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C’était il y a 51 ans aujourd’hui, la révolution portugaise commençait

 

Journal d'un jeune portugais anonyme relatant les événements de fin avril à fin mai 1974

 

 

 

Le 25 avril, j’ai été réveillé en sursaut : “Il y a un coup d’Etat !” A demi ensommeillé, je me demande à haute voix : “Un de plus ! Mais qui l’a organisé ?” Personne ne me répond. Je me lève et allume la radio. On n’entend que des disques folkloriques (le folklore fossilisé par la dictature salazariste) et des marches militaires. Je pense : “C’est donc un coup d’Etat de droite.” Pendant que je m’apprête, un speaker lit un communiqué qui, en substance, dit ceci : “Les forces armées vont apporter la démocratie. Appel à la population à ne pas sortir. Appel aux polices à ne pas intervenir.”

C’est alors que je change d’opinion. Ce n’est pas un coup d’Etat de la réaction salazariste. Il est clair que ce sont les capitaines. La radio commençait à diffuser des chansons “de gauche” interdites. Je suis sorti. Les transports fonctionnaient encore. Les gens discutaient de manière encore réservée. La place du Commerce et le quai de Sodié, le quartier des ministères, sont occupés. Certains racontent que, au moment où ils prenaient leurs postes de travail, les soldats sont entrés dans tous les bureaux des banques, établissements commerciaux et ministères pour leur demander de retourner chez eux.

J’ai décidé alors de me rendre dans la partie basse de la ville, où est située la place du Commerce. La rue était fermée au trafic par une voiture de police, mais les piétons passaient. 200 mètres plus loin, la rue était obstruée par une foule compacte. Je m’avance : coups de feu ; la foule recule ; immédiatement après que la fusillade a cessé, la foule se reforme. J’ai continué d’avancer jusqu’au point où la foule et un cordon de soldats en tenue de combat avec mitrailleuses et deux camions de ravitaillement engageaient la conversation.

Les soldats, le visage grave, répondaient sur instruction des officiers par cette formule conventionnelle : “Tout va bien, rentrez chez vous, il vaut mieux éviter les victimes civiles !” La foule, composée de travailleurs, restait sur place. J’ai poursuivi, contournant le cordon des soldats, et suis arrivé sur le quai d’où l’on pouvait voir, sur la place, des tanks et entendre des tirs épars. A l’endroit où je me trouvais, affluaient de plus en plus de travailleurs qui prennent le bateau chaque jour de l’autre rive pour se rendre au travail à Lisbonne.

Les soldats tentaient bien de leur demander de retourner chez eux. Les travailleurs restaient sur place. Devant la gigantesque confusion qui s’était créée, les soldats n’insistèrent plus. A ce moment, il y eut de nouveau un tir d’armes automatiques : mouvement de panique, klaxon d’une ambulance. On dit qu’une vieille femme a été blessée à la jambe. Le tir provenait d’une colonne de la garde nationale républicaine, une des polices du régime Salazar.

A l’autre bout de la place, les ministres du gouvernement Caetano (le successeur de Salazar — NDLR) s’étaient barricadés au ministère de la Marine. De ce côté, claquement de mitrailleuses. Près des ministères, la foule, déjà considérable, toujours contenue par un cordon de soldats, a reculé de cent mètres. La foule devient manifestation. L’enthousiasme gagne de plus en plus la masse des travailleurs et des jeunes qui grossit. J’ai alors décidé d’aller voir du côté du siège de la PIDE (la police politique du régime — NDLR). Sur la route, encore un feu de mitrailleuse. Pas de blessés mais, émue, une vieille dame qui était tombée se relève. On commence à entendre les premiers slogans politiques. Ils sont criés par les vendeurs de journaux : “A bas le fascisme !”Vive la liberté !”, “Vive les forces armées !”.

Les rues avoisinant le siège de la PIDE sont encore désertes. Il devait être 11 heures ou midi. La foule commençait à se concentrer dans la partie haute de la ville, centrale et très bourgeoise, elle commentait les journaux encore avares d’informations. Seul un court entrefilet annonçait des “mouvements de militaires”. Chacun spéculait sur cette information. En fait, la seule conséquence de l’appel des militaires à rester chez soi fut la fermeture de tous les commerces et la paralysie des transports, mais la population de Lisbonne était dans la rue. Les ministères investis, les ministres ayant capitulé, les soldats se sont déplacés vers le couvent du Carmo, siège de la garde nationale républicaine, où Caetano s’était réfugié.

