Un repas plus que parfait
Pour un véritable amateur, toute occasion de satisfaire sa passion est bonne à prendre. Même la pire connerie ! La preuve : l’émission débile où, sous prétexte de gastronomie, on faisait s’affronter pendant une semaine, cinq candidats censés réaliser LE repas parfait. Le principe de cette absurdité téléréelle (je l’indique à l’intention des phobiques de l’écran plat ou cathodique, des téléspectateurs d’ARTE et des habitants des îles Aléoutiennes) consistait pour cinq prétendants à la victoire à concevoir, préparer et servir, à tour de rôle, un repas sur un thème obligé. Les quatre autres convives jugent la qualité des plats, l’animation et la décoration des lieux Mettre les deux derniers critères au même niveau que le premier relève de l’attentat aux bonnes mœurs. Comme disait, à peu près, un de nos grands anciens « On ne mange pas plus les fauteuils Louis XIII que la vaisselle de Sèvres ou les anecdotes de Monsieur le Duc de… (Le rôle du Duc de… pouvant être tenu par un Académicien, un ancien ministre ou un aventurier de préférence barbu et défenseur d’espèces en voie de disparition) ».
Tout gastronome un tant soit peu raisonnable vous le dira : ce qui fait la bonté d’un repas c’est, avant tout, l’excellence des mets. Pour le reste, il suffit que les assiettes soient propres, chaudes quand il le faut et changées à propos, les verres parfaitement transparents, les couverts étincelants, la nappe sans tache ni plis, les serviettes assez larges, les salières et poivrières à portée des convives et d’un maniement ne demandant aucune formation technique préalable, les chaises confortables et la table assez vaste. L’ambiance, elle, est affaire d’équilibre entre les convives et de capacité de l’hôte ou de l’hôtesse à conduire une conversation qui soit agréable sans être futile, intéressante sans être trop vive et qui permette, en un mot, à chaque invité de briller de tout son éclat sans ternir celui de son voisin (et moins encore celui de sa voisine). Il ne faut pour cela qu’un peu de tact, un minimum de culture et un sens pas trop émoussé de la nature humaine.
Hélas, notre civilisation a atteint un tel point de décadence qu’on a réussi à convaincre des êtres prétendument doués de raison qu’une table n’est bien mise que si on la surcharge d’un décor aussi saugrenu qu’inutile et qu’on s’y ennuierait à mourir si, entre chaque plat, on n’obligeait pas ses invités à participer à des variantes plus ou moins scabreuses de jeux qui firent, il y a un demi-siècle, la joie des jolies colonies de vacances.
Après ce que je viens de dire, on pourra s’étonner que j’aie voulu participer à cette entreprise d’anéantissement culturel, mais j’avais mes raisons et un plan que, plus heureux que le général Nivelle, j’ai réalisé à mon entière satisfaction. Il est vrai que les circonstances m’ont servi et j’ai un don tout particulier pour saisir l’occasion quand elle s’offre (ou à la provoquer si elle tarde à se présenter).
Le thème de la semaine était les couleurs. J’optai, naturellement, pour celle que je préfère. Le hasard m’ayant désigné pour être le dernier à recevoir, je dus subir quatre catastrophes gastronomiques en commençant par un repas rose, fruit de l’imagination débridée d’une monitrice de plongée sous-marine dont il suffira de dire que le dessert, pompeusement intitulé Soleil d’Ispahan à l’essence d’Eden, avait l’aspect et la belle tenue d’une méduse échouée sur une plage méditerranéenne. Le repas jaune, à peu près comestible, était malheureusement gâché par la stupidité des intermèdes. Notre amphitryon, cadre commercial d’une marque automobile germanique avait puisé, semble-t-il, l’essentiel de son inspiration dans l’almanach Vermot. Suivit un repas vert et bio. Œuvre d’un pédagogue mélancolique, qui nous le garantit sans pesticides et sans OGM, il était, hélas, tout aussi dépourvu de goût que la conversation de son concepteur. Quant au repas orange qui précéda ma propre prestation, l’adjectif désastreux suffit à peine à qualifier la succession de monstruosités qu’une conseillère en communication, admiratrice des sinistres inventeurs de la cuisine moléculaire, infligea à mes papilles révoltées et à mon estomac qui ne l’était pas moins.
