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Lucien Denfer Lucien Denfer 2 mars 2010 18:53

L’invention de « la théorie du complot »
Ou les aveux de la sociologie libérale

Qui dénonce le mensonge, y compris avec l’appui des faits les mieux établis, échappe rarement à cette même accusation en retour. Les faits sont niés. La notion même de fait, récusée. Il s’agit de « construction ». Vous voyez midi à votre porte, mais pour d’autres il est minuit ; et pour d’autres encore ce mot de midi ne renvoie à aucun fait en soi. Tout au plus vous êtes-vous imaginé ce milieu du jour où le soleil atteint son zénith, comme ces malades mentaux atteints de radiophobie qui aux alentours de Tchernobyl, s’imaginent victimes de radiations nucléaires, quand ils ne souffrent que de peurs répandues par de pernicieux obscurantistes.

En somme, rien n’est vrai et la vie est un songe auquel j’assiste en spectateur, faute d’en rien savoir ni d’y rien pouvoir de positif. Mais cet « énoncé » serait déjà trop arrogant pour un « déconstructeur ». Quel est ce « je » qui pérore ainsi, et radote le paradoxe du Crétois ? Car s’il est vrai que rien n’est vrai, c’est faux, et si c’est faux, alors il y a du vrai. Tandis que rien ne permet de dire, ni de nier, qu’un certain Derrida, né en 1930, aurait été l’initiateur de la « déconstruction », ni qu’il serait mort en 2004 d’un très objectif cancer du pancréas, pour lequel il aurait requis, en vain, les secours de la médecine. Ce n’est qu’un point de vue, une « construction » parmi une infinité d’autres possibles, toutes également subjectives, l’horizon de l’objectivité reculant au fur et à mesure de l’approche du déconstructeur.

Deux conséquences ont beaucoup fait pour le succès de la déconstruction. D’une part l’ouverture de
chantiers sans fin et de travaux à jamais en cours garantissant un emploi pérenne au personnel universitaire, puisque selon le dictionnaire des idées reçues : « L’imbécillité consiste à vouloir conclure. » D’autre part la quiétude procurée par cette impossible vérité. Si rien n’est vrai, tout est permis.

Chacun fait-fait-fait
C’qui lui plait-plait-plait

N’importe quoi ou rien du tout. C’est que la vérité contraint sous peine d’inconséquence, c’est-à-dire assez vite de fâcheuses conséquences ; quand son absence ou son élusivité libère tous les possibles : tous également vains. Voilà pourquoi toutes sortes d’étourneaux, d’ordinaire joyeux et tout à la dérision, s’indignent à l’évocation d’une vérité possible et – forcément – unique. Dans l’espace-temps que nous partageons, l’existence des chambres à gaz d’Auschwitz est non moins sûre que le plus court chemin d’un point à un autre. Mais ceux qui ne veulent ni obéir à leur conscience, ni en subir de reproches, doivent pour se sortir de contradiction accuser de tyrannie les véridiques : martyrs et géomètres.

Nos post-modernes nous ont ainsi révélé « que toute pensée cohérente portait en elle le totalitarisme, comme tout jugement tranché relève de la pratique policière. » (J. Semprun. « La nucléarisation du monde ». 1986, E. Lebovici)

Pour la couleur locale, nommons les Grenoblois Maffesoli et Lipovetsky, dont les ouvrages programmatiques (« Au creux des apparences », « Le temps des tribus », « l’empire de l’éphémère », « Le crépuscule du devoir », « l’ère du vide »), informent la sous-culture journalistique du bonheur trop méconnu de nos sociétés technopolitaines, tout en fournissant à ces sociétés leur idéologie en kit. Dans ce meilleur des mondes possibles, où tous les points de vue coexistent et s’annulent réciproquement, aimablement, dans un éclectisme languide, croire en la vérité reste la dernière opinion choquante, simplement parce que la vérité seule est révolutionnaire.

A quoi se connaît-elle ? demandera-t-on. Au soin qu’on met à la cacher. Cette société que l’on a diversement qualifiée d’industrielle, technicienne, des loisirs, de consommation, du spectacle et, récemment, de l’information, se révèle à l’examen une société du secret, et ceci constitue d’ailleurs son premier secret, celui qui couvre tous les autres. Secret scientifique, industriel et commercial, secret défense et services secrets, zones interdites et archives classées, sociétés écrans, paradis fiscaux, circuits financiers électroniques, censure par le silence ou par le bruit. Dans cette société prétendue « ouverte » par ses apologistes, il n’est rien de si difficile que de saisir une vérité partielle et d’en tirer le fil au-delà du voile de « transparence » et de communication derrière lequel on dérobe la vérité vraie ; car la vérité, c’est toute la vérité.

Si l’on qualifie les services secrets d’Etat dans l’Etat, c’est que le privilège du secret leur assure la supériorité sur l’extérieur de l’appareil. Les services secrets sont à l’Etat ce que l’Etat est au public. Et cette vérité pleine et entière à laquelle on arrive immanquablement chaque fois que l’on dévide la pelote, c’est que depuis des siècles nous sommes gouvernés par une société secrète que l’on nomme l’Etat ; et que ce secret est le premier secret de la société du secret..

On a vu souvent les services secrets fomenter des révolutions dans leur propre pays. Ainsi le KGB, la Stasi et la Securitate voici une vingtaine d’années. Les régimes passent, l’Etat reste. Il est simplement nécessaire d’en changer le nom quand il est trop compromis, et quelques règles quand elles menacent sa pérennité. Mais jamais cette évolution n’altère sa nature profonde. C’est ce qu’on nomme la « continuité de l’Etat ».

Ce secret est aussi un secret de polichinelle. C’est devenu un cliché depuis qu’Edgar Poe a publié son conte de « La lettre volée » de dire qu’on ne pouvait mieux cacher quelque chose qu’en la mettant en évidence. Quoique bien des dissimulateurs auront trouvé plus sûr d’enfouir si bien leur secret qu’on n’en soupçonne pas l’existence. Ainsi est-ce en mars 2006 que Libération nous aura appris celle d’un programme secret de guerre biologique, mené entre 1921 et 1972 par le Centre de Recherche du Service de Santé des Armées (CRSSA). Mais pour un secret dont le huitième émerge après coup, quand cela n’a plus d’importance ou que cela devient utile, combien d’enterrés avec leurs dépositaires, et combien, surtout, continuent souterrainement d’agir sur le monde ?

Le règne du secret est d’une évidence telle qu’on en fait des films, des livres, des émissions, dites de fiction ou d’information, peu importe, et ainsi cette concurrence des leurres sert à discréditer l’existence de vrais secrets comme autant de contre-feux. L’existence d’armes ou d’unités secrètes, par exemple, est reléguée au rang de superstitions, au même titre que les incursions d’ovnis et d’extra-terrestres. Dix-neuf ans après la fermeture de B2-Namous, le Nouvel Observateur révélait l’existence de cette base française d’essais d’armes chimiques de plusieurs milliers de kilomètres carrés dans le Sahara algérien (N.O, 23/10/1997), ce qui n’est pas rien, mais aussi la complicité foncière des liens entre états et armées, français et algériens, quels que soient leurs simulacres de chicanes officielles, ce qui est bien plus. Seule manquait la localisation actuelle des essais chimiques de l’armée française depuis 1978. A Mourmelon ? Au Bouchet dans les Yvelines ? Simultanément, la révélation sporadique et partielle de secrets faux ou éventés renforce ce climat de superstition et fait planer une menace tacite. Les plus fortes têtes doivent se demander « et si c’était vrai ? », et dans le doute s’abstenir. La vraie révélation de secrets obsolètes, c’est la confirmation de l’existence du secret.

Il faudrait d’ailleurs examiner dans quelle mesure certaines superstitions n’ont pas été sciemment répandues, afin de rendre toute réalité douteuse et menaçante, comme l’on a répandu des nuages de bactéries au-dessus de New-York et de San-Francisco afin d’ajuster de futures attaques biologiques. (cf. D. Leglu. La Menace. R. Laffont. 2002)

Mais de toute façon, qui aime aller dans les bois, ou descendre de nuit à la cave ?

Autre cliché, nous avons tous dans la rétine un point dit aveugle, où se connecte le nerf optique. Est-ce Bataille qui le premier a comparé ce point aveugle à celui que nous avons dans l’entendement ? L’évidence, souvent, se cache dans ce point aveugle, tel le nez au milieu de la figure. On ne voit pas, justement parce que cela crève les yeux. Reculez d’un pas, cette évidence vous saute aux yeux, comme une forme jaillit du fond d’un tableau. Et qu’est-ce qu’une idée, sinon une saillance de l’informe ? Nous, sans-pouvoir, devons rendre visible l’ordre caché du pouvoir, derrière l’apparence de chaos dont il s’enrobe.

Il paraît aussi qu’à son premier voyage, des îliens d’Océanie ne voyaient pas l’énorme bateau à l’ancre devant leur plage. Simplement parce que ce vaisseau fantastique ne renvoyait à aucune configuration neuronale dans leur conscience passée. Le pouvoir qui façonne notre expérience exerce sur nous une hypnose similaire : voyant le monde par ses yeux, nous voyons très franchement des mosquées à la place des usines, de la neige au lieu d’un ersatz de bactéries et de protéines, de bons savants à la place d’assassins. Mais les voisins du laboratoire P4 de Lyon, ou du centre de retraitement des déchets nucléaires de La Hague, ne les voient pas plus qu’on ne voit l’Institut Laue-Langevin sur la carte de Grenoble affichée dans les panneaux Decaux. C’est pourtant une curiosité unique au monde, et digne d’être signalée, qu’un réacteur nucléaire en pleine ville.

