Connaissez-vous l’Arche de Noé des semences alimentaires ?
Il ne s’agit évidemment pas d’un bateau inspiré de la mythique Arche biblique qui devait sauver les animaux du Déluge, mais d’une sorte de bunker où sont stockées les semences de milliers de végétaux indispensables à l’alimentation des humains et du bétail. Implantée dans les entrailles du Spitzberg, cette étonnante réserve compte 1 million de graines des principales espèces cultivées sur la planète…
Nous sommes tout près – un peu plus de 1 300 km – du Pôle Nord, dans l’archipel norvégien du Svalbard. Plus précisément dans l’île du Spitzberg dont le chef-lieu, la petite ville de Longyearbyen, est connu pour être, hors postes militaires et camps de recherche situés au-delà du 79e parallèle, la localité habitée la plus septentrionale du monde. Malgré près de quatre mois de nuit polaire, près de quatre mois de soleil de minuit, et une température hivernale qui peut nettement descendre sous les - 40°, les 2 368 habitants – dont une minorité de Russes, d’Ukrainiens et de Polonais – savent se détendre. Ils organisent même chaque année le Polar Jazz Festival en février et le Dark Season Blues Festival* en octobre. Ils sont aussi très fiers de leur Station satellite (SvalSat), et plus encore d’être les gardiens du Svalbard Global Seed Vault. Fiers également de leur Université et du village scientifique international de Ny-Ålesund.
L’idée de ce que les français nomment en général Réserve mondiale de graines du Svalbard** émane de l’environnementaliste américain Cary Fowler. Mais sa mise en œuvre est à mettre au crédit des Scandinaves, et notamment des Norvégiens, qui, dès 1984, ont entrepris de sauvegarder des semences dans des conditions optimales de conservation durable. Cette « réserve », inaugurée par le Premier ministre norvégien Jens Stoltenberg le 26 février 2008, a été créée dans le souci des générations futures. Elle répond à plusieurs objectifs, et notamment à :
● Préserver le caractère originel des gènes constitutifs des végétaux les plus couramment utilisés dans l’agriculture et les industries textile et pharmaceutique ;
● Se prémunir contre les disparitions catastrophiques – de quelque nature qu’elles soient – de ces plantes alimentaires, mais aussi de végétaux non alimentaires menacés d’extinction ;
● Conserver au plan historique la trace de végétaux abandonnés par les hommes du fait de l’évolution des pratiques de l’agriculture.
C’est à 120 m de l’entrée du site, dans les entrailles d’une colline de grès exploitée naguère par la compagnie minière SNSK*** pour ses filons de charbon, qu’a été aménagée – pour un coût de 50 millions de couronnes – la Svalbard Global Seed Vault. Plus de 1 057 000 variétés de plantes et de cultivars sont actuellement préservées dans des emballages en aluminium scellés au cœur de ce qui ressemble à un bunker militaire souterrain. La « réserve » est prévue pour accueillir un maximum de 4,5 millions d’échantillons différents, soit 2,5 milliards de graines ! Les dépôts proviennent de la majorité des 170 « banques » nationales et internationales représentant la quasi-totalité des pays du monde – hors micro-états –, y compris la très fermée Corée du Nord. Ils sont stockés gratuitement, en conformité avec les dispositions de l’article 15 du Traité des Plantes (International Treaty on Plant Genetic Resources for Food and Agriculture).
Des pics de chaleur au Spitzberg
Entièrement financée par le gouvernement norvégien pour sa construction, et gérée par celui-ci en collaboration avec l’ONG Global Crop Diversity Trust et le Nordic Genetic Resource Center, cette « réserve » sans équivalent sur la planète est implantée au cœur du pergélisol (en anglais le permafrost) dans trois chambres froides où la température, maintenue à – 18°, assure aux collections les meilleures conditions de sauvegarde possibles. Selon les espèces, les experts estiment que la durée de vie des graines s’étage sur une très grande échelle : de plusieurs décennies pour les moins résistantes à des milliers d’années pour les championnes de la longévité en état de congélation !
« Assure » ou « assurait ? », commencent toutefois à se demander des habitants inquiets de Longyearbyen. On comprend leur interrogation quand on sait que l’archipel du Svalbard se réchauffe « deux fois plus vite que le reste de la planète », si l’on en croit les experts en climatologie. Parmi eux, Kjetil Isaksen, de l’Institut météorologique norvégien, constate que dans le grand nord « le climat change radicalement ». Et de fait, les températures moyennes ne cessent de monter. En 2017, le pic de chaleur du Spitzberg a même été très largement battu avec… 21,7° ! Une température égalée au mois de juillet 2020. Résultat : l’été venu, le pergélisol fond un peu partout en surface, et cela d’autant plus que la température moyenne du sol est progressivement passée de – 5° il y a 20 ans à une fourchette située désormais entre – 2° et – 1° !