Assez maître de moi pour conserver mon calme pendant cette série d’épreuves, je persuadai facilement chacun de mes concurrents qu’ébloui par sa performance, je me tenais d’avance pour battu. C’est pourquoi, quand ils se présentèrent à la porte de la maison que j’avais louée pour la circonstance, leur visage avait l’expression à la fois satisfaite et légèrement condescendante d’un champion toisant l’adversaire dont il s’apprête à ne faire qu’une bouchée. C’est à cet état d’esprit que j’avais voulu les amener. Endormir la méfiance de l’adversaire, en le persuadant de sa supériorité, est une des règles les plus importantes de toute stratégie. Je n’eus donc aucune difficulté à les convaincre d’aller endosser les déguisements préparés pour eux. Quelques minutes leur suffirent pour reparaître vêtus, des costumes uniformément noirs loués chez un commerçant de la rue des Drapiers. A l’apparition de l’écolo en Zorro, du cadre en tueur mafieux et de la communicante en veuve corse, je fus saisi d’une violente envie de rire. L’entrée de la monitrice m’offrit une heureuse diversion. Sa combinaison de Fantômette mettait en valeur des formes qu’on ne se serait pas attendu à trouver chez une adepte de la cuisine à l’azote et des mélis-mélos exotiques. J’avoue, à ma honte, que ce spectacle fit vaciller ma détermination. Cette faiblesse ne dura qu’un instant et c’est très naturellement que j’annonçais à mes hôtes que, comme ils l’avaient sans doute deviné, nous partagerions un repas noir.
L’information fut accueillie par une plaisanterie du mafieux que je préfère ne pas rapporter par égard pour mes éventuels lecteurs. Zorro ouvrit la bouche, mais avant qu’il ait eu le temps d’articuler le début du commencement du discours sur l’égalité des races qui lui brûlait les lèvres, j’invitai tout le monde à passer dans la salle à manger.
Décidé à jouer ce jeu imbécile jusqu’au bout, j’avais dressé ma table en conséquence. Trouvé dans un vide grenier, le lourd tissu de la nappe avait fait, jadis, les beaux jours d’une entreprise de pompes funèbres. Chez un brocanteur, je découvris des assiettes récupérées dans les invendus d’un fabricant de vaisselle qui avait eu le tort de confier à un styliste post-moderne la réalisation de collections d’un minimalisme très conceptuel. J’acquis, chez ce commerçant (et pour un prix dérisoire) la centaine de pièces, plats, soupières et verres compris, de la série intitulée sobrement Philippines, peut-être en hommage à la fosse océanique du même nom. Le même honnête négociant y ayant ajouté un lot de fourchettes, couteaux et cuillers à manches d’ébènes, mon couvert était d’un noir presque irréprochable
À titre d’entrée en matière, je servis un assortiment de caviars. Je les accompagnai de la vodka dont feu le Président Eltsine, amateur averti s’il en fut, avait fait son ordinaire. Servie à la température polaire qui lui va si bien, cette boisson eut, sur mes convives qui la consommèrent sans modération, l’effet que j’en attendais. J’annonçais ensuite une soupe lacédémonienne qui fut trouvée excellente. Je remerciai mentalement le professeur de grec qui m’avait appris que le brouet spartiate n’était rien d’autre que du boudin cuit à l’eau et relevé des aromates dont foisonne les campagnes helléniques. J’avais, bien sûr, considérablement amélioré cette rugueuse combinaison, par l’ajout d’épices bien choisies et une liaison à base de l’assez rare variété de lentille noire cultivée dans quelques cantons de Basse Bourgogne connus seulement des amateurs. Un verre d’un honnête Coulanges rafraîchit les palais. Je notais, avec plaisir que la conversation, bien qu’un peu décousue, était devenue générale. Sous l’influence conjuguée de la vodka, du caviar et de la lentille noire dont on connaît les effets génésiques, elle avait pris un tour qui aurait pu tourner à l’égrillard si je ne m’étais employé, avec succès, à la contenir dans les bornes d’une très légère grivoiserie.
