Flensbourg, mai 1945 : les derniers jours absurdes et surréalistes du IIIe Reich
Karl Dönitz n'était pas un homme de premier plan du régime nazi. Amiral, technicien, il n'avait ni le charisme d'Hitler, ni la cruauté d'Himmler, ni le cynisme de Goebbels. Pourtant, c'est lui qui, par un étrange concours de circonstances, se retrouva à la tête d'un Reich en ruine, en mai 1945. Réfugié à Flensbourg, petite ville du nord de l'Allemagne, il tenta, pendant quelques semaines, de maintenir l'illusion d'un pouvoir qui n'existait plus. Récit d'une fin de règne absurde, d'un gouvernement fantôme et d'une chute inéluctable.
Quand Flensbourg devint la dernière capitale du IIIe Reich
L'agonie du IIIe Reich se jouait sur plusieurs scènes. Berlin, éventrée, était le théâtre principal. Hitler, retranché, avait déjà signé son arrêt de mort. Mais à des centaines de kilomètres, à Flensbourg, se préparait un épilogue, une sorte de post-scriptum inattendu à la tragédie. Karl Dönitz, grand amiral, avait quitté la capitale le 20 avril, jour "anniversaire" du Führer, date autrefois faste, désormais empreinte de la défaite.
Son départ, d'abord vers Plön, puis vers Flensbourg, répondait à une logique : trouver un lieu sûr, intact. L'académie navale de Mürwik, avec ses imposantes briques rouges, et le port en eaux profondes, offraient cet abri. Flensbourg, ville paisible, devint, par la force des choses, la dernière capitale d'un empire moribond. L'afflux de réfugiés, civils et militaires, fuyant l'Armée rouge, transforma radicalement la ville. Sa population doubla en quelques semaines, créant une situation de crise. Les nouveaux arrivants, hagards, souvent blessés, contrastaient avec le calme apparent de la cité, une dissonance qui rendait l'atmosphère encore plus irréelle. Les habitants, après un accueil souvent bienveillant, se lassaient. Les rations se faisaient rares, la promiscuité engendrait des tensions.
Un gouvernement de façade, entre illusions et réalité
La nouvelle de la mort d'Adolf Hitler, le 1er mai 1945, fit de Dönitz le nouveau chef : président du Reich, un titre bien vide. Sa tâche : former un gouvernement. Un défi, alors que les élites nazies étaient décimées ou en fuite. Il choisit Lutz Graf Schwerin von Krosigk, un aristocrate conservateur, ancien ministre des Finances, comme "ministre en Chef". Un choix stratégique : Krosigk, peu compromis avec les pires excès du nazisme, devait donner une image plus "présentable" aux Alliés. Albert Speer, l'architecte et ministre de l'Armement, conservait son poste. Speer, personnage ambigu, oscillait entre lucidité et aveuglement, espérant, disait-il, contribuer à la reconstruction.
Le gouvernement de Flensbourg était composé de 9 membres :
- Président du Reich (et ministre de la Guerre) : Karl Dönitz
- Ministre en chef (et ministre des Affaires étrangères) : Lutz Graf Schwerin von Krosigk
- Ministre de l'Économie et de la Production de guerre : Albert Speer
- Ministre de l'Alimentation et de l'Agriculture : Herbert Backe
- Ministre de l'Intérieur : Paul Wegener
- Ministre de la Justice : Otto Georg Thierack
- Ministre des Finances : Fritz Nonnenbruch
- Ministre des Transports : Julius Dorpmüller
- Ministre de l'Industrie et du Travail : Otto Ohlendorf
- Wilhelm Keitel et Afred Jodl : bien que techniquement membres du Haut Commandement de la Wehrmacht (OKW) et non du gouvernement stricto sensu, le maréchal Wilhelm Keitel (chef de l'OKW) et le général Alfred Jodl (chef d'état-major) ont joué un rôle crucial dans les négociations de capitulation et sont souvent associés au gouvernement de Flensbourg.
