Démo- ou épistémocratie : maintenant, il faut choisir !
Appelons cela comme on voudra : élites contre peuple (en ajoutant dans le camp des « élites » tous ceux qui, sans sociologiquement en faire partie, en acceptent le magistère), insiders contre outsiders, conservateurs contre insurgés, voire respectables contre « déplorables » (©Hillary Clinton). Dans les pays occidentaux, un point de bascule a été atteint : une moitié de la population est désormais prête à outrepasser les injonctions de la classe dirigeante et à sortir du « cercle de la raison » dont celle-ci a tracé les limites. En France, les « nouveaux réactionnaires » accumulent les succès de librairie et d’audience. L’idéologie de la classe dominante n’est plus l’idéologie dominante dans la population. Un gouffre s’est creusé.
Affolées, les salles de rédaction des grands journaux se transmettent le nouveau mot d’ordre : „désormais, il va falloir é-cou-ter“. Hélas ! Un lion ne deviendra pas végétarien, quand bien même on voudrait le sensibiliser à la souffrance animale.
Grandeur et décadence de la technocratie
A chaque époque correspond sa classe dirigeante. Quand une classe dirigeante devient obsolète, une nouvelle la remplace. C’est ainsi qu‘en 1789, la bourgeoisie s’est substituée à l’aristocratie. Le XXème Siècle a vu triompher une nouvelle classe : la technocratie. Son idéologie : le managérialisme. Son outil : l’Etat. Baignée de saint-simonisme, elle rêve de « remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses ». Dopées aux mathématiques, les sciences politiques (économie, sociologie, démographie) ont –presque- accédé à la dignité des « sciences dures ». Dans l’optique technocratique, la société est une machine complexe dont seuls des ingénieurs hautement qualifiés auraient la maitrise.
Et pourquoi pas après tout ? Le modèle a connu son heure de gloire dans les années 60, quand un chef charismatique (de Gaulle) dominait un bataillon de technocrates (les énarques, frais émoulus de l’école que de Gaulle avait fondée en 1945) qui organisaient la vie économique et sociale du pays, à la satisfaction de la population. Epoque bénie de consensus national, marqué par une relation de confiance réciproque entre le peuple et ses dirigeants. Le politique décidait, la technocratie exécutait, le peuple validait. De Gaulle ne craignait pas le referendum ; et quand en 1969 il perdit, il démissionna sans protester.
Mais la mécanique s’est dérèglée. Comme une maladie auto-immune, la technocratie qui servait le peuple (ah, l’orgueilleuse humilité des « grands serviteurs de l’Etat » !) s’est retournée contre lui. L’Etat régalien, empilant les casquettes de régulateur, gestionnaire, producteur, stratège, employeur, redistributeur et client, est devenu un Frankenstein incontrôlable. Le pouvoir administratif a dévoré le pouvoir politique. Ne rencontrant plus d’obstacle, il a envahi toute la société. La création de normes s’emballe, la fiscalité et le droit du travail deviennent incompréhensibles, la dépense publique enfle inexorablement, la dette explose. Le Chef de l’Etat lui-même n’est guère plus qu’une Miss Météo défraichie et inepte, simple spectatrice de son impuissance : « La reprise va venir !... Ah non, elle n’est pas venue. Ah ça alors, ce n’est pas de bol »). A fortiori, quel espoir le simple citoyen pourrait-il avoir d’influer sur le cours des choses ?
Pourtant, n’entend-on pas dire partout que nous vivons à l’ère de « l’ultra-libéralisme » ? Oui et non. L’Etat s’insère partout, mais la politique n‘est plus nulle part. Cette vacance de la politique, ce sentiment d’être livré à des forces impersonnelles, c‘est ce qu’on nomme aujourd‘hui « ultra-libéralisme ». Vous pouvez toujours glisser un bulletin dans l’urne, voyez si cela changera quelque chose. D‘où la quête de « l’homme fort », qui saura enfin, espère-t-on, dompter la bête : la nature a horreur de la vacance du pouvoir. Paradoxalement, l’autoritarisme devient le dernier refuge de l’aspiration démocratique. Le Front National incarne ce paradoxe : dénonciation acharnée de « l’ultra-libéralisme » d’un côté, et revendication constante de la « liberté » de l’autre : le Brexit était une « victoire de la liberté », Trump incarne « le peuple américain, libre ! », son groupe au Parlement Européen s’intitule « Mouvement pour l’Europe des Nations et des Libertés ». La liberté qui est revendiquée n’est pas celle du consommateur ou de l’employeur, c’est la liberté pour les citoyens de maitriser leur avenir collectif. Ces libertés, complémentaires dans la tradition politique britannique, semblent condamnées à s’opposer dans la tradition française (d’où le contresens de ceux qui, en France, analysent le Brexit comme la victoire du protectionnisme, alors qu’il en est exactement l’inverse).
