Combien de morts pour faire avaler la Cinquième République ?
Dès 1934, Jacques Bardoux - le grand-père de Valéry Giscard d’Estaing - avait obtenu, à partir du travail collectif réalisé par une élite d’universitaires et de membres du Conseil d’État rassemblés autour de lui dans un "Comité technique pour la réforme de l’État" vite devenu le "Comité Bardoux", l’essentiel des éléments qui devaient, plus tard, former la Constitution de 1958.
La ligne de fond en était l’abaissement du pouvoir législatif - soit le point d’impact du suffrage universel - et l’accentuation aussi vigoureuse que possible du pouvoir exécutif - soit le représentant des grands intérêts "nationaux", c’est-à-dire de la bourgeoisie en ce qu’elle est la détentrice des instruments de production et d’échange, et donc la garante de l’avenir…
Voici, selon François Monnet, biographe d’André Tardieu - dont il faut redire qu’il a longtemps été, pour Jacques Bardoux, la "solution" au problème institutionnel français - les éléments constitutionnels de fond mis au point par les spécialistes du Comité Bardoux dans le but de renforcer le rôle du président de la République et du président du Conseil :
« Pour restaurer l’autorité de l’exécutif, le Comité Bardoux entendait revaloriser la présidence de la République en la fondant sur un collège électoral élargi et en lui conférant un pouvoir propre de nomination. D’autre part, autorité et stabilité gouvernementales étaient assurées par une présidence du Conseil techniquement réorganisée, munie de la double arme de la dissolution et du référendum de consultation, assurée d’une vie minimale de six mois et protégée contre les renversements sans signification politique par une véritable procédure de défiance. » (page 314)
S’agissant de l’enfermement du pouvoir législatif, voilà ce que prévoyait ce même Comité Bardoux, selon le même auteur :
« La réglementation de l’initiative des députés en matière de dépenses, la possibilité de proroger le budget et la nécessité du vote de défiance constituaient autant de limitations apportées à la toute-puissance du Parlement. » (page 314)
Deux éléments essentiels complétaient le tableau :
« Enfin et surtout, le "Comité technique", fidèle à ses penchants technocratiques, désignait pour assister les ministres un corps de techniciens de gouvernement, les "sous-secrétaires d’État permanents", dont la fonction résumait le double avantage d’une telle nouveauté administrative : compétence et durée. L’institution d’une Cour suprême garantissait l’équilibre futur du système par le contrôle de constitutionnalité et servait de tribunal suprême en matière électorale et politique. » (page 314)
L’addition de tout ce qui est à l’avantage de l’exécutif et, à travers lui, d’une réelle autonomie de l’État par rapport au suffrage universel - le Nombre selon Charles Benoist et André Tardieu - forme un ensemble constitutif, tout simplement, d’une dictature de la bourgeoisie et des compétences qui peuvent et doivent la servir au mieux. On peut dire qu’il n’y manque, tout d’abord, qu’un centre de formation de la haute fonction publique : ce sera, dès la sortie de la Seconde guerre mondiale, l’École nationale d’administration (E.N.A.) de Michel Debré ; et qu'il n'y manque, ensuite, qu’une fonction publique subalterne dûment encadrée : ce sera l’objet du Statut de la fonction publique élaboré par Maurice Thorez à la même époque…
Dans son ouvrage : L’Heure de la décision, paru en 1934, André Tardieu, évoquant ses propres propositions, écrivait :
« Toutes ces mesures ensemble constituent un programme minimum qu’il convient soit d’accepter, soit de rejeter dans l’unité, qui fonde son sens, sa portée, sa valeur. » (page 321)
C’est dire que le morceau était très dur à avaler… Ce que la bourgeoisie savait pertinemment. Et d’ailleurs, même les premiers morts n’y suffiraient pas, quoi qu’elle en ait pensé d’abord, alors que, le 13 décembre 1934, le journal Candide écrivait, à propos de Gaston Doumergue, le président du Conseil issu des événements sanglants survenus dix mois plus tôt :
« Plus que les suppliques du président Lebrun, des présidents des deux assemblées, Jeanneney et Bouisson, et d’un Laval particulièrement insistant, les morts du 6 février réussirent pourtant à le convaincre : "« On se tue ». C’est sur ce mot que je suis revenu." » (page 322)
De fait, il faudrait non seulement la Seconde guerre mondiale, mais encore la guerre d’Indochine et celle d’Algérie pour que la dictature bourgeoise puisse enfin être adoptée sous un putsch militaire à peine déguisé.
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