La loterie céleste
La kermesse est dite.
À Cucugnan la tradition demeure même si le gars Alphonse n'est plus là pour célébrer les fantaisies de ce charmant village. L'école paroissiale est au chœur de la dernière facétie. Jadis tenue d'une main de fer par monsieur le curé, quand celui-ci partit pour un monde meilleur, sa place fut prise par deux compères qui étaient toujours restés dans son sillage.
Denis le bedeau et Gilles le sacristain se firent un point d'honneur de prendre sa suite. Tous deux étaient des laïcs ayant femme et enfants. Il n'était pas question pour eux de prendre l'habit mais tout simplement de compenser la chute irrémédiable des vocations en célébrant l'office et les célébrations qui jalonnent la vie d'une paroisse.
Leur plus grande responsabilité fut de succéder au saint homme dans la gestion et la prise en charge de l'école. Denis fut proclamé directeur tandis que Gilles s'occupait de l'enseignement. Un duo qui donna très longtemps satisfaction tant aux enfants qu'à leurs chers parents. Bien sûr, ils n'avaient pas l'autorité morale du regretté vicaire de dieu même s'ils suivaient scrupuleusement les préceptes qui avaient toujours guidé son action.
C'est Denis qui impulsa le renouveau de cette noble institution. Il fut à l'origine de la création d'une kermesse qui très vite devint une référence dans tout le canton. Bricoleur invétéré, il occupait tous ses loisirs à créer des stands qui faisaient l'admiration de tous. Cependant, c'est sa première construction qui restera à jamais le symbole de la fête et qui des années durant constitua le clou de la fête.
Il avait imaginé une immense roue en s'inspirant de la roulette des casinos. Il avait poussé la ressemblance jusqu'au choix des couleurs. L'immense roue tournait sur un axe tandis qu'à sa périphérie, des petites niches portaient sur leur toit un numéro distinctif. Le malicieux bricoleur avait substitué à la boule un animal qui propulsé au milieu de ce plateau en rotation et dans un tumulte invraisemblable, devait choisir une échappatoire et désigner par la même le numéro gagnant.
Le succès avait été au rendez-vous jusqu'à ce que le comité de défense cunicole vint s'interposer pour tirer les oreilles des vilains qui osaient martyriser ainsi une pauvre bête. Les autres stands ne remplacèrent jamais dans le cœur des enfants cette roulette, symbole de porte-bonheur tout comme la patte de lapin.
Gilles de son coté, sportif dans l'âme était le grand animateur des concours, tous plus drôlatiques les uns que les autres. Il avait ouvert le bal avec l'incontournable course en sac qui, trente ans plus tard, faisait encore le délice des participants comme des spectateurs. Puis au fil des années, d'autres épreuves, toutes plus cocasses les unes que les autres mettaient la force, la souplesse, l'agilité, la vitesse ou la résistance en valeur jusqu'à ce qu'il mette en place une course de caisses à savon à roulettes qui devint le point d'orgue de cette fabuleuse kermesse.
Le temps n'avait pas eu de prise sur ce grand rendez-vous annuel qui au fil du temps avait eu les honneurs du Parc du château de monsieur le Comte, grand mécène de l'école paroissiale. Cette année pourtant, la fête était empreinte d'une nostalgie particulièrement présente dans tous les esprits. Denis et Gilles prenaient leur retraite. Inséparables même dans cet adieu qui annonçait un grand tournant pour cette noble institution de Cucugnan.
Chacun y alla de sa petite larme au moment des discours que tous deux préférèrent tenir lors de l'ouverture de la kermesse. Puis virent les jeux et les animations afin que chacun puisse se distraire et verser son obole pour que demeure encore longtemps l'école paroissiale. Pourtant, il y avait une nouvelle animation qui échappait à nos deux futurs retraités. Les enfants de l''école vendaient cette année, pour la première fois des billets de loterie, ce jeu de hasard diabolique.
Naturellement, les parents et les élus locaux avaient apporté leur contribution pour le plein succès de ce qui devait clore de manière magistrale cette dernière kermesse sous le mandat de ces dignes successeurs du curé de Cucugnan. La vente des billets avait été un véritable succès, c'est à la toute fin de l'après-midi que deux enfants s'approchèrent de nos deux lascars pour leur offrir un billet à chacun.
Quand ils découvrirent cette initiative, ils la condamnèrent au nom des principes de leur référence, le regretté vicaire qui, en grand admirateur de l'œuvre de Théodulf, le véritable inventeur de l'école carolingienne, avait toujours refusé les cadeaux pour lui-même et les hommes de dieu. Puis, nos deux amis, ne voulant contrarier les enfants pensèrent qu'ils n'avaient aucune chance d'avoir un billet gagnant. Cela ne valait pas la peine d'en faire une question de principe qui eut gâché la dernière kermesse de leur mandat.
L'heure du tirage arriva. Une foule compacte se regroupa devant le podium où eut lieu ce moment fatidique. Les parents, les enfants, les amis, les visiteurs sortirent de leurs poches les billets, le cœur battant. Il y avait deux lots magnifiques, deux mobylettes de la dernière génération. Le généreux donateur était le gérant de grande surface de Cucugnan. Il s'était montré particulièrement généreux.
Une petite fille plongea sa main innocente dans l'urne. Elle en tira le premier numéro gagnant. Un jeune garçon vint à son tour tirer le second numéro de la chance. Dans l'assistance, à l'annonce des résultats, il n'y eu aucune exclamation si ce n'est des murmures de déception. Les heureux possesseurs des billets ne s'étaient pas fait connaître.
Un gamin alla demander à nos deux compères de regarder si par hasard ce n'était pas eux les chanceux. Denis le premier, de mauvais gré, tendit le billet à l'enfant pour qu'il constate de lui- même la chose. Le chenapan qui avait été mis dans la confidence s'exclama comme s'il découvrait une extraordinaire nouvelle.
Puis il tendit la main devant Gilles qui incrédule tendit lui aussi son billet. Là encore, le gamin joua la plus spectaculaire surprise et hurla à la cantonade que Denis et Gilles étaient les deux heureux gagnants de la loterie. Il y eut des murmures, des exclamations, des plaintes et des mises en doute de la sincérité de ce tirage.
Devant une foule partagée entre approbation et récrimination, le généreux donateur remit les deux mobylettes bleues de motobécane équipées de sacoches en cuir aux deux retraités qui avaient refusé un cadeau à l'occasion de leur départ. Pris par l'ambiance, ils acceptèrent ce cadeau de la divine providence. La foi soulève les montagnes et permet parfois d'honorer ses fidèles serviteurs.
Le tirage avait-il été truqué ? Nul ne le saura jamais. Denis et Gilles surfaient sur une vague de béatitude. Ils oublièrent leurs principes et l'enseignement qu'ils avaient transmis toute leur vie. Émerveillés tout autant qu'émus, ils ne pensèrent pas un seul instant remettre en jeu ce lot tombé du ciel et qui allait leur permettre d'aller à la recherche des jeunes galopins qui préféraient l'école buissonnière. Théodulf avait durant son apostolat, interdit aux siens d'accepter les cadeaux ! Mais c'était il y a si longtemps … Aujourd'hui, la kermesse était dite.
Kermessement leur.
Documents joints à cet article
11 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON