« Politique de la beauté »
Dans ce siècle qui va jusqu'à va tisser le mot "progrès" aux cordes primaires de l'économique, dans cette tradition obstinément aveugle au fait qu'elle soit dépassée, à quelle occasion parle t-on, au juste, de la beauté ? Est-ce un ordre esthétique, qui signifierait qu'elle devrait être élaborée pour jaillir ? Est-ce une transcendance humaine, verticalité hors-monde ? Est-ce une vérité de la présence, mais alors de quoi ? Grattant de mon ongle comme les derniers vivants, et comme par nécessité, le maquillage des couleurs pour y trouver la veine du bois, la maison de sève où y reposer mes pas, c'est encore un petit livre de poésie qui est venu dans mes mains, parler de ce que, au mieux, quand ce n'est pas la violence, la peur et le mensonge, le sommeil enterre.

"Ce qui sépare de la beauté est ce qui sépare du monde". Voilà sûrement par quoi il faudrait commencer, en guise de principe de réalité, vue la laideur. On aimerait déjà pouvoir y mettre un bon coup de pied au cul. Et s'attarder sur ce constat, je veux dire s'attarder longuement. Car serait-ce un hasard, le fait que l'homme triste le soit dans un monde laid ?
Allez voir un autre hasard sous la plume de Jean-Pierre Siméon, qui titre sa tentative de réveil aux racines, "Politique de la beauté". Parce que le soi et le commun sont indivisibles. Politique, cela signifie qu'il y a toujours un possible. Lorsqu'un poète choisit ce mot, c'est sûrement parce qu'il ne renonce pas au lien, et ce qu'il en a à dire est peut-être plus grave qu'il n'y parait.
Comme il y a des raisons à tout et souvent au malheur, c'est la clarté même qui ne perce plus le brouillard sous nos yeux. La difficulté pourtant n'est pas simplement de laver ce qui doit tenir debout et qui sous la laideur s'effondre, mais encore d'ajouter que ce "nous", devenu si diaphane, n'est pas suffisant. Alors c'est encore un livre difficile à entendre face au mensonge, bien qu'écrit de manière simple, parce que c'est un livre qui va devoir aller, malgré cette difficulté, nécessairement plus loin.
Déliés
Imaginons que l'on puisse s'entendre ce sur premier constat, imaginons que les déchirures dans le tissu social et le fatalisme qu'entraîne le monde extérieur et ses tambours, imaginons que tout cela ne soit pas suffisant pour abîmer la volonté de se tenir debout. Qu'aurions-nous soudainement à dire ?
Étrange distance ; seuls nos soupirs pourraient exprimer au mieux l'absence et le froid qui nous sépare du monde. Le vol d'un oiseau au-dessus d'un champ de ruines nous donnerait une idée de ce que nous avons fait. On peut le dire simplement : on remet chaque matin ses chaussures, et quand, par chance, ce ne sont pas les certitudes que nous chaussons qui nous blessent les pieds, ce sont des ordres encore plus froids qui agitent ce que nous sommes, par-delà ce que nous disons. Que devenons-nous ?
Pourtant il était un temps où être absorbé par la flambée du jour était une source de construction intérieure, de savoirs, de liens et de sciences. Le geste que certains de nos lointains ancêtres faisaient, et peut-être ce pour quoi nous pouvons parler de l'humanité en millions d'années mais se sentir défaits, tout sachants que nous sommes, face à la probabilité d'un futur aussi long. Quelques atavismes ont été conservés, les jours lunaires et les mois de l'année, mais comme une langue qui oublierait sa grammaire, nous n'en vivons plus le sens ; le monde, nous l'avons rejeté dehors par vagues successives, comme on se sert d'un outil pour ne plus fabriquer que des outils, incroyablement obstinés, presque fous.
"Ce qui sépare de la beauté est ce qui sépare du monde", dit le poète, qui n'est pas un théoricien, qui ne recherche pas de système, mais qui ressemble bien plutôt à un passeur de respiration. La beauté n'est pas une forme dit-il, pas une esthétique, pas un sentiment qui nous appartiendrait : elle est un lien, la possibilité dans le monde, un accord entre lui et ce que nous croyons.
Je crois à une politique de la beauté,
elle serait devant les êtres et les choses
non pas seulement le mot juste
mais son frisson de feuillage sous l'averse"
Vous pouvez prendre le langage comme un train. Vous vivrez vite, accoutré de vous-même, consumant, consommant, avec une armée de raisons rentabilisées, prescriptrices électroniques de vos pensées, un langage injonctif bouclé sans indécision, tel l'hypnose du paysage à grande vitesse, sans qu'aucune vie ne puisse à l'intérieur s'attarder sous vos yeux. Sciences à l’œuvre, que les idiots ignorent et que les puissants enlaidissent pour les satisfaire. Le transhumanisme a déjà commencé, et, en dehors d'être l'accomplissement du plus grand rêve de tout pouvoir - la statistique temps réel des groupes de populations, il n'est pas ce qu'on fantasme : il est bien pire.
"Marchez nomades
portez plutôt le monde sur vos épaules
et menez-le au lieu où les cœurs respirent"
Si Jean-Pierre Siméon parle de la condition humaine, il ne cesse de l'inscrire dans le monde. Le bonheur n'est pas un accident du ciel. Il ne se trouve pas sous le soleil d'une plage bondée.
A l'intérieur
A l'intérieur... où sans cesse nous naissons et sans cesse nous mourrons. Qu'en faisons-nous ? Peut-on réellement renaître sans enterrer une mort ? Peut-on fuir, clamer « pouvoir d'achat » pour tout deuil ? Comme les anciens japonnais, nous devrions porter notre mort entre nos bras, marcher jusqu'à l'épaule d'une colline pour la déposer, lorsqu'un échec survient, lorsqu'un espoir est défait, lorsqu'un amour disparaît. Y poser quelques fleurs, attendre là qu'un oiseau s'envole au-dessus de nos malheurs - ô comme le monde s'accorde ainsi à ce que nous sommes - et le moment venu, renaître à nouveau sous nos pas. Les fleurs déposées sur le pardon qu'on se donne ne meurent pas, elles poussent dans le souvenir : et c'est bien ainsi que vivent les hommes.
"La lumière, c'est la sueur du jour, la lutte de toutes les forces de la vie" dit encore le poète. La loi n'est pas la loi des hommes, c'est la loi du monde qu'il faut comprendre. Un poète, c'est toujours un ami qui vous parle. Comme les vivants, ils ont les yeux mordus par la pauvreté, le renoncement des foules et la pensée au ventre épais qui se recoiffe au salon.
Le soleil ne se lève pas pour nous. N'attendez pas le sourire d'un tigre. Nos ailes peuvent être brisées, mais trop souvent notre force sert notre lâcheté. Le poète en appel à vous, à nous, pour que nous évitions de dormir en vain cette nuit, et qu'au moment où nous remettrons nos chaussures, nous puissions nous reparler du bonheur.
"La joie n'est pas un don
le geste en sa douceur de soi
touche
ce que le langage ignore
pour que le chant agisse dans les lèvres
il faut l'assentiment du souffle
et la profondeur d'un vœu"
La beauté, c'est cela. Qu'avons-nous réellement à chercher ; aucune éternité, souvent la misère, encore moins ce qui se ferait passer pour l'absolu en vous la vendant. Il faudrait pouvoir être un enfant face à la mer, le cœur battant de ne pouvoir tout contenir, pour ne serait-ce que murmurer cette étrange ouverture du vœu, cette étrange profondeur du souffle logé dans l'existence. Nous sommes bien trop contraires à nous-mêmes ; nous voudrions que rien ne meure, de la vie, des instants, de la fraîcheur, mais nous tuons sans cesse. La beauté n'a pas de place dans cette séparation. Nous sommes un feuillage qui s'agite ; le soleil écarte parfois les branches et la lumière nous nourrit tout à coup.
C'est là tout ce que nous devons accepter, tout ce que nous devons cultiver ; c'est là l'ordre du monde.
Ce n'est qu'un signe, mais quel signe. La beauté n'est pas un conte qu'il faut oublier ; elle fait partie de ce monde. Elle est au langage ce qu'est la couleur sur les ailes d'un papillon. Elle ne nous est pas dédiée, aucun tapis rouge ne brille, nous avons simplement la chance d'exister, plus ou moins, entre elle parfois, la laideur, et la vie et la mort comme conditions permanentes.
Que dit donc le poète de tout cela ? Nous vivons de plus en plus déliés de la présence, du devenir, de la possibilité. Présence et possibilité de l'autre, mais aussi présence et possibilité du monde. L'attention est un joli mot, peut-être ce qui nous a donné un jour conscience. Attention, peut-être est-ce ce qui est le plus abîmé dans l'homme contemporain. Attention, le monde bannit qui ne sait tenir un feu dans les ruines de l'hiver. Attention, c'est la beauté qui fuit, ce don étrange dans l'existence qui s'accorde en profondeur à ce que nous sommes.
La question est double et concerne tout être vivant. Quand le poète dit que "la lumière est la sueur du jour, la lutte de toutes les forces de la vie", ce n'est rien d'autre que la beauté que nous ne devons pas, parce que nous sommes vivants, éjecter hors de nous. Nous devons lutter comme un arbre respire. La part de l'homme, c'est cela :
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"qui regarde droit dans les yeux de sa mort n'y trouvera pas un refuge mais les raisons d'une vie entière dépouillée de ses prétextes" |
Tout au long de ce livre se dessine par contours et oppositions une beauté éloignée de nos modes de vie, une nécessité d'un pas vers le lointain, un appel à être vivant. Le poète ici ne témoigne pas mais manifeste sans concession contre un fatalisme qui se prend pour du réel. Les stratèges chantent comme on le faisait depuis la nuit des temps pour croire aux fontaines, mais l'eau est devenue polluée. Parce que le monde n'obéit pas au mensonge.
Merci pour votre lecture !
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"Politique de la beauté", Jean-Pierre Siméon, Cheyne.
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