Au cœur du monde merveilleux de l’entreprise
Travailler dans une grande entreprise, quelle aventure exaltante ! Certains salariés ne mesurent pourtant pas leur chance…
M. Lambda s’apprête à fêter un anniversaire. Dans quelques jours, cela fera vingt-cinq ans qu’il a été embauché comme chargé de communication à la Natsexy, l’une des plus importantes banques du paysage financier hexagonal. Un quart de siècle déjà, marqué par quelques bourrelets abdominaux en plus et pas mal de cheveux en moins ! Durant ces années, le temps a filé très vite sans que notre homme, prisonnier de sa routine professionnelle, en prenne réellement conscience.
Là-haut, à la Direction, les patrons se sont succédés au fil des ans sans que rien ne change véritablement à l’organisation des fonctionnels dont il fait partie depuis son recrutement. Sauf naturellement le glossaire d’entreprise, il faut bien vivre avec son temps ! C’est ainsi que naguère, on travaillait dans l’une des « divisions » d’un « service ». Depuis les années 90, sous l’impulsion du pédégé de l’époque et de son directeur des Ressources humaines – lui-même successeur de l’archaïque directeur du Personnel –, chacun est désormais affecté à l’une des « unités » d’un « département ».
Les changements ne se sont toutefois pas limités au seul vocabulaire. Un autre pédégé a tenu à marquer son passage par la mise en place de « centres de résultats » et la limitation drastique du nombre des niveaux hiérarchiques, censée libérer les initiatives. Complétant le dispositif, un troisième pédégé s’est empressé d’instaurer dès son arrivée le « Contrat individuel d’objectifs » et son inévitable corollaire, la « Prime de résultats », le tout défini lors d’un « Entretien annuel d’évaluation » du subordonné par son « N+1 », autrement dit son responsable hiérarchique direct. Un vrai casse-tête, cette prime : chaque évaluateur ayant un a priori sur la qualité du travail de ses collaborateurs, c’est avec une gomme et un crayon qu’il remplit la grille, ajoutant des points ici, en retirant là, afin de parvenir à un total susceptible de cadrer avec une répartition de son enveloppe budgétaire conforme à l’image qu’il a des membres de son équipe. Mais chut ! le sujet reste largement tabou.
Comme il se doit, aucune de ces réformes managériales n’est sortie du cerveau d’un cadre maison. Par définition, le cadre maison, au sein de la Natsexy comme dans la plupart des autres grandes entreprises, a toujours la pensée ramollie en matière d’innovation aux yeux du top management. Le salut ne peut donc venir que de l’extérieur, et plus particulièrement de l’un de ces cabinets d’experts qui vendent leurs prestations up-to-date à prix d’or. M. Lambda pourrait vous le confirmer : l’ensemble de ces mesures, préconisées dans de longs rapports d’audit par des « Conseils en Management », a coûté à la boîte des sommes faramineuses immédiatement réinvesties par lesdits consultants dans de superbes mas avec piscine et tennis au cœur du Luberon. Sans oublier le « logo » qui, à lui seul, a été payé 53 587 € TTC à une officine de créatifs. Tout ça pour une espèce de tache multicolore, digne de Mirό pour la Direction, et d’un élève de maternelle pour les détracteurs.
Mieux répondre aux attentes de la clientèle
Le modèle managérial mis en place par la Direction n’est en réalité qu’un copié/collé du système imposé par la pensée unique d’inspiration anglo-saxonne à l’ensemble des entreprises cotées du secteur marchand. Le virus a même atteint quelques services publics et commence, dit-on, à se glisser sournoisement dans les couloirs feutrés de certains ministères. Moyennant là aussi une forte rémunération des consultants dont certains, par le plus grand des hasards, se révèlent être d’anciens hauts fonctionnaires partis pantoufler dans le privé. Tout cela amuse d’autant plus M. Lambda que ce fameux modèle unique est disponible – il l’a constaté lui-même – au rayon « entreprise » de la FNAC depuis les années 80 dans des bouquins à moins de 30 € pièce ! Mais n’allez surtout pas dire ça à votre patron s’il vient d’engager un processus analogue, il vous prendrait pour un dangereux déviationniste ou, pire encore, pour un trotskyste infiltré cherchant à casser l’image de visionnaire qu’il s’efforce de donner à ses troupes et à vendre aux médias mainstream.
Dire que ces réformes n’ont eu aucun effet sur la Natsexy serait d’ailleurs faux : elles ont permis de diviser par deux l’effectif du réseau commercial en sabrant dans le personnel des agences. N’allez pas croire pour autant que ces coupes répondaient à de triviales considérations de « productivité » dictées par « l’avidité des actionnaires », comme cela a pu être suggéré ici et là dans la presse qualifiée de « gauchiste » par les libéraux. Ces coupes visaient au contraire à « mieux répondre aux attentes de la clientèle », conformément à l’objectif n° 1 qu’exprime avec force l’incontournable « Charte de Qualité » placardée à usage externe devant chaque guichet de la banque. Un objectif que martèle régulièrement M. Alpha, le pédégé en exercice, dans son éditorial du canard maison. Naguère appelé « Natsexy Infos », cet organe a, cela va de soi, été lui aussi rebaptisé moyennant un juteux virement à l’ordre d’un cabinet spécialisé ; il se nomme désormais « Cap 2030 » pour bien montrer que l’entreprise se projette résolument vers l’avenir.