Monseigneur Berkeley, l’évêque du solipsisme, qui ne reconnaissait pas de réalité hors de lui-même, prenait pourtant soin de regarder avant de traverser la rue, ce qui lui évita de périr écrasé comme Roland Barthes par un autobus. Jacques Derrida ne parvint pas à déconstruire son cancer qui n’était pourtant qu’une question de point de vue. Peut-être est-ce l’industrie du cancer qu’il eut fallu déconstruire, à commencer par les usines chimiques et les laboratoires pharmaceutiques, et en achevant par les cancéropoles.

Quant à nos oracles post-modernes qui avaient ratiociné la fin de l’histoire et des « grands récits », la dispersion du sens, de l’individu, de la société, sous la bulle close d’un immense parc de loisir, dans l’ivresse d’un perpétuel instant, on voit bien qu’ils ne parlaient que d’eux et de leurs étudiants. Cependant qu’ils se grisaient dans l’ultime fête des fous à l’abri définitif, croyaient-ils, de leur cloche de verre, l’histoire, au contraire de leurs hallucinations, connaissaient l’accélération de grandioses débâcles. Avec l’intensification de l’économie planétaire unifiée ressurgit un messianisme d’autant plus agressif qu’on l’avait refoulé. Il n’y a plus de réserve ni d’ailleurs, et, n’en déplaise aux embrouillés de la « complexité », jamais le réel n’a été aussi « simpliste », laminant les rêves centristes et juste milieu de la classe moyenne, entre l’infime oligarchie planétaire et la prolifération galopante d’une populace de parias, qu’il n’est même plus intéressant de « gérer ». Jamais la lutte finale n’aura mieux mérité son nom. Non seulement parce que dans ce monde fini plus personne n’échappe au duel terminal entre dominants et dominés, mais parce que dans son perpétuel besoin d’expansion et de technification, c’est le milieu lui-même que la domination a engrené, donnant ainsi au conflit une dimension apocalyptique. De son issue dépend maintenant la survie de l’humanité et la fin du monde.

Marx vous l’avait bien dit : cette guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, finit toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte. Ceux qui s’intéressent à la « mondialisation » et à la fuite en avant technologique trouveront dans ce manifeste de trente pages, rédigé voici 160 ans à l’intention des ouvriers, des explications plus claires et perçantes que toute la logorrhée alterno-universitaire excrétée depuis vingt ans sur le sujet. Mais il paraît qu’en-dehors de Finkielkraut, plus personne n’est capable de lire ce que lisaient les ouvriers d’autrefois.

On se souvient de Philipullus le Prophète, vêtu d’un drap et agitant sa clochette pour annoncer par les rues de la ville que les temps sont proches et qu’il faut se repentir. On ne compte plus désormais les mises en garde d’éminences académiques et scientifiques contre les risques de destruction de la Terre et de ses habitants, à laquelle ils avaient jusqu’ici collaboré de tout leur zèle rationnel et progressiste. Il n’en manque pas pour confier mezzo-voce « que c’est déjà trop tard ». Ces gens-là étant les mieux placés pour savoir ce qu’ils ont fait, on ne désespère pas de voir, avant la fin des temps, la foule courir sus les blouses blanches au coin des rues, et leurs chefs se promener au bout des piques.

Depuis le 6 août 1945, le spectre de cette fin du monde n’a cessé de croître, obsédant aujourd’hui jusqu’aux discours d’Etat. Une catastrophe qu’on ne peut plus nier ni empêcher peut encore servir à renforcer le pouvoir de ceux qui l’ont provoquée, par la déclaration de l’état d’urgence, comme en Louisiane après l’ouragan Katrina. Ces mêmes écocidaires qui ont imposé la destruction du milieu au nom de l’économie absolue, qui ont écrasé depuis 40 ans la critique écologique, se muent déjà sous nos yeux en dictateurs écologistes au nom du salut public. La même dévotion de masse qui avait sacralisé le gaspillage et la destruction, va re-sacraliser la lésine et le ménagement des paysanneries âpres au gain, sous l’ordre « naturel » des hiérarchies traditionnelles. Il n’y manquera ni le rationnement, ni le marché noir.

Rien, pourtant, n’était moins imprévu depuis des décennies, que ces déluges annoncés par tant de cassandres et prophètes de malheur. Ils ne pouvaient pas toujours arriver après nous. Mais on peut toujours en rendre coupables les oiseaux de mauvais augure, et les éradiquer comme autant de porteurs du virus H5N1.

La suite chez Pièce et main d’oeuvre...


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