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Mizo (---.---.81.97) 5 septembre 2006 21:59

(suite du Chapitre I de « La main droite de Dieu » de Faux, Legrand et Perez, Seuil 1994)

Autre rendez-vous aussi couru qu’inespéré : le célèbre « Tribunal des flagrants délires », animé par Claude Villers sur France-Inter. « C’est la première fois que le service public m’offre la possibilité de m’exprimer pendant plus d’une heure », reconnaît d’ailleurs à l’antenne le dirigeant du Front national. Émission mémorable entre toutes. Violent réquisitoire du procureur Desproges, plaidoirie caustique de l’avocat « le plus bas d’Inter », Luis Régo : l’invité est malmené, on rit de lui, on rit avec lui. Mais, c’est là l’important, Le Pen n’effraie pas.

La série continue au moment des élections municipales de mars 1983. Par deux fois en six semaines, Yves Mourousi convie Jean-Marie Le Pen dans son journal de la mi journée. « Il y a incontestablement un mouvement boule de neige dans une telle succession d’interviews, constate le politologue Roland Cayrol. En résulte un effet structurant dans l’opinion en termes d’image et d’impact électoral [13]. »

Mécontentement social, crispation politique à droite et premières désillusions à gauche feront le reste. Verdict des urnes pour le Front national : 11,3 % des voix en faveur de la liste Le Pen dans le XXe arrondissement de Paris, 9,6 % à Roubaix et 5,9 % à Marseille.

A l’autre bout de l’échiquier politique, la Ligue communiste révolutionnaire d’Alain Krivine et Lutte ouvrière d’Arlette Laguiller n’auront pas la divine surprise d’être propulsés sous les projecteurs au nom du « pluralisme des opinions » . Au fil des ans et de la montée en puissance du Front national, François Mitterrand a vu enfler une vague de suspicion sur sa responsabilité. A ceux qui l’accusent d’avoir mis le feu aux poudres lepénistes, le président répond avec la dernière énergie : « Vous me faites un procès politique [14] ! » A l’occasion, il contre-attaque : « Ma vie et mes actes démentent ce soupçon. La calomnie dévoile un terrible désarroi chez ceux qui s’y adonnent. Quand ils en arrivent là, c’est qu’ils sont perdus, qu’ils le savent et qu’ils perdent la tête. Les mots pour eux n’ont plus de sens. Il ne leur reste plus que l’injure. Plus tard, dès qu’on aura le temps, on prendra pitié d’eux [15]. »

Pourtant, l’hôte de l’Élysée ne réfute ni ses promesses écrites à Jean-Marie Le Pen ni les démarches qui les ont suivies : « J’ai bien dit aux postes de télévision de le faire venir [16] », reconnaît le président de la République. Et d’argumenter comme en 1982 sur son devoir « de rassembler tous les Français et de veiller au pluralisme » .

Longtemps ignorée, puis objet d’une tentative d’exploitation politique de la part du RPR en 1984, à l’occasion des élections européennes, la lettre de juin 1982 refait surface huit ans plus tard, sur l’initiative de l’organisation d’extrême gauche Reflex [17]. 10 000 tracts sont lâchés dans les rues de Paris le 14 mai 1990, lors de la manifestation nationale de l’après-Carpentras [18], à laquelle se joint... François Mitterrand !

Quelques semaines plus tard, Philippe Alexandre s’attire les foudres de l’Élysée en évoquant la missive dans sa chronique matinale [19]. Contestant d’abord l’existence même du document, l’Élysée exige un rectificatif sur l’antenne, puis se ravise devant l’évidence. Échange nourri de coups de fil avec le « château », et l’incident est clos.

