Éloge de l’opportunisme
"Terme péjoratif : l'opportunisme désigne une conduite qui consiste à tirer le meilleur parti des circonstances, parfois en le faisant à l'encontre de principes moraux", voilà la définition lapidaire que l' "encyclopédie libre" Wikipédia donne de l'opportunisme. Cette définition est communément admise dans l'opinion publique, un "opportuniste" étant vu comme une personne changeant d'avis en fonction du climat politique ou social, bref, un être misérable dénué de "convictions" et intéressé uniquement par son bien-être personnel.
En politique, c'est un repoussoir ultime et une tâche de Macbeth dont on marque ses adversaires : "L'opportuniste François de Rugy a été récompensé", disait ainsi, amer, l'ancien député écologiste Noël Mamère, après la nomination de l'ex leader vert au Ministère de l'Écologie. Plus récemment, la chaîne LCI titrait de manière inquisitoire : "72 maires de droite se rallient à Macron : pragmatisme ou opportunisme ?", réagissant à la tribune de plusieurs maires LR qui ont pris leurs distances avec leur parti d'origine. Vous l'aurez compris : "opportuniste" est en France ce que "buveur d'eau" est en Russie, l'injure suprême. La chanson éponyme de Jacques Dutronc constitue à ce titre une critique parodique (mais caricaturale) de l'opportunisme.
Cette défiance empreinte de mépris n'est guère nouvelle. Le comportement opportuniste a toujours été dénigré par l'Occident à travers les époques, de Socrate jusqu'aux penseurs contemporains. La pensée socrato-platonicienne, à l'origine de toute la philosophie occidentale, est la première, au Vème siècle avant notre ère, à s'en prendre aux sophistes représentés par Protagoras, lequel est dépeint comme un homme sans foi ni loi ("qu'importe le mensonge ou la vérité !"), un rhétoricien malhonnête prêt à défendre tout et son contraire pourvu qu'il ait raison et soit bien vu, contrastant ainsi avec le chaste Socrate, lequel – grâce à la solidité de ses convictions philosophiques – réussit à le défaire et à asseoir la primauté de la philosophie sur le sophisme. Une vision qui s'est perpétuée durant toute l'Antiquité, les philosophes hellénistiques puis gréco-romains reprochant aux sophistes leur absence de doctrine et leur collusion avec le pouvoir. La venue du christianisme n'a en rien arrangé les choses : Jésus figurant le nouveau Socrate tandis que les Pharisiens étaient les nouveaux sophistes. A nouveau, s'engageait la lutte entre convictions (christianisme) et opportunisme (pharisaïsme, puis paganisme). Les premiers penseurs chrétiens reprochaient en effet aux païens de changer sans cesse de divinité selon l'exaucement de leurs vœux et d'adopter même des dieux étrangers au panthéon gréco-romain. Mais c'est le Moyen-âge, avec sa cohorte de fanatismes, qui porta le plus grand coup à l'opportunisme, notamment avec la querelle entre les nominalistes (William d'Ockham) et les prétendus réalistes menés par Thomas d'Aquin, dont la philosophie dogmatique imprègne encore la pensée occidentale (même celle des philosophes athées ou carrément antithéistes). Le thomisme est en effet une pensée essentialiste et manichéenne dans laquelle on est soit pour Dieu soit pour le Diable, tout opportunisme y est donc vu comme une hérésie (au sens propre du mot), ce que l'Aquinate reprochait aux nominalistes, qui, pourtant n'avaient rien de chrétiens modérés, c'était leur "souplesse" philosophique et le fait de jongler selon les circonstances entre les nuances de la vérité ; or, si l'on pense comme les thomistes qu'il existe un Absolu dans le bien comme dans le mal, cela exclut toute place pour la nuance. Le thomisme est vu, à raison, comme le courant intellectuel le plus intransigeant du christianisme, mais c'est méconnaître que le penseur aquinate a simplement christianisé et corsé davantage le dogmatisme issu de la pensée socrato-platonicienne où, déjà, l'idéal primait sur la circonstance (Antigone n'était-elle pas adulée par les Anciens contrairement à sa sœur Ismène jugée opportuniste ?). L'anti-opportunisme a donc glissé du champ purement philosophique et moral pour acquérir une portée religieuse avec la venue du christianisme. On aurait pu penser que le Siècle des Lumières et
Ce qui fait l'essence même d'une idéologie, c'est sa portée totale et sa propension à englober (ou à "habiter") l'être qui y adhère. Notre société occidentale, construite en grande partie sur le clivage droite/gauche, nationalisme/mondialisme, est par essence binaire et perpétue inconsciemment la vision socrato-platonicienne et thomiste. Tout opportunisme est dès lors interdit en politique puisque la politique est censée avoir pour objet le "bien commun". Pour le Stagirite comme pour l'Aquinate, l'individu politisé doit agir pour le bien de
Le problème réside bien dans la conception enfantine que l'Occident a de la politique, vue comme un moyen d'apporter le "bien commun" et de défendre des "convictions" alors que l'essence de l'activité politique se réduit simplement à acquérir et à conserver le pouvoir, comme l'a théorisé Machiavel. L'opportuniste est loin d'être un invertébré, c'est un disciple de Protagoras et des sophistes : "Ubi bene, ibi patria" (je suis chez moi là où je suis bien), clame-t-il haut et fort contre tous les idéologues nationalistes, conservateurs, communistes, islamistes ou autres. L'opportuniste n'est pas un lâche : dans un monde où l'on est enjoint de se choisir une idéologie et de s'y tenir jusqu'à son dernier souffle, l'opportuniste est un Prométhée qui a le courage de défier l'ordre établi et de clamer sans peur : "oui, je suis un homme de raison et de réflexion contre tous ces passionnés qui hurlent leur furie idéologique à la face du monde". Ce sont les hommes "habités par des convictions" qui ont mis à feu et à sang l'humanité depuis des millénaires : mais que l'on me cite un seul génocide, une seule persécution organisée par des opportunistes. Il n'y en aura jamais car l'opportuniste veut par définition tirer le meilleur parti des circonstances, il n'a donc aucune prétention à imposer ses vues aux autres. Et comme il n'est pas animé par des idéaux contrairement aux idéologues, il n'ira guère évangéliser ou "civiliser" autrui par la force des baïonnettes. Un opportuniste pratique l'anarchisme moral : au lieu d'aller bombarder un pays autoritaire pour y apporter les saintes grâces de la démocratie, il préférera faire affaire avec ledit pays et y laisser le régime en place. Au lieu de s'engoncer dans un complotisme racial remplaciste, un opportuniste verra dans l'immigration un formidable vecteur de production et de consommation capable de générer des sommes astronomiques : il n'aura donc aucun tabou moral à commercialiser des burqas ou de la viande halal. Si les communistes arrivent au pouvoir, l'opportuniste se lancera dans la confection de drapeaux rouges, si c'est l'écologisme, il ouvrira un restaurant de tofu. Car, un opportuniste est, comme son nom l'indique, une personne qui voit des opportunités là où les idéologues voient des ennemis à abattre ou des causes à servir.