Au point qu’en 2017, la fonte a entraîné une inondation des souterrains de la fameuse « réserve ». Heureusement, sans le moindre dommage pour les collections de semences : les eaux ont été pompées, et dans les profondeurs de l’ancienne mine, la roche est restée gelée. Mais l’alerte a été prise en compte, et de nouvelles protections ont été mises en place pour étanchéifier les locaux sensibles. Des précautions d’autant plus justifiées qu’un rapport publié en juin 2020 par des chercheurs du SINTEF (Fondation pour la recherche scientifique et industrielle) affirme que la « couche active » du pergélisol, sujette dans les espaces pentus à un phénomène de solifluxion potentiellement pénalisant pour les constructions existantes et à venir, va continuer à augmenter en épaisseur, au point de dépasser rapidement les deux mètres !
Des graines héritées du néolithique
Inquiétante au plan géologique, la fonte du pergélisol ouvre d’ailleurs d’inattendues perspectives au plan… sociétal. Ainsi pourra-t-on – peut-être – envisager dans l’avenir d’enterrer les morts à Longyearbyen, ce qui est actuellement rigoureusement proscrit, faute de décomposition des dépouilles dans le sol gelé. Cette interdiction a pour conséquence que toute personne en fin de vie est transférée à Oslo (distante de 2 100 km par avion) pour mourir dans la capitale norvégienne. Il n’y a d’ailleurs aucun service de gériatrie, et à fortiori de soins palliatifs, au Svalbard. Pas même une maison de retraite ! Rien ne s’oppose en revanche au rapatriement des cendres des personnes défuntes lorsque leurs familles ont fait le choix de l’incinération. Les contraintes drastiques liées à la fin de vie ont leur équivalent en début de vie : pour éviter toute complication potentiellement périlleuse dans l’archipel, les futures mères sont obligées d’aller passer leurs dernières semaines de grossesse sur le continent, et ce n’est que plusieurs semaines après la naissance des bébés qu’elles sont autorisées à revenir au Svalbard.
Retour à la Réserve mondiale de graines du Svalbard et à sa formidable collection représentative de 13 000 ans d’histoire botanique. Qualifiée par certains de « Chambre forte de l’Apocalypse », cette étonnante « Arche de Noé des graines » n’échappe pas aux critiques des altermondialistes. Et cela au motif que figuraient à l’origine du projet, la fondation Bill et Melinda Gates, la fondation Rockefeller et le groupe agro-alimentaire suisse Syngenta, une multinationale qui, entre autres produits controversés, fabrique et commercialise le néonicotinoïde tueur d’abeilles Cruiser®. Faut-il voir dans ces participations matière à nourrir la défiance ? Et si tel est le cas, sur quelles bases justificatives ? A contrario, instruit-on là un mauvais procès à ceux qui – ne serait-ce que pour communiquer en termes d’image sur des actions positives – ont apporté leur soutien au gouvernement norvégien et au Global Crop Diversity Trust ? À chacun de se faire son opinion.
Une chose est sûre, et donne sans doute un élément de réponse déterminant : en 2015 la banque de semences syrienne gérée par ICARDA (Centre international de recherche dans les zones arides) a été totalement détruite durant les combats de la ville d’Alep, et avec elle la collection botanique très ancienne d’un pays considéré comme le berceau de l’agriculture mondiale. Cette banque a, depuis, été reconstituée grâce à la réexpédition au Moyen Orient de graines déposées en 2008 à des fins de sauvegarde par les Syriens au Svalbard Global Seed Vault. Sans cette précaution, des semences historiques d’une grand valeur patrimoniale car héritées des premières domestications de céréales au néolithique auraient été irrémédiablement perdues.
Pour terminer, rien de mieux qu’une visite en vidéo du site (lien) dans les pas du biologiste et agronome Åsmund Asdal, coordinateur de la réserve. Non sans une pensée pour le Russe Nicolaï Vavilov : ce scientifique visionnaire, tout à la fois botaniste et généticien, a créé la toute première banque de semences à Saint-Pétersbourg en 1926. Cette structure existe toujours sous le nom d’Institut Vavilov et conserve de nombreuses graines congelées ou cryogénisées. La Russie n’en a pas moins déposé des copies d’échantillons de ses plus précieuses semences dans le bunker de Longyearbyen.
God dag for alle ! (Bonne journée à tous !)
* L’édition 2020 de ce festival de blues a été annulée pour cause de Covid-19.
** « Vault » signifie littéralement « chambre forte ».
*** SNSK : Store Norske Spitsbergen Kullkompani.
84 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON