y a pas apport constant d'informations fiables et pertinentes. »

Dans Public Opinion et The Phantom Public, Lippmann répondait de fait aux critiques en redéfinissant la démocratie. La démocratie ne demandait pas que le peuple se gouverne littéralement lui-même. Le public n'avait dans le gouvernement qu'une part strictement procédurière. L'intérêt du public n'allait pas jusqu'à la substance de la prise de décisions. « Le public s'intéresse à la Loi, pas aux lois ; à la méthode du droit, pas à sa substance. » Les questions de substance devaient être décidées par des administrateurs compétents qui, par leur accès à une information fiable, étaient immunisés contre les « symboles » émotionnels et les « stéréotypes » qui dominaient le débat public. Le public était incompétent pour se gouverner et ne se souciait même pas de se gouverner, du point de vue de Lippmann. Mais tant que l'on appliquait des règles assurant l'équité, le public se satisferait de laisser le gouvernement à des experts - pourvu, bien sûr, que ces experts obtiennent des résultats, cette abondance toujours croissante de commodités et de bien-être qui s'identifiait si étroitement au mode de vie américain.

Lippmann reconnaissait le conflit qui existait entre ses recommandations et la théorie reçue de la démocratie, selon laquelle les citoyens devaient participer aux débats sur les prises de décision publiques et y avoir une action, ne serait-ce qu'indirecte. Il soutenait que la théorie démocratique avait ses racines dans des conditions sociales qui n'existaient plus. Elle présupposait un « citoyen omni-compétent », un « bonhomme encyclopédique » qui ne pouvait se trouver que dans une « communauté simple et refermée sur elle-même ». Dans « le milieu vaste et imprévisible » du monde moderne, ce vieil idéal de citoyenneté était obsolète. La complexité d'une société industrielle demandait un gouvernement confié à des responsables qui seraient nécessairement guidés — puisque toute forme de démocratie directe était à présent impossible — soit par l'opinion publique, soit par le savoir d'experts. L'opinion publique n'était pas fiable parce qu'elle ne pouvait être unie qu'en faisant appel à des slogans et à des « images symboliques ».

La méfiance de Lippmann à l'égard de l'opinion publique reposait sur la distinction épistémologique entre vérité et simple opinion. Dans sa conception, la vérité surgissait d'une enquête scientifique désintéressée ; tout le reste était idéologie. Donc la portée du débat public devait être sévèrement restreinte. Dans le meilleur des cas, le débat public était une nécessité pénible — non pas l'essence même de la démocratie mais son « défaut premier » qui ne naissait que du fait qu'on disposait malheureusement d'une quantité limitée de « connaissance exacte ». Dans l'idéal, le débat public n'aurait aucunement lieu ; les décisions se baseraient seulement sur des « normes de mesure » scientifiques. La science tranchait net dans « les slogans et les stéréotypes paralysants », dans « les fils de la mémoire et de l'émotion » qui immobilisaient dans leurs nœuds « l'administrateur responsable ».

Dans la vision de Lippmann, le rôle de la presse était de faire circuler de l'information et non d'encourager la discussion. La relation entre information et discussion était antagoniste, et non complémentaire. Sa position n'était pas qu'une information fiable était une condition préalable nécessaire à la discussion ; au contraire, ce qu'il voulait dire, c'est que l'information excluait la discussion, rendait toute discussion inutile. Les débats étaient ce qui se produisait en l'absence d'information fiable.

Lippmann avait oublié ce qu'il avait appris (ou ce qu'il aurait dû apprendre) de William James et John Dewey : que notre quête d'une information fiable est elle-même guidée par les questions qui sont soulevées au cours des discussions portant sur une série d'actions donnée. C'est seulement en soumettant nos préférences et nos projets à l'épreuve du débat que nous en arrivons à comprendre ce que nous savons et ce qu'il nous reste à apprendre. Tant que nous n'avons pas à défendre nos opinions en public, elles demeurent des opinions au sens péjoratif que Lippmann donne à ce mot — des convictions à moitié formées fondées sur des impressions aléatoires et des présupposés admis sans examen. C'est l'acte de formuler nos conceptions et de les défendre qui les tire de la catégorie des « opinions », qui leur donne forme et définition et permet également à d'autres de les identifier comme la description de leur propre expérience. Bref, nous n'en arrivons à connaître ce que nous avons en tête qu'en nous expliquant devant les autres.

Bien sûr, la tentative de convertir autrui à notre propre point de vue comporte le risque qu'il puisse nous arriver d'adopter plutôt le leur. Il nous faut entrer par l'imagination dans les arguments de nos adversaires, ne serait-ce que dans l'intention de les réfuter, et peut-être qu'au bout du compte nous nous retrouverons persuadés par ceux que nous cherchions à persuader. La discussion est risquée et imprévisible, et pour cette raison elle, est éducative.