« Il faut dissoudre le peuple ! » (Berthold Brecht)
La technocratie, émancipée de la tutelle du politique, est devenue l’ennemie du peuple. Peuple illégitime à ses yeux, dont l‘expression devient un obstacle au Progrès dont, armée de sa Science, elle est le prophète. Peuple désormais privé de referendum donc, puisqu’il risquerait de donner la mauvaise réponse (voyez le Brexit !). Le peuple débat, s’oppose, proteste, bref, il fait de la politique : c’est archaïque et insupportable. Heureusement, il y’a une solution : le transfert du pouvoir des Etats-nations vers le nirvana feutré et post-démocratique de l’Union Européenne. Faute de pouvoir dissoudre le peuple, privons le de l’agora dans laquelle il pouvait s‘exprimer, on élimine ainsi son pouvoir de nuisance. Aboutissement du rêve managérialiste. A quoi bon les nations d‘ailleurs ? Il n’y a plus ni sexes, ni races (le mot même doit être banni), ni religions (judaïsme, christianisme, islam : c’est tout la même chose), ni nations. L’indifférenciation est le terreau du managérialisme. Elle substitue l’illusion de la science « objective » à la confrontation des idées et des intérêts individuels. Le technocrate se situe non plus parmi les hommes mais au-dessus d’eux, comme le physicien est au-dessus des atomes dont il observe la danse au bout de son microscope. Elle laisse libre cours au constructivisme : créons une monnaie commune, et les nations se dissoudront d’elles-mêmes. Mélangeons des populations hétérogènes, l’assimilation se fera d’elle-même. La démographie est devenue un simple problème de robinetterie : si les naissances sont inférieures aux décès, il faut importer un nombre équivalent d’immigrants, et le problème est réglé. Le managérialisme est la raison d’être de la technocratie : elle ne peut le remettre en question sans se saborder elle-même : « Il est difficile pour un homme de comprendre une chose si son salaire dépend de ce qu'il ne la comprenne pas » (Upton Sinclair).
Mais le peuple se réveille, le peuple se rebelle. Il ne veut pas consentir à son obsolescence programmée. Il retire sa confiance. Technocratie et peuple sont entrés en conflit : il va donc falloir choisir. Le compromis ambigu qui consistait à consentir au peuple un pouvoir formel, via le suffrage universel, mais contrôlé et conditionné à ce qu’il « sache se tenir », est périmé.
Le pouvoir aux experts
La première solution, c’est l’épistémocratie, le gouvernement des experts. Dans « Against Democracy » (Contre la Démocratie), Jason Brennan s’en fait le champion. Le raisonnement est simple : la majorité des citoyens ne disposent pas des compétences (économiques, géopolitiques, juridiques) nécessaires à l’usage éclairé du droit de vote. Il faut bien des qualifications pour être plombier ou médecin, pourquoi n’en faudrait-il pas pour voter ? Au lendemain du Brexit, Bernard Henri-Levy caractérisait ainsi les 52% d’électeurs qui avaient « mal » voté : « C’est la victoire des casseurs et des gauchistes débiles, des fachos et hooligans avinés et empierrés, des rebelles analphabètes et des néonationalismes à sueurs froides et front de bœuf ». Et vous voudriez confier le pouvoir à cette engeance ? Le peuple doit accepter d’abandonner son droit à l’auto-détermination afin de laisser la « sanior pars » (les plus compétents) décider a sa place.
Toute la démocratie, rien que la démocratie
La deuxième solution, c’est au contraire d’aller jusqu’au bout de la démocratie, sauter sans filet. Cela implique plusieurs réformes :
1) Multiplier les formes de participation à la décision des citoyens. Referendums d’initiative populaire, démocratie liquide. Aujourd’hui, tout le monde accède à l’information et à l’expression publique. Or la participation démocratique est limitée à un ou deux votes par an au maximum. On peut désormais s’exprimer sur tout, mais on ne peut décider de rien : le contraste n’est plus tenable. Concédons à Jason Brennan que la plupart des citoyens ont des connaissances limitées sur les affaires du monde. Doit-on en déduire qu’ils sont peu informés ? Non : on peut ne rien connaitre à la géopolitique et en même temps disposer d’une quantité de « micro-informations » informelles sur son environnement : comment fonctionnent l’école et l’hôpital de la ville ? Quels sont les problèmes et les défis de l’industrie dans laquelle je travaille ? Pourquoi tel bureau administratif ne fonctionne-t-il pas ? L’objectif ne devrait pas être de faire taire ces citoyens « peu informés », mais au contraire de « faire remonter », afin de l’exploiter, toute l‘information cachée dont ils disposent. Friedrich von Hayek avait compris que la supériorité d’une économie de marché sur une économie planifiée était justement sa capacité à traiter les centaines de « micro-informations » que chacun émet à tout moment, au travers de chaque décision en tant que travailleur, consommateur ou épargnant. Appliquons au champ politique les lumières de l’économie.
2) Recentrer et simplifier l’Etat : dans « Democracy and Political Ignorance : Why Smaller Government is Smarter » (Démocratie et Ignorance Politique : Pourquoi un Gouvernement plus Réduit est plus Intelligent), Ilya Somin démontre que reprendre le contrôle de l’Etat exige de le simplifier et de le « localiser ». Cause et conséquence s’enchainent : la simplification permet la transparence démocratique, et la transparence démocratique favorise en retour la simplification. Plus les décisions sont prises à un niveau proche des gens, plus ils ont la motivation de s’y impliquer et la possibilité de les influencer. C’est le principe de subsidiarité qui, issu du droit canon, s‘est retrouvé dans le Traité de Maastricht (qui le bafoue systématiquement par ailleurs, mais c’est une autre histoire). Cela implique notamment de restaurer la nation comme niveau préférentiel de prise de décision, c’est à dire de rapatrier autant que possible les pouvoirs des instances supranationales, qui ne peuvent asseoir leur légitimité sur un « demos ». « Si vous pensez être un citoyen du monde, vous êtes un citoyen de nulle part » (Theresa May).
Il ne faut pas s’y Trumper
Il a été dit que le XIXème Siècle avait commencé en 1815 avec Waterloo et le XXème Siècle en 1914 avec la Première Guerre Mondiale. Le Brexit et l’élection de Donald Trump marquent le coup d’envoi de la révolte du peuple contre la technostructure. On aurait pu rêver meilleur héraut de cette révolte que ce milliardaire au teint orange et au casque jaune, par ailleurs vulgaire, agressif, sexiste, narcissique et inculte, qui nous vient d’Outre Atlantique. Sachons au moins, par-delà le messager, reconnaitre le message. Le XXIème Siècle vient de commencer.
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