Lorsqu’on lui demande aujourd’hui s’il a le sentiment de devoir au président de la République ses premières grandes apparitions télévisées d’avant son décollage électoral, JeanMarie Le Pen répond sans hésiter : « Oui, on peut le dire. »

Au-delà des polémiques, le résultat est là. Défiant toute logique, l’ascension médiatique de Jean-Marie Le Pen a précédé son expansion électorale. La reconnaissance avant la légitimité. Une reconnaissance qui, à la lumière de faits précis, datés, prend racine dans une stratégie politique, celle du président. Celle que Pierre Bérégovoy, encore secrétaire général de l’Élysée en juin 1982, avouera plus tard à Franz-Olivier Giesbert : « On a tout intérêt à pousser le Front national, il rend la droite inéligible. Plus il sera fort, plus on sera imbattables. C’est la chance historique des socialistes [20]. » Une confidence que les proches du président reprennent. Maurice Faure, l’ancien ministre de la IVe et de la Ve République, figure du Sud-Ouest radical, complice du président, confie : « Mitterrand est un fameux connaisseur des rouages de la politique, hein ! Les autres ont bien fait ça avec les communistes. Alors, pour le Front national, c’est de bonne guerre [21]... » Paul Quilès, ancien ministre, directeur de la campagne de 1981, doit toute sa carrière à François Mitterrand. Homme à tout faire qui a gravi les échelons de la confiance en un éclair, il entonne lui aussi ce refrain : « Mes réflexions avec lui ont été nombreuses sur le sujet. Elles étaient plus stratégiques que politiques. Mitterrand est assez tacticien pour savoir qu’il faut diviser l’adversaire [22]. »

Bastien Leccia est un mitterrandiste fidèle. II a suivi son ami depuis 1946 dans chacune de ses formations politiques (UDSR, Convention des institutions républicaines, FGDS, PS). Chaque 10 mai, il est convié à l’Élysée pour célébrer avec les « anciens » la victoire de 1981. Lui aussi justifie cette pratique : « Sans Le Pen, la gauche ne serait pas restée au pouvoir pendant dix ans. Mitterrand est un fin tacticien, c’est un champion. C’est une règle, vous savez, diviser l’adversaire. Si vous êtes de gauche, vous ne pouvez qu’être d’accord [23]. » Jean-Marie Le Pen lui-même, s’il ne veut pas accréditer l’idée qu’il doit son ascension à quiconque, reconnaît que François Mitterrand a joué la carte FN et admet ne pas avoir eu à se plaindre de l’Élysée : « On ne peut pas dire que Mitterrand ait été pour nous un président persécuteur. II y a des gens autour de lui et au PS qui s’effraient en me voyant. D’autres disent »On ne va pas le louper, celui-là", et, au lendemain du 10 mai 1981, j’ai eu droit à une vérification fiscale [24] !

François Mitterrand a du phénomène Le Pen une vision bien particulière. Le président de la République ne perçoit pas le leader du Front national comme un véritable danger, mais simplement comme un instrument tactique. Lorsque, au coeur de l’hiver 1984, le porte-parole du gouvernement vient à s’inquiéter de la médiatisation croissante de Jean-Marie Le Pen et demande au chef de l’État de freiner cette dérive, il s’entend répondre : « Ne vous en faites pas, Le Pen, je le connais, c’est rien, c’est un notable ! > En privé, François Mitterrand s’emploie à banaliser le FN : » C’est une force comme les autres. Il ne faut pas avoir peur du Front national > , s’est vu un jour rétorquer un Claude Cheysson [25] inquiet. A l’historien Benjamin Stora, qui exposait ses craintes de voir durer le phénomène Le Pen, le président a répondu sèchement : « L’extrême droite, c’est la droite [26]. »

La stratégie du « coup de pouce » n’est pas niée par l’extrême droite. Alexis Arette-Landresse, conseiller régional d’Aquitaine, démissionnaire du Front national en 1993, resté proche de son président, explique : « Le Pen a considéré que ce serait un mur sur lequel il pourrait rebondir. En fait, il y a eu une instrumentalisation mutuelle. Jean-Marie l’a reconnu. Je lui en ai parlé un jour en tête à tête. Ça ne l’a jamais trompé. Il m’a répondu, un peu à la manière de Mitterrand d’ailleurs : »C’est l’Histoire qui voulait ça« [27]. »

(à suivre)


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