La place était envahie par la foule qui fuyait en panique au moment des fusillades, pour revenir se reformer immédiatement dès que les coups de feu avaient cessé. Une colonne de GNR est venue occuper la place : la foule hostile observait sans pouvoir ni l’attaquer ni lui barrer la route. Les gardes de Caetano étaient impuissants à faire évacuer la place par la masse des travailleurs qui l’avaient investie. C’est alors qu’une colonne de soldats avec trois chars, quelques jeeps et des camions est arrivée. Elle est accueillie par des applaudissements. La colonne de soldats et la colonne de GNR se font face, hostiles, sur un carré de cinquante mètres, entourés d’une masse de civils qui fraternisent avec les soldats. L’attente dure.

Je me souviens avoir à un moment demandé à un soldat de quelle région il était originaire. Il m’a répondu sans me regarder, fixant, pistolet au poing, les GNR. Puis la colonne de GNR a capitulé sans tirer un seul coup de feu. Sur la place, devant le couvent gothique du Carmo, siège de l’état-major de la GNR, des civils et des militaires, formant avec deux doigts le “V” de la victoire sont juchés sur les camions et les blindés. Il y en a également partout dans les arbres et sur les voitures.

Tous les yeux sont fixés sur la façade du couvent, qui porte les traces des fusillades. Un jeune homme, perché sur une aspérité de la façade, dans une position impossible, crie son enthousiasme, mais voilà qu’il ne sait plus comment redescendre ! Un officier subalterne, devant la porte du couvent, mégaphone en main, scande : “Vive les forces armées ! Vive notre indépendance !”. Au centre de la place, un camion de la GNR, presque démantelé, croule sous le poids des travailleurs et des petites gens du peuple qui composent la “foule”. Tous attendent, les soldats et la masse, la capitulation de Caetano.

C’est alors que Spinola arrive, en Volvo noire, sous les applaudissements. On apprendra par la suite que Spinola, qui avait déclaré ne pas avoir pris l’initiative du coup d’Etat, était entré en négociations avec Caetano, ce dernier lui proposant de lui “céder légalement” le pouvoir... La voiture de Spinola, avec difficulté, se fraie un passage. Elle entre à l’état-major de la GNR. La foule continue d’attendre. Les soldats et les jeunes boivent le vin provenant de la corporation patronale (fasciste) du vin, dont les locaux sont situés en face du couvent. La corporation est saccagée, le mobilier et les archives jetés par les fenêtres, mais les carafes sont, elles, descendues avec précaution. Cependant, personne ne s’enivrera.

C’est alors que les blindés qui stationnaient autour de la place font mouvement, un blindé fermé est amené, en marche arrière, par des soldats devant un des portails du couvent. Un homme pleure de joie : “Enfin ! Je ne peux y croire ! Non ! Je n’arrive pas à croire que cet assassin est arrêté !” “Assassin ! Assassin !”, reprend la masse. La colonne de blindés et de camions où les soldats avaient repris leur place se mit en marche, escortant le successeur de Salazar. Officiers et sous-officiers eurent bien des difficultés à faire descendre les civils des camions. Les travailleurs voulaient rester aux côtés des soldats avec qui ils fraternisaient.

Les travailleurs auraient voulu constituer une sorte de cortège triomphal derrière le blindé où se terrait Caetano. Mais le bourreau du peuple portugais pourra, avec l’aide et la protection de Spinola, se réfugier au Brésil aux côtés du président fasciste Tomas ! Je n’ai pas vu l’encerclement du siège de la PIDE, mais j’ai un épisode significatif à signaler concernant la chasse aux PIDE qui s’est engagée aussitôt. Le 26 avril au matin, je suis réveillé tôt par des cris. Sur la place Trindade Coelho, où s’est déroulée la capitulation de la GNR, il y a une masse de gens considérable.

Je descends pour voir ce qui se passe : il y avait là trois PIDE arrêtés par des soldats, les mains en l’air devant un petit monument situé au centre. Les soldats se formaient en cordon pour empêcher qu’ils soient lynchés. La haine des masses dirigée contre les bourreaux qui, durant près d’un demi-siècle, ont torturé, emprisonné, humilié, bafoué des millions de Portugais et de Portugaises, exigeait qu’on les fusille sur place. Une étudiante a crié : “Vive l’héroïque camarade Ribeiro Santos !” — c’était un étudiant assassiné par la PIDE le 12 octobre 1972 dans la faculté d’économie. Les PIDE pleuraient.

Finalement, un char blindé, semblable à celui qui a permis à Caetano de se soustraire à la justice, est arrivé. Les soldats, non sans mal, ont hissé les PIDE dans le char. Une manifestation a accompagné le char, qui s’est arrêté devant le siège du parti unique fasciste, occupé par les soldats. Le siège de la censure était situé dans le bâtiment à côté de l’immeuble du parti fasciste. Les manifestants, par milliers, ont occupé le siège de la censure. Les archives, papier par papier, par dossiers entiers, ont été dispersées, jonchant la rue.

On se disputait des souvenirs. J’ai réussi à garder une feuille d’un article destiné au journal L’Expresso. Cet article était consacré à la condamnation à mort de Puig Antich en Espagne. La censure avait totalement mutilé l’information. Signalons que, le 26, le journal Republica, devenu l’organe du Parti socialiste, était sorti la première page barrée en gros caractères : “Ce journal n’a été visé par aucune commission de censure.”

Pour conclure, je dirai : le 26, la préoccupation fondamentale de tous était de chasser la PIDE. La foule est restée à peu près quatre à cinq jours, nuit et jour, dans les lieux — très proches les uns des autres — où siégeaient les états-majors de la PIDE, du parti unique salazariste et de la GNR. Pour moi, la libération des prisonniers politiques a été l’un des plus beaux moments de ma vie. Ce qui m’a le plus impressionné, c’est que, d’un jour à l’autre, la liberté régnait en permanence dans la rue. Il était possible de discuter de tout et partout, de constituer des groupes...

Le mouvement vers les Comités et les Commissions de délégués élus des travailleurs jusqu’au 29 mai.

Dans les premiers jours suivant le 25 avril, dans tout le pays, les travailleurs présentent leurs revendications.

Dans de nombreux secteurs, les patrons et les directions cèdent sans qu’il soit même nécessaire de débrayer.

Ainsi, dans les banques, les directions donnent satisfaction aux revendications, sans grève. Les employés de banque organisent des piquets de contrôle sur les aéroports pour interdire la fuite des capitaux ; ils élisent leurs représentants, qui constituent les commissions des délégués élus des travailleurs des banques.

C’est ainsi que, le 14 mai, les travailleurs de la Banco do Portugal exigent, en même temps que l’assainissement de la direction, la nationalisation de la banque. Voici la relation, rédigée sur place, des événements dans la première vague de luttes, jusqu’au 29 mai.

C'était en 1974, l’année suivante, le parti socialiste trahissait le peuple, mais cela nous connaissons.

 


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8 réactions à cet article    


  • anaphore anaphore 25 avril 21:25

    Oui je me souviens les portugaises ont commencé à s’épiler .


    • SilentArrow 26 avril 01:12

      @anaphore

      Pourquoi les filles portugaises portent-elles une moustache ?

      C’est pour ressembler à leurs mères.


    • Gérard Luçon Gérard Luçon 26 avril 04:40

      Merci Jean pour ce rappel ...


      • chapoutier 26 avril 07:09


        Pour la petite histoire, la Révolution de 1974 était annoncée par deux chansons :



        La première, E Depois Do Adeus , une chanson de variété, était le tout premier signal de déclenchement de la révolution. Son passage radio envoie le premier message aux militaires : ils devaient alors se tenir prêts et synchroniser leurs montres. C’est une chanson d’amour émise à 22h55 sur la radio le 24 avril 1974 qui avait été choisie pour ne pas éveiller de soupçons.


        le second signal, « Grândola, Vila Morena » est diffusé sur Rádio Renascença à 00h20 le 25 avril, tous les partisans de la Révolution savent que les opérations sont lancées, et qu’elles sont irréversibles.


