EXCLURE : le brisement de l’âme
Plus personne ne leur demande rien. Plus personne ne les attend ni ne compte sur eux.
Plus personne ne compte avec eux.
Leurs rêves, à force de tourner en rond, se sont estompés.
Leurs espoirs, tous déçus, sont morts. Ils sont seuls.
Et ils font le pas.
Le pas de l'accepter et de le laisser voir.
Leur fatigue, bien alimentée par l'alcool et le tabac, les jette dans un destin où tout échappe. Qu'importe : plus rien n'a d'importance, ils se foutent de tout.
Sans doute y-a-t-il eu une faille ? Une mère démissionnaire ? Un père absent ou trop faible pour donner sa confiance ?
Ils ont fait un peu d'études ? Ils ont cru à leurs rêves.
Leur idéal les a conduits ici, dans le néant.
Cet idéal forgé seulement sur le refus de la violence subie, de l'incompréhension, du déni.
La question que peut se poser celui qui les regarde est : Pourquoi ne se suicide-t-il pas ?
Mais personne ne les regarde.
Les amis les aimaient vivants, gais, à leur écoute sinon à leur service.
Disparus.
Ils sont fiers, et c'est leur orgueil qui les tient en vie, mais à l'écart.
Aujourd'hui, on est libre, c'est cela le libéralisme : personne ne juge personne sur la manière dont il vit. Personne s'immisce dans la vie privée de personne : on vous laisserait sauter du pont si on vous voyait faire.
La maxime de notre monde est : « vivre et laisser vivre ».
Et : « laisser mourir ».
Quand il reste assez de vie, assez d'énergie, ils jouent la provocation : on les arrête, on les contraint, on les enferme. Alors, ils risquent le tout pour le tout juste pour ressentir encore un peu de vie ; le regard dur, hautain, arrogant, les paroles âpres, rares et incompréhensibles pour les gentils qui se dévouent à s'occuper d'eux, ils refusent l' aide compatissante, ils les envoient au diable.
Une fois abandonnés de nouveau , ils restent soulagés et désespérés.
La solitude est tellement plus facile à vivre quand on est seul.
Tant qu'il y a un chien qui console et qui protège, il y a un lien. Le seul.
Avant, la structure du groupe, étouffante par ailleurs et pour d'autres, soutenait le fragile, le laisser pour compte.
Alors que les bien-pensants estiment que les pauvres feraient mieux de travailler, manger correctement, payer leur loyer et leur note de chauffage plutôt que ne rien foutre, boire et fumer, il nous faudrait les mettre pour un temps assez long, pour que ce soit vrai, dans cette situation d'abandon, d'anonymat, de déni, d'humiliation, dans la misère et sa précarité jusqu'à ce que l'on voit ce qu'il advient de leur bien-pensance.
Point de repos dans la précarité ; juste l'assommoir de l'alcool pour dormir ; il faut brûler son trop plein d'énergie dans le tabac car il ne faut point avoir trop d'énergie : quand tout est bouché, celle-ci est trop destructrice ou auto-destructrice.
Il faut s'anesthésier car il vaut mieux ne pas trop souffrir quand on a passé la ligne où l'on ne maîtrise plus rien, celle où le rêve même ne tient plus lieu d'espoir.
Des gosses, abandonnés forcément, qui s'attisent comme des chiens puis qui se couchent parce qu'ils ne peuvent plus faire semblant.
L'exclusion est le mal le plus douloureux, sans retour, car de cette douleur-là, on ne se remet jamais.
Ils font peur ou ils font honte à ceux qui, encore entiers dans ce monde, veulent les secourir pour qu'ils n'existent plus tels qu'ils sont, mais pour qu'ils puissent rallier les rangs des gens ordinaires ; ou qui veulent les éliminer, les sortir de leur paysage, les cacher !
Ceux-là n'hésitent pas, bien sûrs de leur bon droit, à déléguer leur dégoût à la police ou aux élus !
Car ils refusent la pitié, les exclus, c'est sûrement cela qui les jette à la rue ! Et ils ont tellement raison ; cependant, un mauvais pauvre qui ne se courbe pas, on ne peut pas le secourir : l'être humain, civilisé, n'a pas encore trouvé le biais de l'acceptation de l'autre !
Aguerris à tant de perversité, tant de violence, l'exclu ne pourrait plus être sensible qu'à une authentique sincérité : on frôle, on est dans l'instinct animal quand on a touché le fond, aucun compromis n'est plus possible, la vigilance est aiguisée à toute tentative de manipulation !
Mais ce que l'on attend plus ne vient jamais : l'innocence. Ce lien réel, sans arrière-pensée, sans dessein...juste une rencontre vraie.
Il est insignifiant de penser que n'importe qui peut « tomber dans la rue » mais il est signifiant de dire que cela ne devrait pas arriver.
Notre monde urbain a une fâcheuse tendance à tout déshumaniser ; pour s'y retrouver dans ce chaos du tout argent, du volatile et du futile, il faut être ancré chez soi, dans un amour maternel, une confiance paternelle puis dans une vie de liens étroits.
La moindre violence à l'âge des traumatismes, la moindre solitude à l'âge des épreuves peuvent mettre à bas quiconque aurait su, dans un monde moins anonyme, retrouver un minimum ses billes pour continuer cahin-caha.
Hayette a quitté la maison pleine d'abus sexuels à quatorze ans ; elle vole, elle traîne, « elle ne se prend pas la tête » ; elle vit en squat, elle se marie, fait trois enfants, tous décédés de la maladie du nanisme ; elle divorce, retourne chez sa mère, se fait virer deux ans plus tard. Elle trouve un boulot, un appart et se tire trois mois après : « Il y a des choses que l'on peut faire que quand on est équilibré » dit-elle « quand je suis entre quatre murs, je deviens suicidaire ».
Impossible de s'adapter aux horaires ! Pourtant, c'est le B A BA de l'intégration.
Nulle place pour la différence en ce bas monde plein de progrès, d'intelligence et de technologies !!!
Dehors aujourd'hui, il y a tous ceux qui ont morflé, plein de travailleurs sans papier ou d'immigrés sans travail mais pleins de diplômes, des Roms, insupportables nomades.
Le nomadisme, tiens, c'est pour les nantis ; l'Europe sans frontières !La monnaie unique !
Pour les autres, le nomadisme n'est qu'un manque d'abri, un refuge à soi où l'on pourrait cicatriser son âme avec ses larmes. Dans la rue, on ne se retourne pas sur un passé douloureux, s'apitoyer sur soi, même dans ce minimum nécessaire pour panser les plaies et tenter de se reconstruire, est interdit : la fragilité que cela crée, fait de soi la meilleure des proies ; la femme surtout, s'expose à la violence.
Pour s'en protéger, les sans-abri restent rarement seuls : leur solitude est intérieure, psychique et les liens qu'ils tissent ne sont pas solides mais les réseaux, les squats, les maintiennent en vie.
Une fois le pas fait de la rue, de la survie, de la mise en place de tous les trucs qui protègent, l'âme a franchi un point de non retour.
On se souvient du film d'Élizabeth Rappeneau « Ma meilleure amie » ( avec Anouk Grinberg et Julie Debazac) : Anouk Grinberg repart à la fin du film, après avoir donné tous ses sous à un pote sans-abri ; elle ne peut pas « se poser ». Certes, l'histoire racontée dans le film est très douce comparée à la réalité de ceux qui vivent dans la rue, mais la psychologie y est assez fine.
Quand on a abdiqué jusqu'à la dernière once de fierté, le regard des autres indiffère ; mais avant cela, on tente de garder une apparence, puis on affiche le mépris pour le mépris ou la pitié avant de ne pouvoir plus supporter que ses semblables.
On ne peut plus supporter que ses semblables.
Or, le fait est typiquement urbain : point de sans-abri dans nos campagnes : dans les villages, dans les champs, il n'y a pas d'anonymat. Cet anonymat qui est devenu la liberté de mes contemporains, reste la protection la meilleure pour le passé de celui qui ne peut plus s'y référer.
L'anonymat qui autorise bien des mensonges mais bien des lâchetés aussi !
La rupture est consommée entre l'être et la nature, depuis longtemps sûrement : l'exclu total vit exclusivement dans le monde des hommes !