En guise d’intermède, j’offris des chipirones en su tinta que je présentai dans des verrines. Cette mince concession à l’air du temps me valut, l’approbation générale. Quant au plat lui-même, la vérité m’oblige à dire qu’il fut si apprécié qu’il n’en resta pas un atome. Il est vrai que je réussis comme personne les chipirones en su tinta.. J’en tiens la recette d’un de mes collègues. Cet artiste exerçait ses talents du côté de Bilbao et dont, si j’en ai le loisir, je vous conterai quelque jour, la courte mais brillante carrière.
J’abandonnai mes convives le temps, déclarai-je, de mettre la dernière main au plat principal. En fait, mon passage à la cuisine avait pour but que d’ouvrir mon réfrigérateur à l’équipe technique et aux producteurs de l’émission. Je les invitai à y choisir ce que leur conseillerait leur appétit. Ils acceptèrent sans se faire prier, prenant tout juste le temps de se répartir le travail pour achever d’enregistrer à peu près convenablement la fin du repas.
Après cette brève interruption, je revins vers mes convives portant sur son plat une rondelette poularde de Bresse que des lamelles de truffes avait totalement endeuillée. En mémoire d’une aïeule dont la mémoire m’est chère, j’avais accompagné cette glorieuse volaille d’une béarnaise au raifort et de truffes en cassolette. Un quart d’heure plus tard, les cassolettes étaient vides et il ne subsistait de la poulette que des os soigneusement nettoyés.
Un fromage en provenance d’un village des Abruzzes et un dessert dont le chocolat (noir évidemment) faisait la base couronnèrent ce repas dont je n’hésite pas à dire, même si ma modestie légendaire doit en souffrir, qu’il fut un chef d’œuvre de bon goût et d’efficacité et qu’il laissa à tout ceux qui y participèrent un souvenir qu’ils n’oublièrent jamais.
Ils n’en eurent d’ailleurs pas le temps. Dans la semaine qui suivit, les quatre candidats, les techniciens et les producteurs passèrent tous de vie à trépas. La presse pipole consacra à l’épidémie mystérieuse des articles tous plus bouleversants et sensationnels les uns que les autres. Leur lecture me divertit beaucoup dans la retraite que je m’étais ménagée après avoir organisé mon pseudo-décès au moyen d’un accident automobile dont la mise en scène me permit de faire disparaître mon unique complice. Certes, on ne fait pas d’omelette sans casser d’oeufs, mais je regrettai un peu cet excellent chimiste. Il m’avait fourni, sans poser de questions inutiles, les diverses substances glissées dans les comestibles du repas et du réfrigérateur et dont la présence conjointe dans un corps humain est à la fois fatale et indétectable. Cet excellent résultat m’a valu d’être sélectionné, pour le titre d’assassin de l’année qui sera décerné à la prochaine convention de cette branche des beaux-arts. Vous comprendrez que, pour des raisons évidentes de discrétion, je ne révèle ni la date, ni le lieu de l’évènement. J’espère y obtenir la juste récompense de mes efforts. Avec le montant du prix, je compte m’offrir l’opération de chirurgie esthétique qui me permettra de postuler à une nouvelle entreprise télévisuelle. Aventures dans la jungle, enfermement dans une maison équipée d’une piscine et de distributeurs de condoms (1), recherche de l’âme sœur dans les Pyrénées ariégeoises, peu importe ! Ce qu’il me faut c’est un nouveau défi à relever et aussi, pourquoi ne pas l’avouer, le désir de retrouver l’œil des caméras et la lumière des projecteurs. On a bien raison de le dire : la télé est une drogue.
(1) J’ai une faiblesse pour ce terme à la fois plus classique que préservatif et plus poétique que capote
4 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON