Du riffifi dans la parodie
Petit fait divers d’un jour d’hiver. Avertissement : « Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé. C’est un roman, rien qu’une histoire fictive. Littré le dit, qui ne se trompe jamais »(1).
Au début, je voulais pas la raconter, cette histoire. C’est Tony qui m’a convaincu. Il m’a dit qu’au point où on en était, vu le raisiné répandu, les condés qui nous traquent jusqu’à chez nos belles-mères, vu qu’on est barricadé et qu’on attend l’assaut des casqués, on pouvait bien la cracher, la vérité.
Ca sert plus à rien de chiquer, maintenant qu’on est là, terré dans cette baraque du Lubéron aux volets fermés, et même plus un 38 spécial ou un 45 auto pour voir venir. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire. Moi, oui.
Alors, bon, j’affranchis.
C’est comme cela que les choses ont commencé.
La semaine dernière, tout était normal. Le Casino croulait sous les traditionnels clients qui venaient mettre leurs pièces dans le machin. Des machines marquées "politique" ou "société". Des tables d’habitués, comme "International", "Tribune libre". La routine.
Nous, on n’émarge pas à ce jeu-là. On joue dans la catégorie « parodies », de loin les meilleures machines. Elles sont là, nos parts. Quand on gagne le pactole, le patron nous échange les jetons contre de l’oseille. Pas de la renommée, non, des talbins, de la fraîche, des fafiots, du carbure. Vu ?
Cette semaine, un gars à nous, un certain Sandro Leri, avait lancé les dés. Il y était allé de sa petite partie à la nostalgique, l’air de rien. Le temps qu’est plus ce qu’il était, et le fait qu’on va tous mourir. Des trucs comme ça, pour endormir les croupiers, quoi. Mange pas de pain.
Aussitôt, les potes ont rappliqué pour lui gonfler les gains et tenter de faire sauter la banque. Ad Hoc, le vieux parrain toujours respecté, Snoopo, un sage aussi, retiré des voitures mais toujours dans les affaires. Et puis Massimo, d’autres aussi dont je vous parlerai après, soyez pas trop gourmands.
Ca roulait comme prévu. Le JB coulait, les cigares rougeoyaient. La jauge de la partie était au vert, à 100 % de satisfaits. On faisait équipe avec une certain Joao, un nouveau qu’avait aussi une machine qui marchait bien, dans les 60 patates. On s’échangeait les jetons discrètement à mi-partie.
Il n’y avait plus qu’à attendre le super samedi, et on le touchait, notre grisbi.
Le bingo, tout le monde le sait, c’est d’être dans le « best of » de la semaine. Deux parties gratuites. Deux jours de plus à appâter le chaland, le cave du week-end, qui est toujours plus facile à éponger que les grognons de la semaine. Pas des poches cousues, question piécettes. Non, ça clique sec. Vas-y que je te plusse, en route vers le bingo, les 200 barres assurés. Plus qu’à échanger les jetons après.
Mais voilà, ça a commencé à partir en vrille le samedi matin, quand un certain Forest Gump a raflé la mise de la semaine. Un mec avec une machine pas réglo : il avait mis une affiche de fille nue pour attirer les joueurs et, en plus, il s’était trompé d’étage. C’était pas "parodie", son secteur. Bref, il nous avait refait en souplesse. Repassés, on était.
On a décidé qu’on pouvait pas laisser passer cela, qu’il fallait un exemple. On a vite localisé son bouclard. Snoopo, qui est allé aux zécoles, préconisait "la riposte graduelle" : c’est-à-dire qu’il voulait juste lui envoyer Tony. C’est vrai qu’avec sa barbe de trois jours, sa parka de cuir et sa manie d’écouter "Caruso" dans son oreillette, c’est déjà une punition.
Mais on l’a pas écouté.
On a pris les Alfa et on est allé vite fait à la taverne de ce Forest, avec les jerrycan idoines. Et les cocktails aussi. On n’était pas manchot, on tutoyait Molotov ! Ca a flambé mieux que les torchères de Gaz de France...
On a jeté les voitures dans une forêt vers chez Snoopo, et on s’est planqué chez Had, qui avait pas bougé de là. C’était notre alibi, vu qu’il a un certificat médical qui dit qu’il doit rester en permanence chez lui. Au matin, les flics sont venus : un vieux, usé comme son imperméable et qui s’en foutait, et un petit jeune qui avait l’air d’y croire encore. Il a été royal, Had. Si on avait bougé cette nuit ? Négatif. Si on était resté à picoler ? Affirmatif, les cadavres étaient à la cave.
Les femmes ont dit pareil. Donc, ils sont allés à la cave saisir les douze cadavres de Morgon où il y avait nos ADN, et sont repartis.
Du velours.
Mais quand même, pour certains de la bande, ça suffisait pas. On avait réglé le cas Forest Gump, mais il pouvait toujours en revenir d’autres, des toujours plus fous, à nous manger le bifteck. Fallait trancher un bon coup, voir le grand boss.
C’est un certain Carlito. Cherchez pas, c’est pas son vrai blase, il est toujours sous un toc. Une grosse légume de la nouvelle Italy, avec des beaux manteaux de cachemire et des souliers à bouts pointus.
Je savais comment le toucher. J’ai contacté un mec fiable, un certain Al Minervio. Un solide, toujours réglo, en plus. Il avait pas mal navigué, fait sa pelote, et maintenant il était juge de paix pour les affaires de casino. Quand il rend un arbitrage sur son 12 mètres amarré Quai des Brumes, tout le monde l’écoute, et ça fait au moins 150 barres l’intervention. Oui, il fallait qu’il convoque tout le monde sur son trois-mâts, devant le Quai des Orfèvres, et Carlito avec. Pour négocier.
Et c’est bien comme cela que ça s’est passé.
On a tous rappliqué à Paname avec les Béhème et les Merco. Tony avait quand même pris une Thomson et deux mini Uzi, avec les chargeurs garnis à 15 pastilles. C’est son problème à Tony, il voit toujours tout en grand. J’avais beau lui dire qu’on partait négocier, il imprimait pas.
D’ailleurs, négocier, c’est vite dit. Quand on vu Carlito, serein et souriant au milieu de ses gardes du corps, on a vite compris que ce serait pas facile. Il nous a dit qu’il n’y pouvait rien, c’est le logiciel informatique qui décidait de tout, pour les machines. C’était pas le taux de satisfaction du client, la jauge verte qui comptait, c’était le nombre de parties jouées. Même si 40 trolls venaient sur cette machine par hasard, ça comptait. On aurait dû être plus malins, c’est tout. Mettre nous aussi des bas résilles sur nos machines, pour attirer les caves. Magnanime, il a quand même proposé que ce Forest Gump soit tricard trois mois sur les machines du casino. On est parti.
En revenant aux voitures, Tony et Sandro étaient chauds comme des boulets. Ils voulaient revenir au bateau pour tous les décaper. Le temps qu’on les retienne, ils avaient déjà lâché deux ou trois rafales, au jugé.
Aujourd’hui encore, je ne sais pas qui nous a balancés. Peut-être, à ce qu’on m’a dit, un certain Lerm Haaf, un Hollandais replié en Argentine, mais qui connaît du monde dans les ministères. Toujours est-il qu’en rentrant chez Snoopo, on a reniflé juste à temps les Laguna grises qui planquaient dans la ruelle.
On est parti fissa, via la forêt de Fontainebleau. Là, on a braqué un couple de beatnik pour leur prendre leur vieux Combi violet avec des autocollants "nucléaire, non merci !". On a jeté nos calibres par les fenêtres, évité l’autoroute et les péages, rapport aux barrages. On a pris la Nationale 7, et on a filé vers le Lubéron, où Jeff a une vieille bastide. Là, on serait "untouchable".
Voilà comment les choses se sont vraiment passées. Rien à voir avec ce que disent les journaleux.
C’est maintenant mardi et on est terré comme des renards dans notre vieille bastide du Lubéron. On a des vivres pour huit jours, mais, bon, on voit pas bien comment les choses vont tourner. En gros, on voit, mais dans les détails, non. Nos adresses IP sont bloquées, on a dû balancer nos portables pour pas se faire redresser. Malgré tout, quand on envoie le chien chercher du pain et des Gitanes chez l’épicier du coin, on voit bien qu’il est filoché. On attend l’assaut. Ad Hoc, quand le soir tombe, il écarte avec méfiance les lamelles du store vénitien avec au bec une Craven A qui se consume. Il jette un œil au dehors et, quand ça semble calme, il dit que c’est toujours une journée de passée.
Avec le recul, je me dis qu’on aurait pu jouer la partie autrement. Je ne serais pas là, avec les mains moites et même plus un 45 pour voir venir. Mais ça sert à rien de pleurer sur le lait renversé.
Et puis quand même, c’est ce Forest Gump qui a commencé. Il nous a manqué, point barre. Y a pas à sortir de là.
(1)Extrait de la préface du Voyage au bout de la nuit, Louis Ferdinand Céline, Ed. Denoël.
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