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tiptop 18 novembre 2020 10:41

@eddofr Suite 2

Comment trancher entre ces deux visions de la liberté d’expression, l’offense charitable et le respect d’autrui ? Un procédé expéditif consiste à reformuler le dilemme en termes psychologiques ou moralisants : vous serez « courageux » si vous persistez à offenser l’autre, « lâche » dans le cas contraire. Apprenez donc à vos élèves à ne pas tomber dans un piège sémantique aussi grossier. Cessons de diviser la nation en taxant nos contradicteurs d’« ennemis de la République » ou d’« ennemis de la France » : c’est une façon indigne de les exclure du débat et de les exclure de la nation. Personne n’est propriétaire de la République. Nous avons encore le droit d’accorder un minimum de considération aux croyants ou incroyants sans être accusés de complaisance avec les assassins. Les fidèles musulmans habitués à diviser le monde entre croyants et « mécréants » devront d’ailleurs en tirer les conséquences : c’est au prix de cette révolution mentale qu’ils pourront s’intégrer à la nation. Vous rappellerez aux élèves que la Déclaration universelle des droits de l’homme affirme le droit de changer de religion ou de ne plus croire : c’est la raison pour laquelle l’Arabie saoudite a refusé d’y souscrire. Et si un élève trop cartésien cherchait à savoir pourquoi notre République laïque tisse des liens si forts avec le régime wahhabite, mieux vaut renvoyer la question à la cellule laïcité du rectorat.

 

Un synonyme fréquent de la prétendue « lâcheté » de ceux qui osent prendre en compte l’existence d’autrui est la « complaisance » ou la « compromission ». Dans l’entretien déjà cité, Ricœur fournit l’antidote à ces sophismes :

 

Le compromis, loin d’être une idée faible, est une idée au contraire extrêmement forte. Il y a méfiance à l’égard du compromis, parce qu’on le confond trop souvent avec la compromission. La compromission est un mélange vicieux des plans et des principes de références. II n’y a pas de confusion dans le compromis comme dans la compromission. Dans le compromis, chacun reste à sa place, personne n’est dépouillé de son ordre de justification.

 

On peut appliquer cette leçon à l’accusation infamante de « complaisance » envers le djihadisme ou d’« islamo-gauchisme » – le type même de la formule magique d’exécration qui substitue l’injure à l’analyse et n’a pas sa place en démocratie. Intégrer l’existence d’autrui dans sa vision du monde, ce n’est pas pratiquer la haine de soi, c’est sortir de soi pour se grandir. À condition, bien sûr, que l’effort soit réciproque.

 

Dans un tweet diffusé à l’attention des pays musulmans, le président Macron écrit : « Nous continuerons. Nous nous tiendrons toujours du côté de la dignité humaine et des valeurs universelles ». Dignité étant effectivement le maître-mot, je ne vous conseille pas d’examiner une à une avec vos élèves les caricatures de Charlie Hebdo, mais plutôt de faire un cours sur l’histoire de la caricature politique et religieuse en France. Vos élèves comprendront qu’en ce domaine comme en d’autres, il y a le meilleur et le pire. Tout le monde n’est pas Daumier, Nadar ou Doré ou, de nos jours, Chappatte, Dilem, Pétillon ou Plantu. Le talent artistique de Cabu reste indépassé, de même que l’autodérision sur nos obsessions sexuelles chère à Wolinski. On connaît la Une de Charlie du 8 février 2006, où Cabu campe le prophète en pleurs s’écriant : « C’est dur d’être aimé par des cons ! », avec cette légende surimprimée : « Mahomet débordé par les intégristes ». La cible est clairement définie, alors que la caricature de Coco, « Une étoile est née », représentant Mahomet nu en prière, offrant une vue imprenable sur son postérieur, visait l’islam tout court. Les attentats, depuis, ont sacralisé toutes les caricatures sans distinction. Comment expliquer aux élèves que nous sommes arrivés au point où c’est justement quand la caricature est nulle, réduite à sa fonction la plus dégradante, sans dimension artistique, humoristique ou politique, qu’elle est censée illustrer à l’état pur la liberté d’expression et nos plus hautes valeurs républicaines, y compris l’affirmation de la dignité humaine ? À l’impossible nul n’est tenu.

 

Poussée à l’absolu, la libre expression ne tolère plus la libre critiqueÀ la question de savoir si j’ai encore le droit, au pays de la libre expression, de m’indigner du caractère offensant de certaines caricatures sans être accusé de haïr la République, la pesante atmosphère qui règne aujourd’hui me dit que non. Poussée à l’absolu, la libre expression ne tolère plus la libre critique. Les textes constitutionnels que j’ai cités ont beau évoquer le respect des croyances, on peut dire que les djihadistes ont atteint leur but : nous pousser à bout, ériger les caricatures en absolu, au risque d’isoler la France. Vos élèves liront avec profit le sage éditorial de Soulayma Mardam Bey dans le quotidien francophone libanais L’Orient-Le Jour (27 octobre 2020) : « Pour beaucoup de Français, les caricatures sont aujourd’hui le symbole même de leur identité. Pour beaucoup de musulmans au Moyen-Orient, elles sont la négation de la leur. Ce dialogue de sourds prend actuellement des proportions démesurées, chacun se drapant dans une conception puriste et quelque peu anachronique de qui il est, la République pour les uns, l’islam pour les autres, comme si l’une et l’autre, en plus d’être par nature inconciliables, répondaient de surcroît à des critères immuables, hermétiques au temps et à l’espace. »

 

De fait, il est tout aussi vain de camper sur l’unicité de la République, source exclusive de toute valeur, que de pousser à l’extrême l’idéologie politique de l’unicité en islam, la fameuse tawhid. Professeurs d’histoire-géographie, votre mission est justement de rappeler que nous sommes plongés dans le temps et dans l’espace, que nos valeurs les plus chères, y compris la liberté d’expression, ont une histoire souvent venue d’ailleurs, et que nous devons garder prise sur leur définition et leurs conditions d’exercice. Je sais : cette tâche dépasse vos forces et le « cadrage » officiel a ses limites. Mais si vous voulez faire de vos élèves des citoyens et, tout simplement, des adultes, apportez-leur tous les éléments du débat, comme j’ai essayé de le faire ici. Ne les enfermez pas dans des vérités toutes faites. Ils méritent mieux que cela.


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