Antoine Leiris, Patrick Jardin : qui peut les juger ?
Antoine Leiris, journaliste de 37 ans et Patrick Jardin, retraité de 65 ans, ont tous deux été frappés dans leur chair et leur âme un soir de novembre 2015. Le premier a perdu sa compagne Hélène Muyal âgée de 35 ans et mère d'un petit garçon né en 2014 ; le second a perdu sa fille, Nathalie Jardin, âgée de 31 ans, qui travaillait comme ingénieure-lumières au Bataclan. Toutes deux ont été assassinées par le commando terroriste du 13 novembre, affilié à Daesh, qui a ôté la vie à 128 autres victimes.
Mais les points de ressemblance s'arrêtent ici. Les deux hommes ont par la suite adopté des attitudes et des valeurs frontalement opposées.
Antoine Leiris, quelques jours à peine après les attentats, écrivait sur sa page facebook un message qui allait faire date : "Vous n'aurez pas ma haine", dans lequel il clamait sa déchirure quant à la mort de sa femme mais assurait ne pas ressentir de haine envers ceux qui la lui avaient ravie : "Je ne vous ferai pas ce cadeau de vous haïr. Vous l’avez bien cherché pourtant mais répondre à la haine par la colère ce serait céder à la même ignorance qui a fait de vous ce que vous êtes". Un message qui en a étonné plus d'un. Vous n'aurez pas ma haine allait devenir le slogan de cet homme qui publiait un livre du même nom aux éditions Fayard en avril 2016. Plusieurs personnalités d'extrême-droite avaient alors moqué cet homme qui, selon eux, pardonnait aux tueurs de sa femme, ce qui, à leurs yeux, en faisait un soumis, une chiffe-molle. Or, contrairement à ce que l'on affirme souvent par méconnaissance, il n'a pas "pardonné" aux assassins de sa femme : "pardonner, c'est impossible", a-t-il clairement affirmé aux journalistes d'Ouest-France. Il arrive néanmoins à exprimer sa colère et sa souffrance sans haine.
A l'opposé, Patrick Jardin est un père inconsolable pour lequel ne compte plus qu'une chose : voir les assassins de sa fille châtiés pour que justice soit rendue à son âme. De sympathie nationaliste depuis plusieurs années, il s'est par la suite dirigé clairement vers l'extrême-droite de l'échiquier politique et apparaît régulièrement dans des médias comme TV Libertés ou Résistance Républicaine ainsi qu'aux côtés de personnalités telles que Nicolas Dupont-Aignan, Renaud Camus ou Jean-Yves Le Gallou. Il tient cependant à ne pas être assimilé à l'extrême-droite : "Je n'ai rien contre les Musulmans", déclarait-il lors de la manifestation qu'il a organisée contre la venue de Médine au Bataclan. Un article publié dans les colonnes du Monde parlant du "chemin de haine" qu'il aurait emprunté a mis le feu aux poudres dans les milieux dextrogyres où ce père meurtri est devenu le symbole d'une France "dont on assassine les enfants", dixit Le Gallou.
Ces deux hommes ont chacun une démarche compréhensible et même respectable : un veuf capable de ne pas haïr ceux qui lui ont ravi sa moitié est aussi digne d'admiration qu'un père se battant corps et âme pour rendre justice aux mânes de sa fille. Mais voilà : dans les deux cas, leur combat est sali par leurs détracteurs et adulateurs respectifs. Le ban et l'arrière-ban de la droite avaient ridiculisé le jeune journaliste pour ce qu'ils considéraient comme un pardon, voire une soumission : l'avocat Régis de Castelnau a ainsi moqué les "belles âmes comme Antoine Leiris" dont il qualifie le livre d' "opuscule" ; tandis que la réalisatrice catholique Cheyenne Carron traitait de "lâche" cet homme qui, selon elle, "n'ose pas réclamer vengeance". Parallèlement, les gauchistes crachent littéralement à la figure de Patrick Jardin qu'ils accusent (je cite) de "prostituer la mémoire de sa fille à l'idéologie fasciste", une élue socialiste a même été condamnée pour avoir harcelé au téléphone et menacé de mort ce père dont le seul crime est de pleurer sa fille.
