Connaissez-vous Mahadevi Chandra Singh ?
C’est bien connu, la plupart des cadres d’entreprise détestent être pris en flagrant délit d’incompétence. Par nature, ils se doivent de connaître tout ce qui, de près ou de loin, touche à leur domaine d’activité.

Les premiers appartiennent le plus souvent à l’espèce des ambitieux exacerbés, de ceux qui donnent des leçons, de ceux qui lèchent le cul des puissants, de ceux qui se battent pour les chaises du premier rang, de ceux qui rient aux bons mots du patron, de ceux dont les dents rayent la moquette, bref de ceux qui constituent les forces vives (autoproclamées) de l’élite entrepreneuriale. Les fréquenter a toujours été un réel plaisir pour moi, tant leur suffisance me réjouissait. Et pas besoin de les pousser pour extraire la substantifique moelle de leur connerie…
C’est ainsi qu’un collègue me dit un jour d’un ton très docte : « J’ai bien apprécié ta citation de Jason Pettigrew. J’adore la causticité de ses bouquins. » Un instant interloqué, je lui ai répondu en réprimant un sourire que cela n’avait rien d’étonnant, eu égard à l’acuité intellectuelle de l’auteur. Un auteur en l’occurrence totalement imaginaire mais dont j’avais placé, par jeu, la fausse citation suivante en exergue d’un document professionnel (auparavant je mettais des dessins stylisés de champignons ou de minéraux) :
« En entreprise comme en politique, les promesses sont comme l’alcool : elles s’évaporent très vite ! »
Jason B. Pettigrew (Sex & Drug & Hurdy-Gurdy)
Dès lors, je me mis à émailler mes productions (plans, rapports, comptes-rendus) de citations créées de toutes pièces, histoire de voir si le fait se renouvelait. Mais, par goût pour la provocation, je déviais trop du domaine traité, comme le jour où j’inscrivis cette épigraphe dans un rapport destiné à un Fongecif :
« Le chant de la nature est le cassoulet du rêveur : plus il en consomme, plus il poète ! »
Ludovic Gratteplanche (La petite hulotte)
Ou cet autre jour qui me vit placer cette galéjade en marge d’une note interne :
« La mini-jupe a une double fonction thermique : elle rafraîchit les filles et échauffe les garçons. »
André-Paul Roussilhe (A l’ombre des platanes)
Je décidai alors de me recentrer sur le cœur de mon activité (comme on dit aujourd’hui) et de faire coller mes fausses citations au sujet traité. D’une souris espiègle, j’écrivis alors en préambule d’un plan de formation cette parabole dont la beauté formelle n’échappera à personne :
« … Un triangle d’oies cendrées surgit au-dessus du bois de bambous, survola la rizière d’un vol majestueux, puis s’éloigna en direction des collines de Rajahpuram. Durant quelques instants, Gopal suivit les oiseaux des yeux.
─ Désormais, j’en sais suffisamment ! affirma l’élève en rompant le silence. Qu’en pensez-vous, Maître ?
Le brahmane rajusta ses lunettes d’un geste machinal et dit, de sa voix douce et tranquille :
─ Sur un grand rocher du mont Narasingha vivaient deux frères, deux magnifiques macaques ; tous les deux étaient vifs et malins, mais seul l’un d’eux avait suivi avec assiduité l’enseignement de ses aînés. Dans la forêt alentour vivaient deux autres frères, de superbes tigres ; tous les deux étaient puissants et rusés, mais seul l’un d’eux avait été attentif à l’enseignement des anciens. Or il advint que, par suite d’un cataclysme, le grand rocher et la forêt furent isolés durant deux lunes. Tous les autres animaux étaient morts. Dès lors, les deux tigres chassèrent les deux singes. Lorsque Vishnu, dans son infinie bonté, libéra le grand rocher et la forêt, un seul macaque avait survécu, et un seul tigre vivait encore. Ceux qui « avaient appris ». L’autre macaque avait été dévoré. Et le deuxième tigre était mort de faim, faute de pouvoir capturer le singe survivant.
Le brahmane se tut et se mit à contempler les éléphants de pierre du temple de Balishangar. Gopal, les yeux baissés, réfléchissait. Lorsqu’il leva son regard vers le vieillard, il dit simplement :
─ Vous avez raison, Maître, je ne suis qu’un ignorant… »
Mahadevi Chandra Singh (Les sept vies de Gopal)
Une semaine après la diffusion du document, pas de réaction. J’en étais à me demander si je n’allais pas revenir à mes clitocybes ou à mes cristaux de stibine lorsqu’au retour d’une réunion j’entendis sur mon répondeur ce message d’un collègue labellisé « HP » (haut potentiel) par la Direction : « Honnêtement, je n’ai pas lu le bouquin. En revanche, j’ai rencontré Mahadevi Chandra Singh lors d’un cocktail culturel à Dehli. Etonnant, non ? »
Et comment ! la romancière n’ayant jamais existé ailleurs que dans mon imagination ! Décidément, les affaires reprenaient comme je pus le constater par la suite à plusieurs reprises. Hélas ! la limite d’âge se profilait, et de fait, elle survint très vite. Désormais retraité, j’ai beaucoup moins l’occasion d’exercer ce type de supercherie. C’est pourquoi je vous passe le relais. Essayez donc, vous constaterez que l’exercice est des plus stimulants et réserve de belles surprises. C’est d’ailleurs le seul sujet de satisfaction avec les cons : ils sont tellement prévisibles que l’on on n’est jamais déçu !
PS : Le malheureux collègue HP, soumis à un stress décuplé par l’ambition, a malheureusement mal tourné depuis et, s’il est toujours classé HP, ce n’est plus par la Direction mais par les collègues et il convient désormais de comprendre « hautement perturbé », les plus mauvaises langues allant jusqu’à parler d’ « hôpital psychiatrique » !
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