        Tout ceux qui ont la révolution dans leur cœur connaissent un peu « Grândola, Vila Morena » mais peu savent que c’est une chanson d’amour qui a tout lancé.


        Paroles, traduites du portugais d’ une chanson qui a lancé la révolution portugaise :


        Et après notre adieu


        J’ai voulu savoir qui je suis

        Ce que je fais ici

        Qui m’a abandonné

        Qui j’ai oublié

        J’ai voulu me retrouver

        Avoir des nouvelles de nous

        Mais la mer

        Ne me ramène pas

        Ta voix.


        Dans ce silence, mon amour,

        Dans la tristesse et la fin,

        Je te sens en fleur,

        Je te souffre, en moi,

        Je me souviens de toi

        Car partir c’est mourir

        Tout comme aimer

        C’est gagner

        Et c’est perdre.


        Tu es venue en fleur

        Et je t’ai effeuillée,

        Tu t’es donnée par amour

        Et je ne t’ai rien donné.

        Dans ton corps, mon amour,

        Je me suis endormi.

        J’y ai trouvé la mort

        Et en mourant

        La renaissance.


        Et après l’amour

        Et après nous deux

        Nous disant adieu

        Puis chacun est seul.

        Ta place qui est vide

        Ton absence en moi

        Ta paix

        Que j’ai perdue

        Ma douleur

        Que j’ai apprise

        Tu es revenue en fleur

        Et je t’ai effeuillée.


        Et après l’amour

        Et après nous deux

        L’adieu

        Chacun est seul.


      • Gérard Luçon Gérard Luçon 26 avril 11:06

        @chapoutier
        en 73-75 j’étais en formation au ministère de la justice .. deux collègues sont allés voir le dirlo pour l’informer qu’ils partaient faire la révolution au Portugal, vu leurs origines ... et ils nous ont demandé de les soutenir ... autre époque, quand la solidarité existait encore un peu !!!


      • Seth 26 avril 13:00

        Grande caractéristique de la gogoche française qui aime tant célébrer les révolutions chez les autres (toutes sans distinction, quelle que soit leur origine) : elle est fondamentalement anti-révolutionnaire en bêlant encore la non-violence des années 60/70.

        Je ne dis pas ça pour vous Chapoutier.  smiley


        • chapoutier 26 avril 13:22

          @Seth
          c’est évident que cette réflexion n’est pas pour moi puisque je suis né au Portugal et que c’est là bas que sont mes racines.
          Chapoutier n’est qu’un pseudo pris le soir d’une beuverie, j’avais un blanc Crozes-Hermitage

          de chez Chapoutier devant moi et voilà toute l’histoire.


        • Cassandre G Cassandre G 2 mai 11:35

          Quel texte ! Merci pour ce souffle venu du pavé lisboète — entre claquements de mitrailleuses et cris de liberté, on y est, on y marche. Votre récit réveille une mémoire qu’on croyait trop sagement repliée dans les tiroirs de l’Histoire officielle.

          Je comprends mieux encore vos mots laissés sous mon propre article. Il semble que nous fréquentions les mêmes territoires de mémoire — ceux qu’on arpente avec un œil inquiet et l’autre fraternel. Si nos voix se croisent, tant mieux : c’est souvent ensemble que l’on fait le plus de bruit… ou le plus de silence qui dérange.

          À vous lire, j’ai pensé à Pessoa : ce Lisbonnais intranquille qui écrivait que « vivre, c’est être un autre ». Peut-être faut-il relire les révolutions, comme les souvenirs, avec cette lucidité-là. Nous fêtions des victoires, croyant y voir l’aurore, et découvrons parfois, des décennies plus tard, que l’Histoire avait masqué son crépuscule sous des pétales d’œillet.

          Et si, au fond, c’était logique : que tout parte, dans l’aventure démocratique du Portugal, d’une chanson d’amour.

          Quoi qu’il en soit, vos mots ne remanient rien : ils rallument.

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