Pour la plupart d'entre nous, nous tendons à y voir (comme Lippmann) le choc de dogmes rivaux, une foire d'empoigne où aucun des deux camps ne cède de terrain. Mais on ne remporte pas une discussion en faisant taire ses adversaires à force de hurlements. On la remporte en faisant changer d'avis son adversaire — chose qui ne peut arriver que si l'on accorde une écoute respectueuse aux arguments adverses et que l'on persuade quand même ceux qui les avancent qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans ces arguments. Pendant que nous sommes engagés dans cette activité, il se peut bien que ce soit nous qui décidions qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans les nôtres.

Si nous maintenons fermement que le débat est l'essence de l'éducation, nous défendrons la démocratie comme la forme de gouvernement non pas la plus efficace mais la plus éducative, telle qu'elle étend aussi largement que possible le cercle de la discussion et oblige ainsi tous les citoyens à articuler leurs conceptions, à les mettre en danger et à cultiver les vertus de l'éloquence, de la clarté de pensée et d'expression, et du jugement solide. Comme le relevait Lippmann, les petites communautés constituent le lieu classique de la démocratie — non pas toutefois parce qu'elles sont « refermées sur elles-mêmes », mais simplement parce qu'elles permettent à tout le monde de prendre part aux débats publics. Au lieu de rejeter sommairement la démocratie directe comme n'ayant aucune pertinence dans les conditions modernes, il nous faut la recréer sur une grande échelle. De ce point de vue, la presse sert d'équivalent à l'assemblée communale.

C'est de fait ce qu'a soutenu Dewey — peu clairement toutefois, hélas — dans The Public and Its Problems (1927), ouvrage écrit en réponse aux réflexions désobligeantes de Lippmann sur l'opinion publique. La distinction établie par Lippmann entre vérité et information reposait sur une « théorie passive de la connaissance comme spectacle » ainsi que l'explique James W. Carey dans son Communication as Culture (1989).

Dans la conception des choses que se faisait Lippmann, la connaissance est ce que nous recevons quand un observateur, de préférence formé scientifiquement, nous présente une copie de la réalité que nous pouvons tous reconnaître. De son côté, Dewey savait que même les scientifiques débattent entre eux. Il soutenait qu'une « enquête systématique » n'était que le commencement de la connaissance et non pas sa forme finale. La connaissance dont avait besoin toute communauté — qu'il s'agisse d'une communauté de chercheurs scientifiques ou d'une communauté politique — ne se dégageait que du « dialogue » et d'un « échange direct ».

Comme l'indique Carey, il est significatif que l'analyse de la communication selon Dewey mette plutôt l'accent sur l'oreille que sur l'œil. Dewey écrit en effet : « La conversation a une importance vitale qui manque dans les paroles fixées et gelées de l'écrit… Les liaisons de l'oreille avec la pensée et l'émotion vitales qui s'expriment sont immensément plus étroites et plus diverses que celles de l'œil. La vision est spectatrice ; l'ouïe est participante. »

La presse étend la portée du débat en apportant au mot parlé le supplément du mot écrit. Si la presse doit s'excuser de quelque chose, ce n'est pas du fait que le mot écrit soit un piètre substitut pour la langue pure des mathématiques. Dans ce rapport, ce qui compte, c'est que le mot écrit soit un piètre substitut pour le mot parlé. Mais c'est toutefois un substitut acceptable aussi longtemps que l'écrit prend pour modèle l'oral et non pas les mathématiques. Si la presse n'était pas fiable selon Lippmann, c'était parce qu'elle ne pouvait jamais nous donner des représentations exactes de la réalité, mais seulement des « images symboliques » et des stéréotypes. L'analyse de Dewey sous-entendait une voie critique plus pénétrante. Pour citer Carey : « La presse en percevant son rôle comme celui d'informer le public abandonne le rôle d'organisme chargé de faire vivre la conversation de notre culture. » Ayant adhéré à l'idéal d'objectivité de Lippmann, la presse ne sert plus à cultiver « certaines habitudes vitales » dans la communauté : « la capacité de suivre un argument, de saisir le point de vue d'autrui, d'élargir les frontières de l'entendement, de débattre les différentes finalités que l'on pourrait choisir de viser. »

