« Le Maître force l’Esclave à
travailler. Et en travaillant, l’Esclave devient maître de la Nature.
Or, il n’est devenu l’Esclave du Maître que parce que – au prime abord –
il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se
subordonnant à ses lois par l’acceptation de l’instinct de conservation.
En devenant par le travail maître de la Nature, l’Esclave se libère
donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la
Nature et qui faisait de lui l’Esclave du Maître. En libérant l’Esclave
de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature
d’Esclave : il le libère du Maître. Dans le Monde naturel, donné, brut,
l’Esclave est esclave du Maître. Dans le Monde technique, transformé par
son travail, il règne – ou, du moins, régnera un jour – en Maître
absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation
progressive du Monde donné et de l’homme donné dans ce Monde, sera tout
autre chose que la Maîtrise immédiate » du Maître. L’avenir et
l’Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien
meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l’identité avec soi-même,
mais à l’Esclave travailleur. Celui-ci, en transformant le Monde donné
par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même
par ce donné ; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est
lié au donné qu’il laisse – ne travaillant pas – intact. Si l’angoisse
de la mort incarnée pour l’Esclave dans la personne du Maître guerrier
est la condition sine qua non du progrès historique, c’est uniquement le
travail de l’Esclave qui le réalise et le parfait ».
Kojève, Introduction à la lecture de Hegel