Entretien avec Luc Ferry : La révolution transhumaniste
Comment la technomédecine et l'uberisation du monde vont bouleverser nos vies : tel est le très actuel sujet du dernier ouvrage, intitulé « La révolution transhumaniste »*, de Luc Ferry. Un livre indispensable, par son originalité, sa rigueur et sa clarté, pour mieux comprendre les enjeux démocratiques, mais aussi l'avenir proche, de nos sociétés contemporaines, dont il est vital de réhabiliter l'idéal philosophique de la régulation !
Daniel Salvatore Schiffer : Votre dernier livre, intitulé « La Révolution transhumaniste », envisage la manière dont la « technomédecine », mais aussi l' « uberisation » du monde moderne, vont changer notre existence, modifier en profondeur, au sein de nos sociétés contemporaines, notre mode d'être, notre approche de la vie, tant sur le plan économique que professionnel. C'est là ce que vous appelez la « révolution transhumaniste ». Qu'est-ce à dire ?
Luc Ferry : Cette révolution transhumaniste n'est pas, loin s'en faut, de la science fiction ! Les biotechnologies, par exemple, sont déjà capables, à l'heure actuelle, de modifier, de façon potentiellement irréversible, l'espèce humaine, à l'instar de ce l'on fait, depuis de nombreuses années, avec la culture transgénique, que ce soit de maïs, de riz ou de blé... ce que l'on appelle les OGM. Ainsi s'est développée dans une démarche similaire, aux États-Unis notamment, un nouveau type d'idéologie : le transhumanisme, précisément, avec ses théoriciens et ses praticiens, ses prophètes et ses savants. Mais en Chine et en Corée du Sud également, où une équipe de généticiens annonçait dès 2015, il y a donc un an déjà, entreprendre un programme destiné à « améliorer » le génome de quatre-vingt-trois embryons humains !
RESPECT DE L'IDEAL DEMOCRATIQUE ET SAUVEGARDE DE LA LIBERTE HUMAINE
D.S.S. : D'où aujourd'hui, face à ce réel danger, une sorte de mise en garde de votre part, comme un cri d'alarme, à travers votre dernier livre, basé sur le respect de l'idéal démocratique et la sauvegarde de la liberté humaine ?
L.F. Oui ! Jusqu'où ira-t-on dans cette voie ? Où en sont, sur le plan médical et surtout éthique, les limites ? Car la question, qui ne peut que tarauder tout authentique humaniste ou tout homme doté simplement d'un certain sens de la responsabilité, est de savoir s'il sera un jour possible, peut-être bientôt, d' « augmenter » à volonté tel ou tel caractère de la personnalité, d'éradiquer dès l'embryon les maladies génétiques, d'enrayer la vieillesse, sinon la mort, en créant une nouvelle espèces d'humains : des êtres « améliorés », calqués en partie sur le vieux mais périlleux rêve, tel que l'ont conçu par le passé les pires formes de fascisme et d'eugénisme, du « surhomme » ou de l' « aryen », qui n'est donc plus seulement, aujourd'hui, un mythe, conformément à certaines croyances antiques, ou de l'ordre du « virtuel », mais bien une possible, dans un avenir plus ou moins proche, réalité.
D.S.S. : En serions-nous donc, malheureusement, déjà là ?
L.F. : Non, pas encore tout à fait ! Mais, enfin, de nombreux centres de recherche « transhumanistes », parfois prestigieux et souvent prospères, y travaillent déjà intensément, un peu partout dans le monde, avec des financements colossaux. Le « transhumanisme » est un courant idéologique puissant, soutenu par des entreprises telles que Google, ou en provenance d'autres géants du Web. Il en va de même de technologies plus nouvelles encore, comme les biotechnologies, la robotique, l'intelligence artificielle, la cybernétique, les imprimantes 3D, la biochirurgie, la médecine régénératrice, les nanotechnologies ou, à l'inverse, le traitement des « grosses données » circulant, à travers le « big data », sur la toile. Les progrès des « technosciences », comme l'usage intensif des cellules souches, le clonage reproductif, l'hybridation homme/machine, l'ingénierie génétique ou les manipulations germinales, qui pourraient modifier l'espèce humaine sans possibilité de retour en arrière, sont incroyablement rapides, d'une ampleur considérable et avec des conséquences inimaginables. Car ils échappent, à l'heure actuelle, sinon à tout contrôle du moins à toute régulation ! Il n'existe pas encore aujourd'hui, à ce sujet-là, de véritable réglementation, de lois claires et précises. C'est malheureusement là l'un des revers de la mondialisation outrancière, ou du capitalisme sauvage, qui n'a rien à voir avec le libéralisme correctement entendu, tel que je le prône.
REGULATION : LE MAÎTRE MOT !
D.S.S. : Comment endiguer ce processus apparemment fou, lancé aujourd'hui à toute vitesse, sans véritable contrôle de la part de nos sociétés modernes et, surtout, de nos institutions démocratiques ? Quelles solutions préconisez-vous dans l'immédiat, y compris sur le plan législatif ?