La montée parallèle et simultanée de la publicité et des relations publiques contribue à expliquer pourquoi la presse a renoncé à sa fonction la plus importante — celle d'agrandir le forum public — en même temps qu'elle devenait plus « responsable ». Une presse responsable, par opposition à une presse partisane ou ancrée dans ses opinions attirait le type de lecteurs que les publicitaires étaient avides de toucher : des lecteurs nantis, qui pour la plupart se considéraient probablement des électeurs indépendants. Ces lecteurs voulaient avoir l'assurance de lire toutes les nouvelles qu'il est convenable de publier et non pas la vision des choses d'un rédacteur en chef, marquée par l'idiosyncrasie et sans doute biaisée. On en est arrivé à ce que responsabilité soit synonyme de recul devant toute controverse, parce que.les annonceurs étaient disposés à payer pour cela. Certains annonceurs étaient également disposés à payer pour du sensationnalisme, quoiqu'au total ils aient préféré un lectorat respectable plutôt que simplement une forte circulation. En tout cas, ce qu'ils ne préféraient pas, c'était de « l'opinion » — non que les arguments philosophiques de Lippmann les aient marqués, mais parce qu'un journalisme aux opinions tranchées ne leur garantissait pas le bon public. Sans doute espéraient-ils aussi qu'une aura d'objectivité, marque caractéristique du journalisme responsable, viendrait déteindre aussi sur les réclames qui entouraient des colonnes de texte de plus en plus minces.

Par un curieux retournement de l'histoire, la publicité, la promotion et les autres formes de persuasion commerciale en sont venues elles-mêmes à se déguiser en information. Publicité et promotion se sont substituées au débat ouvert. « Les persuadeurs cachés » (selon la formule de Vance Packard) ont remplacé les rédacteurs d'antan, les essayistes et les orateurs qui ne faisaient pas mystère de leur engagement partisan. L'information et la promotion sont devenues de plus en plus impossibles à distinguer. L'essentiel des « nouvelles » dans nos journaux — 40 % selon l'estimation optimiste de M. Scott Cutlip, professeur à l'université de Géorgie — est constitué d'éléments qui sont débités par des agences de presse et des offices de relations publiques et régurgités ensuite sans modification par les organes journalistiques « objectifs ». Nous nous sommes habitués à l'idée que l'essentiel de l'espace dans nos quotidiens d'information, si l'on peut dire, soit consacré à la publicité — au moins les deux tiers dans la plupart des quotidiens.

Mais si nous considérons les relations publiques comme une autre forme de publicité, ce qui n'est pas vraiment tiré par les cheveux puisque les deux sont alimentées par des entreprises privées d'inspiration commerciale, il nous faut à présent nous faire à l'idée qu'une grande partie des « nouvelles » est constituée aussi de publicités.

Le déclin de la presse partisane et l'avènement d'un nouveau type de journalisme qui professe des normes rigoureuses d'objectivité ne nous assurent pas un apport constant d'informations utilisables. Si l'information n'est pas produite par un débat public soutenu, elle sera pour l'essentiel au mieux dépourvue de pertinence, et au pire trompeuse et manipulatrice. De plus en plus, l'information est produite par des gens qui désirent promouvoir quelque chose ou quelqu'un — un produit, une cause, un candidat ou un élu — sans s'en remettre pour cela à ses qualités intrinsèques ni en faire explicitement la réclame en avouant qu'ils y ont un intérêt personnel. Dans son zèle à informer le public, une bonne partie de la presse est devenue le canal tout trouvé de ce qui est l'équivalent de cet insupportable courrier promotionnel qui encombre nos boîtes aux lettres. Comme la poste — encore une institution qui servait autrefois à élargir la sphère de la discussion interpersonnelle et à créer des « comités de correspondance » — elle distribue aujourd'hui une profusion d'information inutile, indigeste, dont personne ne veut, et qui pour la plus grande part va finir au panier sans qu'on l'ait lue.

L'effet le plus important de cette obsession de l'information, à part la destruction d'arbres pour fabriquer du papier et le fardeau croissant que représente « la gestion des déchets », est d'affaiblir l'autorité du mot. Quand on se sert des mots comme de simples instruments de propagande ou de promotion, ils perdent leur pouvoir de persuasion. Ils cessent bientôt d'avoir la moindre signification. Les gens perdent leur capacité à se servir du langage avec précision et de façon expressive, ou même à distinguer un mot d'avec un autre. Le mot parlé se modèle sur le mot écrit au lieu que ce soit l'inverse, et la parole ordinaire commence à ressembler au jargon ampoulé que nous trouvons dans les journaux. La parole ordinaire commence à ressembler à de « l'information » — catastrophe dont peut-être la langue anglaise ne se relèvera jamais.

____________

(1) Provenant d'un dialecte indien et signifiant « grand chef », le terme de « mugwump » est utilisé pour désigner ironiquement le patricien, l'intellectuel, voire l'artiste, dégoûté par l'évolution démocratique et matérialiste de la vie américaine, et révolté par la place grandissante des immigrants non anglo-saxons et leurs systèmes clientélistes (machines) dans les grandes villes, dominé par un boss, intermédiaire tout-puissant. Leur organe naturel est The Nation de Godkin. (N d T)

Source : Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie (1994), Climats, chapitre 9 "L'art perdu de la controverse", pages 167 à 180.


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