Si les choses ont évolué du côté des départements opérationnels – dans le sens de la « modernité », clament les managers ; dans celui de la « régression sociale », protestent les syndicalistes –, il est patent que les réformes ont eu infiniment moins d’effet dans les départements fonctionnels. À cela, une kyrielle de raisons. Selon M. Lambda, deux d’entre elles prédominent : d’une part, l’extraordinaire inertie du corps administratif, et sa remarquable faculté à s’autoalimenter en tâches nouvelles d’une impérieuse nécessité dès qu’une menace se précise ; d’autre part, la résistance, muette mais opiniâtre, des hiérarchies intermédiaires, rayées un jour d’un trait de plume sur l’autel de la modernisation et dès le lendemain renaissant de leurs cendres, tels des Phénix en lustrines, plus jalouses que jamais de leurs prérogatives et moins que jamais désireuses de scier la branche sur laquelle elles sont assises.
Précisément, la meilleure défense résidant, en management comme en football, dans l’attaque, M. Gamma, le chef d’unité de M. Lambda, craignant une coupe dans ses effectifs – et par conséquent une perte de pouvoir assortie d’une moindre « prime annuelle de responsabilité » –, vient de demander officiellement l’affectation (totalement injustifiée selon M. Lambda) de deux personnes supplémentaires pour l’année prochaine. Il sait pertinemment que sa demande sera rejetée lors des arbitrages budgétaires. Mais cela n’a strictement aucune importance : cette précaution ne vise qu’à mettre son unité à l’abri des restrictions annoncées par la « lettre de cadrage » signée de la main de M. Alpha. Les arbitrages connus, M. Gamma ira même jusqu’à rédiger (le sourire aux lèvres dans l’intimité de son bureau) une note de protestation indignée à l’attention de M. Delta, son directeur de département, pour accréditer le bien-fondé de sa démarche et, le cas échéant, obtenir une prime plus juteuse pour prix de son ralliement aux douloureux impératifs budgétaires imposés par M. Tau, le directeur du Budget.
Message de la Direction : pile, je gagne ; face, tu perds !
Indifférent à ces péripéties, M. Lambda est allé, comme tous les mercredis, déjeuner au resto avec ses collègues Epsilon et Sigma à l’issue de la réunion hebdomadaire des cadres de l’unité. Aujourd’hui, leur choix s’est porté sur Les jardins du Mékong, le sino-vietnamien tenu par l’accorte madame Trinh. Le café bu, la patronne leur a offert, comme d’habitude, le traditionnel mei kwei lu dans les mini-bols où des filles à l’opulente poitrine et à la foufounette buissonnante baignent à poil dans l’alcool de sorgho.
De retour dans son bureau 90 minutes plus tard, M. Lambda s’assied sur sa chaise à roulettes, l’esprit vaguement embrumé par les épices du chef et les vapeurs d’alccol. Devant lui, d’autres filles, européennes celles-là et très sexy, défilent sur l’écran de veille de son ordinateur en croquignolets sous-vêtements Aubade. Insensible à leurs charmes, M. Lambda saisit sa souris et ouvre sa messagerie intranet.
Trois nouveaux messages sont arrivés durant le déjeuner. Le premier a été posté par Mme Iota, la secrétaire d’unité ; elle informe les troupes que les dates des vacances d’été devront être déposées avant le 30 avril afin que les arbitrages soient rendus au plus tard courant mai. Le deuxième message émane de M. Zêta, le chef du service Intérieur : conformément à la décision notifiée dans la circulaire SI 17-05 192F, il rappelle que les toilettes seront indisponibles au 7e étage – celui de M. Lambda et du département CAC (Communication et Action Commerciale) – entre 15 h et 16 h 30 pour cause de remplacement des vétustes distributeurs de savon, ces accessoires qu’un facétieux délégué du personnel s’est plu naguère à nommer « éjaculateurs saponifères » dans une question écrite au CHSCT.
Reste le troisième message en provenance de la Direction. Celui-là bénéficie du pictogramme rouge signifiant « urgence signalée ». Signé par M. Alpha en personne, il est bref et tranchant comme la lame d’une guillotine : « Compte tenu de la situation économique et des difficultés financières auxquelles est confrontée Natsexy depuis quelques mois, j’ai décidé de convoquer lundi matin un Comité d’Entreprise extraordinaire pour le consulter sur l’alternative suivante : soit engager un plan social de licenciement pour 10 % de l’effectif cadre, soit obtenir de l’encadrement une baisse (volontaire, conformément à la loi) de 12 % du salaire durant un an. D’ores et déjà, j’ai pris la décision de m’appliquer cette deuxième mesure en réduisant ma propre rémunération, non pas de 12 mais de 20 %. Des séances d’information syndicale seront organisées dans les différents attachements du groupe demain et après-demain. Je vous invite à y participer pour indiquer votre préférence aux représentants syndicaux. »
Vingt minutes plus tard, un nouveau message, lui aussi marqué du pictogramme rouge, s’affiche sur l’écran. Il émane de M. Delta, le permanent de l’UICGT : « Notre syndicat tient à rappeler, à toutes fins utiles, que M. Alpha, prompt à montrer l’exemple de la baisse de salaire, s’est octroyé l’année dernière, avec la complicité des administrateurs, une augmentation de… 27 % tandis que le personnel de l’entreprise bénéficiait d’une hausse royale de… 0,75 % !!! Cela dit sans compter les 30 000 stock-options que notre généreux pédégé a perçues et qui lui rapporteront, lorsqu’il les lèvera, une somme de… 6,7 millions d’euros !!! »
Écœuré, M. Lambda repousse ses dossiers d’un geste d’agacement. Puis, l’œil rivé sur l’écran, il engage en jurant in petto une partie de ce bon vieux Tetris. Autant commencer tout de suite à diminuer sa productivité de 12 % !
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