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Hal. Hal. 23 mai 2008 13:34

La suite... 

 Je suis maintenant arrivé au point où je peux indiquer brièvement ce qui constitue pour moi l’essence de la crise de notre temps. Il s’agit du rapport entre l’individu et la société. L’individu est devenu plus conscient que jamais de ce qu’il dépend de la société. Mais il n’inscrit pas cette dépendance à son actif, comme un lien organique, comme une force protectrice, mais plutôt comme une menace pour ses droits naturels, ou même pour son existence économique. En outre, sa position sociale est telle que ses appétits égoïstes sont constamment mis en avant, tandis que ses tendances sociales qui, par nature, sont plus faibles, se dégradent progressivement. Tous les êtres humains, quelle que soit leur position sociale, souffrent de ce processus de dégradation. Prisonniers sans le savoir de leur propre égoïsme, ils se sentent en état d’insécurité, isolés et privés de la naïve, simple et pure joie de vivre. L’homme ne peut trouver de sens à la vie, brève et périlleuse comme elle est, qu’en se dévouant à la société. 

 L’anarchie économique de la société capitaliste, telle qu’elle existe aujourd’hui, est, à mon avis, la source réelle du mal. Nous voyons devant nous une immense société de producteurs dont les membres cherchent sans cesse à se priver mutuellement du fruit de leur travail collectif - non pas par la force, mais, en somme, conformément aux règles légalement établies. Sous ce rapport, il est important de se rendre compte que les moyens de production - c’est-à-dire toute la capacité productive nécessaire pour produire et les biens de consommation et les biens en capital - peuvent légalement être, et même, pour la plus grande part, sont la propriété privée de certains individus. 
 Pour simplifier la discussion qui va suivre, j’appellerai ouvriers tous ceux qui n’ont aucune part à la propriété des moyens de production, bien que cela ne corresponde pas exactement à l’emploi ordinaire du terme. Le propriétaire des moyens de production est en état d’acheter la force de travail de l’ouvrier. En se servant des moyens de production, l’ouvrier produit de nouveaux biens qui deviennent la propriété du capitaliste. Le point essentiel dans ce processus est le rapport entre ce que l’ouvrier produit et ce qu’il reçoit comme salaire, les deux choses étant évaluées en termes de valeur réelle. Dans la mesure où le contrat de travail est libre, ce que l’ouvrier reçoit est déterminé, non pas par la valeur réelle des biens qu’il produit, mais par le minimum de ses besoins et par le rapport des besoins du capitaliste en force de travail au nombre d’ouvriers demandeurs d’un emploi. Il est important de comprendre que même en théorie le salaire de l’ouvrier n’est pas déterminé par la valeur de son produit. 
 Le capital privé tend à se concentrer dans un petit nombre de mains, en partie à cause de la compétition entre les capitalistes, en partie parce que le développement technologique et la division croissante du travail encouragent la formation de plus grandes unités de production aux dépens des plus petites. Le résultat de ces développements est une oligarchie de capital privé dont la formidable puissance ne peut pas être réellement contrôlée, pas même par une société démocratiquement organisée. Ceci résulte de ce que les membres du corps législatif sont choisis par des partis politiques largement financés ou autrement influencés par les capitalistes privés qui s’interposent entre le corps électoral et le corps légiférant. La conséquence est que, en fait, les représentants du peuple ne protègent pas suffisamment les intérêts des parties les moins privilégiés de la population. De plus, dans les conditions actuelles, les capitalistes contrôlent inévitablement, d’une manière directe ou indirecte, les principales sources d’information (presse, radio, éducation). Il est ainsi extrêmement difficile, et en vérité, dans la plupart des cas tout à fait impossible, que le citoyen arrive à des conclusions objectives et fasse un usage intelligent de ses droits politiques. 
 La situation qui prévaut dans une économie basée sur la propriété privée du capital est ainsi marquée par deux caractères principaux : premièrement, les moyens de production (le capital) sont sous propriété privée et les propriétaires en disposent à leur convenance ; secondement, le contrat de travail est libre. Bien entendu, il n’existe pas de société purement capitaliste dans ce sens. Il faut noter en particulier que les ouvriers, après de longues et âpres luttes politiques, ont réussi à obtenir pour certaines catégories d’entre eux une meilleure forme de contrat de travail libre. Mais, prise dans son ensemble, l’économie d’aujourd’hui ne diffère pas beaucoup du capitalisme pur. 
 Le but de la production est le profit, non l’utilité. Rien ne permet de prévoir que tous ceux qui sont capables et désireux de travailler pourront toujours trouver un emploi ; une armée de chômeurs existe déjà. L’ouvrier est constamment dans la crainte de perdre son emploi. Et puisque les chômeurs et les ouvriers mal payés ne constituent pas un marché profitable, la production des biens de consommation est restreinte, de quoi résultent de grands inconvénients. Le progrès technologique a souvent pour résultat d’accroitre le nombre des chômeurs plutôt que d’alléger la charge de travail de chacun. La recherche du profit en conjonction avec la compétition entre les capitalistes est responsable de l’instabilité dans l’accumulation et dans l’utilisation du capital, qui amène des dépressions économiques de plus en plus graves. La compétition illimitée conduit à un gaspillage considérable de travail et à la paralysie de la conscience sociale des individus dont j’ai fait mention plus haut. 
 Je considère cette paralysie des individus comme le pire mal du capitalisme. Tout notre système d’éducation souffre de ce mal. Une attitude de compétition exagérée est inculquée à l’étudiant, qui est entraîné à se préparer à sa carrière future en sacrifiant à la réussite dans l’acquisition. 
 Je suis convaincu que le seul moyen d’éliminer ces maux graves est l’établissement d’une économie socialiste, accompagnée d’un système d’éducation orienté vers les buts sociaux. Dans une telle économie, les moyens de production appartiennent à la société elle-même et leur utilisation est planifiée. Une économie planifiée, qui adapte la production aux besoins de la collectivité, distribue le travail à faire entre tous ceux qui sont capables de travailler et doit garantir les moyens d’existence à chaque homme, à chaque femme, à chaque enfant. L’éducation de l’individu doit favoriser le développement de ses facultés innées et en outre, tâcher de développer en lui le sens de la responsabilité envers ses semblables, au lieu de glorifier le pouvoir et le succès, comme le fait la société actuelle. 
 Il est cependant nécessaire de rappeler qu’une économie planifiée n’est pas encore le socialisme. Une telle économie peut être accompagnée d’un complet asservissement de l’individu. L’accomplissement du socialisme exige la solution de quelques problèmes socio-politiques extrêmement difficiles : comment, devant une centralisation extrême du pouvoir politique et économique, peut-on empêcher la bureaucratie de devenir toute-puissante et présomptueuse ? Comment peut-on protéger les droits de l’individu de manière à assurer un contrepoids démocratique au pouvoir de la bureaucratie ? 
 Faire la clarté sur les buts et les problèmes du socialisme est de la plus grande importance à notre époque de transition. Mais dans les circonstances présentes, une discussion libre et sans entraves de ces problèmes est frappée d’un grand tabou. Pour cette raison, je considère que la fondation de cette revue est un grand service rendu au public.
 
 La revue dont parle Albert Einstein dans sa conclusion est la revue états-unienne fondée en 1949 sous le nom de "Monthly Review", pour laquelle il avait écrit cet article. 
 Je prie le lecteur qui voudrait lire le texte anglais de cet article de se reporter au site de cette revue (www.monthlyreview.org).
 

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