De l’usage du mot « zouave(s) » en contexte algérien
Il est connu en sciences du langage que le destin des mots dépend de l’usage qu’en font les locuteurs. Le besoin de communiquer, d’exprimer sa pensée et de dire le monde est inhérent à l’espèce humaine dont les ressources langagières évoluent, en temps normal, dans des conditions socio-culturelles favorables à la diversité des expressions. Les exemples ne manquent pas pour illustrer les situations où des mots naissent, vieillissent, migrent d’une langue à l’autre, changent de morphologie ou acquièrent de nouveaux traits sémantiques à la faveur des pratiques instaurées en société. Ce sont tous ces phénomènes qui permettent à une langue donnée d’être considérée, selon la métaphore consacrée, comme vivante.
Dans les lignes qui suivent, il ne sera question que d’un seul exemple relatif à la remise en circulation du mot « zouave(s) » dans le contexte algérien actuel, marqué par un soulèvement populaire qui s’est déclenché le 22 février 2019. Loin d’être un simple mot ayant juste sa place dans le dictionnaire de français, celui-là a la particularité de véhiculer tout un univers de sens en lien avec un imaginaire qui titille la sensibilité des uns et des autres.
A la base, le mot en question appartient à l’histoire coloniale de la France. Il s’est répandu au lendemain de la conquête militaire de l’Algérie en 1830[1]. Son utilisation servait à cette époque d’acte de dénomination, sinon de nomination[2], destiné à spécifier des troupes militaires composées de soldats recrutés initialement parmi les populations d’Algérie. L’étymologie nous apprend d’ailleurs que ce mot est issu de l’ethnonyme Zouaoua qui désigne une tribu kabyle du Djurdjura. En effet, même s’il y avait au sein de ses troupes d’infanterie des hommes originaires de Kabylie, il ne faut pas perdre de vue que tous les groupes sociaux en présence, à l’instar des Kouloughlis, des Maures, des Arabes, des Biskris, etc. étaient également concernées par l’enrôlement (Rousset, 1887). Peu de temps après, notamment avec la création des régiments de tirailleurs algériens en 1842, le corps des zouaves fut de plus en plus réservé aux soldats européens.
Jusque-là, plusieurs remarques s’imposent afin de dissiper les malentendus pouvant accompagner l’usage hors contexte de ce mot. Déjà, à l’origine, il existe un vice de forme qui rend aberrante toute tentative de confondre Zouave(s)[3] et Zouaoua. Le lien étymologique entre ces deux unités ne justifie aucunement un quelconque rapprochement d’ordre analogique. Chacune d’elles possède en fait un signifiant et un signifié différents de ceux de l’autre. Ce n’est donc que par abus de langage qu’il est possible de brouiller les pistes en les rendant toutes deux superposables et commutables en vertu d’une association paradigmatique plus abstraite que concrète.
Dans le même ordre d’idées, il est également important de faire attention au piège de la métonymie, procédé sur la base duquel s’est forgé le sens conventionnel du signe « zouave(s) ». L’on va voir ci-après que la formation même de ce mot n’est pas totalement neutre du moment qu’elle met en relation deux référents initialement distincts. Si la catégorie des zouaves constitue en elle-même un ensemble hétérogène, sa dénomination renvoie par contre à un groupe bien particulier, à savoir celui des Kabyles. Dans ce cas, la partie sert à désigner le tout, ce qui n’est pas conforme à la réalité. En termes techniques, il s’agit là d’une synecdoque particularisante où tous les éléments de l’ensemble, à l’exception d’un seul, sont passés sous silence pour des raisons qui ne sont pas toujours évidentes. Dans des situations pareilles, le non-dit a souvent plus de poids que le dit. De toute manière, même en supposant que les zouaves soient tous des Kabyles, il n’en demeure pas moins que les Kabyles ne sont pas tous des zouaves.
Si les troupes des zouaves n’existent plus depuis 1962, le mot, lui, continue d’être employé avec parfois des extensions de sens qui voient le jour en dehors du domaine militaire. En fonction du contexte d’utilisation, celui-ci peut désigner non seulement un soldat, mais aussi une personne excentrique, un clown, quelqu’un qui se donne en spectacle, etc. Donc, au lieu de tomber en désuétude, ce mot connait une nouvelle vie, notamment en Algérie où il fait l’objet d’une mystification historique et d’une manipulation politique suscitant de vives polémiques[4]. Dans ce sillage, il importe de souligner que nombre d’intervenants dans le débat public, que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans les discussions ordinaires, l’utilisent de manière anachronique pour stigmatiser les Kabyles (ou plutôt certains Kabyles) en les accusant à tort d’intelligence avec une puissance étrangère[5]. Tout en conduisant à terme à la négation de l’altérité au nom d’un manichéisme primaire, cet usage témoigne d’un malaise social se caractérisant par des errements identitaires liés à la prédominance de la subjectivité sur la rationalité.