Une telle vérité n'est pas encore dicible dans cet Occident pétri de collectivisme et plaçant la politique dans le champ des passions idéalistes adolescentes plutôt que dans celui de la stratégie utilitaire et de la raison. C'est encore plus vrai lorsqu'il s'agit d'idéologies telles que le nationalisme, le communisme ou l'islamisme. Ainsi, les anciens nationalistes, les ex rouges et les islamistes repentis se retrouvent sous une défiance incomprise lorsqu'ils quittent leurs idéologies originelles. Ces trois mouvances sont en effet tellement radicales et demandent un tel engagement total que, selon l'opinion commune, il faut un choc émotionnel de 10 000 volts pour qu'un adepte de ces pensées en sorte, puisque, toujours selon l'opinion commune, la politique est affaire de convictions et d'idéaux. Alors, ces revirements suscitent le mépris de l'auditoire, même de ceux qui sont des adversaires de ces idéologies. Un type qui dirait : "Je suis allé au FN pour taquiner de
Cet idéalisme et ce rejet de l'opportunisme en matière politique sont, comme nous l'avons vu, caractéristiques de la pensée occidentale. Il n'en est pas de même dans les autres systèmes culturels. La philosophie asiatique, en particulier, a consacré le pragmatisme au rang d'art. On s'imagine à tort le Japon des samouraïs comme une société basée sur l'héroïsme et la loyauté à une cause surhumaine. Rien n'est plus faux : le Moyen-âge japonais fut, politiquement, une suite sans fin de guerres seigneuriales ponctuées d'alliances, de revirements, de trahisons et de réconciliations, chaque seigneur tentant d'avancer ses pions afin d'être le plus puissant, quitte à s'allier avec d'autres pour quelques temps. Cette période politiquement prolifique a même donné lieu à toute une politologie typiquement japonaise où se mélangent le militaire et le politique : on citera le très célèbre Traité des Cinq Roues de Myiamoto Musashi. Le futur shogun Tokugawa Ieyasu lui-même fut un grand opportuniste puisque ce noble samouraï ne cessa de faire et de défaire des alliances avec des seigneurs de guerre aussi puissants que Oda Nobunaga ou Shingen Takeda, jusqu'à être lui-même assez puissant pour dominer l'archipel nippon. C'est que, contrairement à notre chevalerie guindée, l'honneur des guerriers japonais se mesurait à leur vaillance au combat, non à leurs idéaux ou à leurs convictions politiques – eux avaient compris que les trois premières lettres du mot "conviction" augurent de sa valeur et que la seule fin de la chose politique est la volonté de puissance. Il faut aussi noter que le terme "opportuniste" n'est pas péjoratif en japonais comme il l'est dans les langues occidentales. Dans la langue nippone, ce mot se dit "hiyorimi-shugi", ce qui signifie selon l'interprétation littérale des hiéroglyphes "regarder l'harmonie du jour" (sous entendu : aligner son comportement selon le climat favorable). Loin d'être péjoratif, le terme "hiyorimi" est un adjectif mélioratif... et même un prénom mixte que l'ont peut traduire par "celui/celle qui est prévoyant(e)" ou "celui/celle qui sait tirer le meilleur parti des circonstances". Impensable en Occident ! La même approche s'observe en Chine dont l'histoire est également prolifique en guerres seigneuriales et en alliances suivies de revirements dignes d'une tragédie shakespearienne. La philosophie morale chinoise est très intéressante car, contrairement à celle des Occidentaux, elle prône une "morale de la stratégie" pour reprendre le terme du professeur Pascal Boniface. En effet, il n'y a pas de "droit naturel" ou d'absolu dans la pensée chinoise baignée par ces deux fleuves de sagesse que sont le taoïsme et le confucianisme. Dès le Vème siècle, le fameux Sun Tzu avait ainsi théorisé l'art de faire la guerre de manière insidieuse, quitte à s'asseoir sur ses principes moraux pourvu que le résultat soit la victoire. Loin d'être un simple recueil de tactiques militaires, L'Art de la guerre est aussi un manuel politique que tout bon opportuniste devrait avoir dans sa bibliothèque avec Le Prince de Machiavel, L'art d'avoir toujours raison de Schopenhauer ainsi que Le Livre du courtisan de Baldassare Castiglione.
Toutefois, même en Occident l'opportunisme a fait florès. Malgré la pression exercée par la philosophie gréco-romaine, le manichéisme chrétien et l'esprit chevaleresque célébré par les arts, il y eut des hommes qui ont vite saisi que toute politique était une affaire de pouvoir et que le reste (idéologie, conviction, passion) était une invention créée par des escrocs pour des naïfs. J'ai évoqué plus haut Machiavel et Castiglione, deux hommes de
Comme nous l'avons vu ci-dessus, même les aires culturelles où l'opportunisme était le plus mal vu n'en ont guère été épargnées. Posons-nous donc la question : ne sommes-nous pas tous un peu opportunistes ? Voilà quatre pages que je tente de vous convaincre du bien fondé de l'opportunisme mais je n'en ai pas encore expliqué l'étymologie. C'est du latin que nous vient le mot opportun : le préfixe "ob" signifiant "au" tandis que "portus" désigne le quai ou le port. "ob portus" signifie donc "ce qui arrive au quai" ou, de manière plus compréhensible, "ce qui vient à point". Car, qu'est-ce que l'opportunisme sinon saisir au vol les peu d'occasions offertes par la vie ?
L'être humain est par nature opportuniste. Cela se remarque jusque dans son alimentation. Partout où Homo Sapiens s'est installé, il s'est adapté à l'environnement local. Pour avoir une quantité suffisante de protéines, moteur de notre force vitale, nous avons recours en Occident aux viandes bovines et aux produits laitiers. Les Inuits, du fait du climat arctique sous le régime duquel ils doivent vivre, ne peuvent s'offrir des bovins : ils ont compensé ce manque par la chasse au phoque ou à la baleine, dont la chair est riche en protéines et en oméga 3. Les Papous et les Aborigènes d'Australie ont, quant à eux, jeté leur dévolu sur de grosses larves juteuses et également très riches en protéines. On le voit : l'être humain est un opportunivore, il se nourrit selon les circonstances de son environnement. Pourquoi devrait-il en être autrement en politique ? Sur une île déserte, même le végétalien le plus fanatique se résoudra à chasser mammifères ou oiseaux car son instinct de vie (que les philosophes allemands appellent "Trieb") l'y poussera. Il en est de même en politique : prenez un Gilet Jaune de la pire espèce, si le gouvernement lui propose un bon travail, il rangera à coup sûr son gilet et chantera l'éloge de Macron ; prenez un raciste enragé, présentez-lui une belle jeune femme d'origine orientale ou africaine, soyez sûr qu'il foulera aux pieds son ancienne idéologie et jurera même n'avoir jamais été raciste. Je connais en personne des hommes et des femmes qui ont fait le choix de l'opportunisme plutôt que celui de l'idéologie. G. L., ancien combattant pro-russe en Ukraine, anti-américain enragé qui faisait l'éloge du Hezbollah et aspirait à l'anéantissement de l'Amérique par le bloc russo-iranien, il vit aujourd'hui en Californie avec une États-Unienne et une green card. Chris, un islamophobe tellement véhément qu'il reprochait à Robert Ménard d'être un "bande mou" (sic) vient de se convertir au soufisme et de se mettre en couple avec une jeune femme d'origine turque après un long cheminement qui lui a fait comprendre l'inanité de son nationalisme. Pour l'extrême-droite, ces deux hommes sont des traîtres, des ennemis, des opportunistes. Pourtant, qui peut leur jeter la pierre ? N'ont-ils pas eu raison de cueillir les fleurs de la vie plutôt que de rester engoncés dans leur fanatisme ? Faut-il, au nom de prétendues convictions, refuser le bonheur et le bien-être, sacrifier tout à un prétendu "bien commun", donner sa vie à une idéologie inventée par des escrocs pour des naïfs ? Ce n'est pas par excès d'opportunisme que la politique se meurt, mais au contraire par un excès d'idéalisme et par un manque d'esprit pragmatique.
C'est par une citation du grand Emil Cioran que je conclurais cet éloge de l'opportunisme politique. Cioran, romancier français d'origine roumaine, attiré durant sa jeunesse par les théories fascistes avant d'en comprendre l'inanité et l'impasse que le fait d'y être associé pouvait représenter pour sa carrière prolifique d'homme de lettres. Ce nihiliste désenchanté, observateur percutant du monde contemporain avait eu un mot merveilleux et plein de bon sens qui résume parfaitement la pensée du présent article : "Les opportunistes ont sauvé les peuples, les héros les ont ruinés".
Nicolas Kirkitadze
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