Ces attitudes minables sont en fait révélatrices du cloaque politique actuel : Versaillais contre Germanopratins, fachos contre bobos. Deux "camps" qui s'invectivent, ricanent l'un de l'autre, convaincus d'être seuls détenteurs de la vérité. Alors même qu'ils se ressemblent bien plus qu'ils ne sauraient l'imaginer : arrivistes prêts à utiliser la détresse d'un père ou d'un mari pour parvenir à leurs fins. Dans les deux cas, leur logique est celle d'un solipsisme moral : "seule l'attitude de Jardin/Leiris est acceptable, l'autre n'est qu'un lâche/haineux". Le gauchiste dit : "Si ma fille était morte au Bataclan, j'aurais pardonné" tandis que le droitard clame : "Si ma femme était morte au Bataclan, je me serais vengé". Des assertions pleines de forfanterie qui ne se basent que sur le seul a priori.
Or, dans les faits, qui a le droit de juger Antoine Leiris ou Patrick Jardin ? Qui peut prétendre qu'il agirait de telle ou telle manière dans une pareille situation ?
La mort d'un être cher dans un attentat terroriste (surtout à un si jeune âge) constitue pour chacun d'entre nous une anomalie, une situation exceptionnelle qui entraîne un sévère traumatisme, voire un chamboulement total des ressorts psychologiques. Or, c'est être fort arrogant que de se penser apte à prévoir la réaction de notre cerveau face à une telle blessure. De fait, la psyché humaine n'est pas quantifiable et ne saurait se résumer à une formule mathématique (telle situation = telle attitude). La part d'inconscient que compte la psyché est allègrement négligée dans cette équation. Or, dans les cas aussi exceptionnels et traumatisants, c'est bel et bien le subconscient qui prend le relai (la partie consciente étant comme anesthésiée par la psyché qui ne peut surmonter un tel choc de manière consciente) : ce qui caractérise le subconscient, est justement l'inconnu. Ainsi, une personne confrontée à une situation aussi traumatisante peut développer des comportements ou des pensées qu'il n'aurait même pas soupçonné auparavant. Enfin, le second problème avec la mathématisation de la psyché (telle situation = telle attitude), c'est la négation de la part individuelle, alors que nous réagissons différemment selon l'âge, la culture, le tempérament, l'éducation, la sensibilité, les opinions et moult autres facteurs qui influent sur nos réactions.
Exemple : X. affirme que si les personnes auxquelles il tient étaient ainsi tuées, il irait se venger en massacrant tous les coupables. Mais rien ne garantit que, mis devant le fait accompli, il aura la même attitude. Il peut très bien tomber dans une affliction dépressive et en venir au suicide. Tout comme il peut, par un jeu de subconscient et de réflexion philosophique, en conclure que le mieux est de pardonner aux coupables et continuer à avancer. Au contraire, un type pétri de pacifisme, jurant de pardonner aux éventuels meurtriers de sa fille, pourrait se transformer en vengeur implacable et sanguinaire si celle-ci venait vraiment à être tuée. Que l'on me pardonne cette psychologie de comptoir, mais il me semble impératif de remettre les points sur les i face au torrent de jugements pro ou anti Jardin, pro ou anti Leiris, que l'on lit sur internet, des jugements à l'emporte-pièce et dénués de réflexion. Au risque de paraître cliché : tant qu'on n'a pas vécu, on ne peut présumer de ce qu'on ferait.
Malgré les grandes différences entre les deux hommes, il est une chose qui les unit : la souffrance d'avoir perdu la personne qu'ils chérissaient le plus, ce soir fatidique du 13 novembre 2015. A ce traumatisme, chacun a répondu à sa manière : à n'en pas douter, l'écriture du livre Vous n'aurez pas ma haine a constitué pour Antoine Leiris une thérapie pour affronter sa souffrance ; comme la prise de parole constitue pour Patrick Jardin une thérapie face à cette insurmontable souffrance. Personne n'a le droit de les juger.
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