Ainsi, les sans-abri ne sont-ils plus des individus à qui l'on peut tendre la main dès le moment où ils s'organisent, mais une classe sociale, infime parallèle, comme peuvent l'être les petits gangs des banlieues, les communautés sectaires, les marginaux écolos... : des soupapes plus ou moins positives, plus ou moins violentes, dans lesquelles se retrouvent tous ceux qui ne peuvent, et pour des raisons nombreuses et variées, s'intégrer dans une société de plus en plus fermée, intolérante.
On étudie ces déviants, on les écoute un peu ; ils intéressent comme intéressent les colonies d'insectes, les clans de grands singes, les ethnies éloignées...
Cela occupe beaucoup de monde de faire croire, ou se faire croire, qu'on pourra, si on en obtenait les moyens ( financiers bien sûr), faire rentrer dans la norme tout ce petit monde bigarré !
Quelle tristesse !
Personne ne pense jamais que les plus maudits, les plus traumatisés, pourraient , ne serait-ce que survivre, sans être stigmatisés, pourchassés, parfois même abattus !
Une société ouverte ne nécessiterait pas toutes ces marges douloureuses !
Et l'ouverture n'est pas tolérance, elle est juste « espace » !
Dans nos sociétés fermées, autant qu'elles puissent l'être et plus qu'elles l'ont jamais été, l'artifice est de rigueur et semble convenir à tous les grands cœurs.
On appelle cela le pragmatisme ! Il faut faire avec ce que l'on a et ne point rêver d'autres rivages !
En tout cas dans la rue, on s'invente un monde pour survivre, on se réinvente une personnalité : être sur le qui-vive permanent ôte toute velléité d'avenir, interdit tout souvenir, efface l'idée même de confiance tandis que la curiosité des autres, du monde, a été étouffée, morte depuis longtemps !
La fatigue de cette vie éreinte : on n'atteint que rarement cinquante ans !
C'est que les contraintes sont lourdes pour être intégré : il faut y avoir été modelé ; le moindre accident de parcours, la moindre fragilité dans une sensibilité abîmée, les humiliations successives donc les échecs, nous poussent chaque jour davantage hors des sentiers battus.
Quelle force faut-il pour vivre tout de même !
Et quelle puissance surhumaine pour résister à tant d'adversité !
Les épreuves collectives, les guerres, les famines, les disettes qui de par le passé et de par le monde ont frappé les hommes ne relèvent pas de la même veine car il n'y a pas d'exclusion : les femmes de Sarajevo expliquaient comment ce qu'elles vivaient ces jours de guerre auraient été impensables, insupportables quelques semaines plus tôt, et comment aujourd'hui elle s'organisaient avec ces deuils, ces manques : le même phénomène psychique de protection, mais l'entraide, le lien, la maison.
L'exclu a la même indifférence froide à l'égard de tout geste des passants, qu'ils soient agressifs, dédaigneux, méprisants ou généreux.
Ils ont intégré leur différence.
Et ce rejet total empêche toute rencontre.
On peut imaginer juste les apprivoiser !
Nous avons inventé une société qui, plutôt qu'éliminer ces souffrances, les exacerbe, les multiplie !
Ainsi la représentation de soi, en bloquant les ressentis de souffrances, par une adaptation nécessaire, est-elle totalement modifiée.
La perte de confiance en soi, en les autres et en l'avenir provoque ces formes d'auto exclusion, de retrait de soi-même.
Et tous les rapports aux autres qui peuvent subsister, aux institutions, aux hôpitaux, par le rapport de violence et d'humiliation, ne font que renforcer cela.
« Réinventer son identité est parfois indispensable et peut mener à des formes de mythomanie de survie. »
Au bout d'un temps, et pas très long, toute réadaptation est impossible.....
Il ne nous reste plus qu'à ouvrir, ouvrir tous les blocages de cette société de manière à laisser sa place à celui qui n'y est pas conforme et pas seulement – et ce serait pourtant déjà un formidable progrès- respecter la différence.
Mais aujourd'hui, l'insécurité de ceux qui pourtant sont intégrés, est si grande que la simple vision de cet autre endommagé provoque haine ou pitié !
Notes : l'exemple donné est tiré de l'article de Clémence Glon, dans Politis du 11 octobre.
La citation est de Pascale Jamoulle, auteur de « Fragments intimes : amours, corps et solitudes aux marges urbaines » La Découverte, 2009
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