Arthur Cravan, « la fureur de vivre » poétique et pugilistique
Arthur Cravan (1887-1918), boxeur-poète et inventeur de la critique d’art « pugilistique », s’affirma avant-guerre en esprit frappeur de la "subversion culturelle » et en percutante « incarnation même de l’indépendance de la poésie » .
André Breton (1896-1966) tient pour un « génie à l’état brut » ce bon géant (1,95 m, 104 kilos) en état d’insurrection permanente, engagé dans une « désertion éperdue », vécue tant dans les sociétés savantes et les salons que sur les rings et les mers des deux hémisphères. « Inconditionnellement vibrant », Arthur Cravan ne pouvait tenir en place et sortait constamment des rangs, dans sa vie errante comme dans son oeuvre, à en juger les éclats de ce « prosopoème » parvenu jusqu’à nous par les bons soins d’André Breton et de Mina Loy : J’ai rêvé d’être assez grand pour pour fonder et former à moi tout seul une république/j’ai rêvé d’un lit qui flotterait sur l’eau et plus vulgairement de dormir sur des tigres « J’ai vingt pays dans ma mémoire et je traîne en mon âme les couleurs de cent villes » dit ce dandy-boxeur rebelle et poète prédadaïste, inventeur de « chorégraphies pugilistiques ». Neveu par alliance d’Oscar Wilde (1854-1900) ainsi qu’il aimait à le rappeler, il mit, à l’instar de l’auteur de Dorian Gray, tout son génie dans sa vie, qu’il eut aussi aventureuse que brève – et dans sa « propre personne physique » conçue comme « l’incarnation même de l’esprit »... Rédacteur unique de la revue anti-littéraire Maintenant (cinq numéros entre 1913 et 1918 ) qu’il vendait dans une charrette de quatre-saisons à la sortie des salons, il estimait que la peinture, c’est d’abord « marcher, courir, boire, manger, dormir et faire ses besoins »... Dans son édition du 21 mai 1914, le journal L’Eclair souligne que Cravan « fait de la critique comme il fait de la boxe, à poings fermés » Parce qu’il « confond le ring et le salon » ou parce qu’il écrit des critiques dans un « langage de boxeur » ? Le Radical du 11 juillet de la même année rappelle son « poing vif comme une plume » et sa « plume légère comme un coup de poing »...
La boxe comme « rapport poétique au monde »
L’aventurier né est enregistré Fabian Avenarius Lloyd à l’état civil le 22 mai 1887 à Lausanne de parents britanniques, en l’occurence Clara St-Clair Hutchinson (1863-1934) et Otho Holland Lloyd (1856-1930). De bonne heure, il prend la clé des champs et des possibles, parcourant l’Europe comme l’Australie, les Etats-Unis ou le Japon en exerçant, en « haine du travail » parfaitement assumée, des activités aussi variées que barman, bûcheron, chauffeur, cueilleur d’oranges, cheminot, matelot, rat d’hôtel ou charmeur de serpents « déguisé en indien »... En 1909, il s’établit à Paris, alors « capitale des arts et lettres » pour y tenter l’aventure poétique – à sa manière, en incarnant « l’anti-bohême romantique ». Il se fait vite remarquer par ses spectacles « poético-pugilistiques » au cours desquels il déclame ses vers, « conférencie » et boxe comme en une préfiguration des manifestations dadaïstes à venir. La presse sportive parisienne (L’Auto, La Boxe et les boxeurs, L’Education physique, La Vie au grand air, etc.) se fait l’écho plus ou moins attendri de ses exploits aléatoires et de son « goût poétique pour les coups de poing, réels ou littéraires, qu’il pouvait asséner aux écrivains ou aux peintres dont il voulait se payer la tête ». Au nombre de les victimes illustres de sa verve : Guillaume Apollinaire (1880-1918) qui lui « envoie ses témoins », André Gide (1869-1951) croqué en « petite nature », Marie Laurancin (1883-1956) ou Sonia Delaunay (1885-1979) qui lui reprocha son « défaut d’urbanité » par voie judiciaire. Ainsi