En effet, la remise en circulation de ce mot sur la base de son origine étymologique obéit à un scénario véhiculant un implicite guerrier dans la mesure où il oppose deux entités supposées antinomiques, les « Algériens » et les « anti-Algériens ». Dans ce schéma, les premiers sont en position d’attaque, tandis que les seconds font office de cible. Ne reposant pas sur une assise saine, élaborée dans des conditions vérifiables, ces prémisses sont de nature à déboucher sur des conclusions hâtives à la validité incertaine.
En dehors du fait qu’il est piégé, ce mot a transité du français vers l’arabe algérien en subissant une légère altération phonétique située au niveau du phonème /v/ prononcé désormais sans le trait sonore en tant que /f/. En réalité, il s’agit dans ce cas de figure moins d’un emprunt que d’une restitution d’un mot mieux connu sous la prononciation /zwawa/, sauf que les deux mots en question ne fonctionnent plus de la même façon en raison de l’interférence du contexte colonial évoqué plus haut. Ainsi le mot « zouave(s) » relève-t-il à présent d’un usage tendancieux qui consiste à entretenir le cliché autour d’une population en particulier, d’autant plus que le recours fréquent au pluriel risque de prêter à équivoque et de donner même lieu à des susceptibilités du moment qu’il favorise la généralisation. C’est pourquoi il est utilisé dans certaines situations, comme par acquit de conscience, de manière plus sélective, visant spécialement les militants du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) dont les revendications indépendantistes sont considérées comme une menace à l’unité nationale.
Dans cette configuration, l’agent actif (l’auteur de l’attaque) opère en émission, en se servant du mot « zouave(s) » comme acte de langage, doté d’une force illocutoire, pour accuser, condamner et culpabiliser les Kabyles suspectés de velléités « séparatistes ». Par contre, l’agent passif (la cible) opère en réception, subissant le mot en question comme une violence verbale et une insulte de trop qui actualise, non sans faire mal, l’image de « mercenaire », de « traître » et de « renégat ». Dans cette optique, il y a lieu de relever que ce mot met surtout en avant une évaluation axiologique, en ce sens qu’il effectue une catégorisation fondée sur des présupposés éthiques. Le jugement de valeur qui se dégage à partir de là souligne le caractère regrettable, voire blâmable, de toute opinion et de toute attitude s’écartant des normes politiques en vigueur, lesquelles instituent, conformément à la doxa ambiante, la primauté du national sur le régional.
Bibliographie
BLANCHET Philippe, 2017, Les mots piégés de la politique, Paris, éditions Textuel.
LANFRY Jacques, 1978, « Les Zwawa (Igawawen) d’Algérie centrale. Essai onomastique et ethnographique », dans Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée n° 26, pp. 75-101.
ROUSSET Camille, 1887, L’Algérie de 1830 à 1840. Les commencements d’une conquête (tome 1), Paris, Librairie Plon.
SIBLOT Paul, 2001, « De la dénomination à la nomination. Les dynamiques de la signifiance nominale et le propre du nom », dans Cahiers de praxématique n° 36, pp. 189-214.
[1] M. Emerit, cité par J. Lanfry (1978 : 79), note que le mot « zouave » serait antérieur à cette date dans la langue française. Cependant, l’usage officiel de ce mot remonte à l’arrêté du 1er octobre 1830, signé par le général Clauzel, en vertu duquel fut créé un « bataillon de Zouaves ».
[2] P. Siblot (2001) établit une distinction franche entre dénomination et nomination, postulant que la première relève du champ de la langue, tandis que la seconde s’inscrit dans le champ du discours, c’est-à-dire dans celui de l’usage effectif de la langue.
[3] La majuscule est attestée dans plusieurs écrits.
[4] La forme « néo-zouave(s) » siérait mieux à l’évolution sémantique de la forme initiale « zouave(s) »
[5] Toute personne parlant simplement français en Algérie est considérée par certaines parties animées par l’idéologie et la démagogie comme étant au service de la France et du néo-colonialisme.
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