L.F. : Face à cette révolution, qui n'a bien sûr pas que des aspects négatifs au vu des progrès certes bienvenus de la médecine lorsqu'elle améliore les conditions de vie ou apporte des remèdes à une santé précaire, le maître mot doit être, au premier chef, la « régulation » : fixer, à cette révolution transhumaniste, des limites intelligentes, rationnelles et fines ; ne pas sacrifier l'idéal thérapeutique, c'est-à-dire « réparer » dans le vivant ce qui est « abîmé » par la maladie, à on ne sait quel ambitieux, illusoire ou faux programme d'augmentation/amélioration. Car ces nouvelles technologies disposent, principalement, de deux caractéristiques leur permettant de se soustraire ainsi aisément aux processus démocratiques ordinaires.
D.S.S. : Lesquels ?
L.F. : Elles se développent, effectivement, à une vitesse folle, mais, surtout, elles s'avèrent extraordinairement difficiles à comprendre et, donc, à maîtriser pour les néophytes, les non professionnels du secteur, les profanes. Bref : le commun des mortels. Les connaissances théoriques et scientifiques qu'elles mobilisent dépassent, en général, le savoir limité tant des dirigeants politiques que des opinions publiques ou même des instances médiatiques. A cela s'ajoute le fait que les puissances économiques qui les régissent disposent de gigantesques moyens financiers, insoupçonnables, démesurés. Cela se joue à coups de dizaines, parfois de centaines, de milliards de dollars !
L'UBERISATION DU MONDE : UTOPIE OU AVENIR ?
D.S.S. : Cette « révolution transhumaniste » s'avère d'autant plus puissante qu'il existe aussi pour l'accroître, dénoncez-vous également dans votre livre, une économie qualifiée de « collaborative » !
L.F. : Exact ! Cette révolution s'accélère, s'emballe d'autant plus vite, qu'elle est sous-tendue, en parallèle, par cette véritable « infrastructure du monde » que constitue le Web, laquelle permet l'apparition, en effet, d'une économie dite « collaborative ». C'est celle que symbolisent des applications, précisément, comme « Uber », « Airbnb » ou « BlaBlaCar ». Ainsi l'idéologue Jeremy Rifkin soutient-il, quant à lui, qu'elles annoncent la fin du capitalisme au profit d'un monde fait de gratuité, de solidarité et de fraternité, de souci de l'autre !
D.S.S. : Qu'avez-vous répondre à cela ? Une sorte de nouvelle et belle utopie, cette « uberisation » du monde, quant aux futures modalités de l'existence humaine et son rapport à la société ?
L.F. : C'est là, certes, un beau et généreux programme ! C'est même à espérer ! Mais reste, tout de même, que la question peut et doit légitimement se poser : n'est-ce pas là, au contraire, vers un hyper-libéralisme, vénal et dérégulateur, que ce monde hyper-connecté nous dirige insidieusement ? D'où mon interrogation, mon scepticisme et mon espoir tout à la fois. Car je reste, bien sûr, nuancé, équilibré dans mon propos, où je tente, en bon philosophe que je m'efforce d'être, de faire la part des choses : tout, dans cette « révolution transhumaniste », n'est certes pas, malgré les apparences parfois, à rejeter. Certaines perspectives ouvertes par ces innovations techno-scientifiques se révèlent enthousiasmantes, d'autres effrayantes. C'est là, précisément, ce que mon livre cherche à faire comprendre, tout en réhabilitant, en même temps, l'idéal démocratique de la régulation : notion désormais vitale, tant sur le plan de la médecine que de l'économie, et tant au niveau social que politique, pour l'avenir de l'humanité !
REPENSER LA VIE ET PRESERVER L'HUMAIN
D.S.S. : Votre analyse s'inscrit également dans la foulée d'un certain nombre d'autres penseurs de premier plan, en dehors de la France, tels que notamment, aux États-Unis, Francis Fukuyama, et, en Allemagne, Jürgen Habermas ou Michael Sandel !
L.F. : En effet ! Cette nouvelle donne nous oblige à repenser le monde, mais également l'humain et, plus généralement, notre rapport à la vie, comme aussi, du reste, à la mort. Elle nous contraint à réfléchir sur le temps présent et à venir, à anticiper les multiples questions, souvent vertigineuses et même imprévisibles, que ces nouveaux pouvoirs de l'homme sur l'homme vont inévitablement soulever sur les plans éthique, politique, économique, mais aussi philosophique, spirituel et peut-être religieux. C'est donc là, justement, l'objet de mon livre : poser sans tabous ni interdits ces questions, les expliciter en analysant leurs tenants et leurs aboutissants afin d'en faire mieux ressortir, dès maintenant, les enjeux essentiels. Bref : prendre conscience, en France comme dans le reste de l'Europe, du fait qu'une nouvelle idéologie, le « transhumanisme », est née et s'est développée aux quatre coins de la planète : il est de notre devoir moral, grâce à notre raison, par notre vigilance intellectuelle et notre esprit critique, d'en réduire, désamorcer ou neutraliser le potentiel danger afin de préserver l'espèce humaine, nos propres enfants et, si possible, les générations futures. C'est là, à mon sens, le grand, fondamental et noble combat, pour un philosophe digne de ce nom, de ces prochaines années !
*Publié chez Plon (Paris).
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe auteur, notamment, de « Lord Byron » (Gallimard - Folio Biographies) ; « Oscar Wilde - Splendeur et misère d'un dandy » (Éditions de La Martinière) ; « Le Testament du Kosovo - Journal de guerre » (Éditions du Rocher) ; « Petit éloge de David Bogie - Le dandy absolu » (Éditions François Bourin).
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