fut-il condamné à huit jours de prison et un franc de dommages et intérêts. Pendant l’automne 1910, il abandonne son nom d’état-civil pour se rebaptiser Arthur Cravan – en référence à Rimbaud pour le prénom et au village natal de sa compagne d’alors, Renée Bouchet (Cravans, en Charente dite « inférieure »). Champion de France de boxe amateur, il surjoue de son physique d’athlète en une « fureur de vivre » irrépressible manifestant un « dérèglement rimbaldien de tous ses sens », rêvant de « bourrer ses gants de boxe avec des boucles de femmes » et lançant sa vie à la poursuite d’une insurrection et d’une intensité sans cesse réitérées contre « l’artificialisation de la vie sociale et de la culture »... Hostile à tout enrégimentement, il préfère le corps à sa cérébralisation et fuit la capitale menacée par une guerre qui s’annonce sans le concerner le moins du monde, d’abord à Barcelone où il se prête à un douteux combat avec le champion du monde de boxe noir américain Jack Johnson (1878-1946) afin de financer son voyage aux Etats-Unis. Il n’a aucune chance de l’emporter face au « géant de Galveston » (110 kg) mais il tient bon pendant six rounds, non sans avoir été ménagé par son adversaire, et quitte le ring sous les huées d’un public pas dupe... Arrivé à New York, ses amis Marcel Duchamp (1887-1968) et Francis Picabia (1879-1953) lui organisent en avril 1917 une conférence sur « l’esprit moderne en France et en Amérique ». Cravan arrive ivre à la tribune, fait mine de se déshabiller en agonisant l’assistance huppée d’insultes plus ou moins choisies – et la « conférence » tourne court... Il disparaît en novembre 1918 dans un Mexique en pleine tourmente révolutionnaire, dans le golfe de Tehuantepec. Alors à court de ressources et traqué par les autorités militaires, il projettait de se rendre en Argentine par voie maritime pour retrouver son épouse Mina – ils voyagent séparément pour raisons de sécurité. La presse sportive mexicaine parle d’un projet de combat à Mérida contre le champion de boxe américain Jim Smith (1891-1962). Ce combat a-t-il vraiment eu lieu ? Cravan pensait acquérir un voilier pour « rallier clandestinement » le Chili. S’est-il perdu en mer dans une embarcation d’infortune ou a-t-il été assassiné avant d’avoir pu embarquer ? Les circonstances de sa disparition n’ont jamais pu être établies : « seule reste la certitude d’une destinée accomplie »... Cinéaste documentariste, Rémy Ricordeau livre un montage bien agencé d’une vie toute en fulgurance, à travers deux essais incisifs, un florilège de presse d’époque (1913-1918) et des extraits de sa correspondance quasi simultanée à ses trois « amours-passions » entre lesquelles il se partageait : l’égérie des milieux artistiques Renée Bouchet (1880-1964), la journaliste Sophie Treadwell (1885-1970) et la poétesse Mina Loy (1882-1966) qu’il épouse fin mars 1918 au Mexique, alors pays neutre le plus proche des Etats-Unis. Après l’avoir attendu en vain à Buenos Aires, cette dernière revient en Angleterre pour mettre au monde leur fille Fabienne le 5 avril 1919. Dans sa postface, Annie Le Brun rappelle qu’ « aussi irréductible que soit chez Cravan le sentiment d’être unique, pour lui il va de soi de s’en remettre au génie de l’amour ». Ainsi fut l’homme Fabian Lloyd et ainsi fit le personnage Arthur Cravan qui revit de son impossibilité même à effacer de notre souvenir ce mystère initial d’une exigence, d’une insoumission au « réel », brûlant à la manière d’un feu inconditionnel. De quoi le crépitement du feu ou le claquement du vent dans les voiles sont-ils la preuve - ou le rappel ?
Rémy Ricordeau, Arthur Cravan, la terreur des fauves, l’échappée, 238 p., 18 €
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