Ces hommes se réunissaient quotidiennement, à l'académie navale, ou sur le Patria. Ce paquebot, autrefois symbole de la puissance allemande, était devenu le centre névralgique de ce gouvernement fantoche. Imaginez la scène : des officiers en uniforme impeccable discutant de questions administratives, comme si de rien n'était, alors que leur pays était en ruines. Le Patria, c'était aussi le lieu des réceptions. On y servait encore du champagne, probablement issu des réserves bien garnies de la Kriegsmarine, un détail qui, à lui seul, résume l'absurdité de la situation. Un véritable microcosme où l'on tentait de maintenir une illusion de normalité.
La radio de Flensbourg, dernier outil de propagande, diffusait des nouvelles tronquées, des appels à la résistance qui sonnaient faux. Le territoire "contrôlé" se limitait à une portion congrue autour de la ville et à quelques enclaves en Norvège, au Danemark et en Bohême-Moravie.
L'impossible négociation et l'inéluctable capitulation
Dönitz s'accrochait à une idée : négocier une paix séparée avec les Anglo-Américains, espérant exploiter les tensions grandissantes avec les Soviétiques. Il rêvait d'un accord qui permettrait à l'armée allemande de continuer le combat à l'Est. Une illusion, évidemment, mais la seule qu'il lui restait.
Le 4 mai, l'amiral von Friedeburg, envoyé auprès de Montgomery, obtint une reddition partielle des forces du nord-ouest. Mais Montgomery fut clair : il fallait une capitulation totale. Le lendemain, le 5 mai, Jodl, à Reims, auprès d'Eisenhower, essuya le même refus. Eisenhower menaça même de fermer le front aux soldats allemands cherchant à échapper aux Soviétiques.
Malgré tout, à Flensbourg, on tergiversait. On analysait chaque mot des Alliés, à la recherche d'une faille, d'un espoir. Le 7 mai, à 2h41 du matin, dans une salle d'école de Reims transformée en salle d'opérations, Alfred Jodl, contraint et forcé, signe l'acte de capitulation sans condition de l'Allemagne. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, mais à Flensbourg, le gouvernement fait mine de l'ignorer. On continue à travailler, à publier des décrets, à nommer des fonctionnaires, à attribuer des décorations... Une activité fébrile, mais totalement déconnectée de la réalité.
Le 8 mai, à Berlin, dans le quartier général soviétique de Karlshorst, une seconde cérémonie de capitulation est organisée, à la demande expresse de Joseph Staline. Le maréchal Wilhelm Keitel, le général Hans-Jürgen Stumpff et l'amiral Hans-Georg von Friedeburg apposent leur signature au bas d'un document identique à celui de Reims. Cette fois, c'est officiel, incontestable : la guerre en Europe est terminée.
23 mai 1945 : le rideau tombe sur Flensbourg
Pourtant, même après cette double capitulation, Dönitz refusait de s'avouer vaincu. Il se considérait toujours comme le chef légitime de l'Allemagne, le seul interlocuteur valable pour les Alliés. Flensbourg vivait dans une bulle. Les rumeurs les plus folles circulaient. On parlait de sous-marins U-Boote ayant quitté secrètement le port, chargés de trésors nazis, à destination de l'Amérique du Sud. Ces histoires, jamais confirmées, ajoutaient une touche de mystère à une situation déjà surréaliste. Pendant ce temps là, les Blitzmädel, ces jeunes auxiliaires féminines de la Wehrmacht, se retrouvaient dans une situation délicate. Certaines, ayant collaboré, craignaient les représailles. D'autres cherchaient la protection des soldats alliés, un choix qui n'était pas sans conséquences.
La population, elle, tentait de survivre. Le marché noir florissait. On échangeait des cigarettes, denrée précieuse, contre de la nourriture, des bijoux contre du charbon. Les femmes, souvent seules, faisaient la queue pendant des heures devant les rares magasins encore ouverts. Les Trümmerfrauen, les "femmes des ruines", déblayaient courageusement les décombres, un travail harassant et symbolique de la reconstruction à venir.
Les Alliés, d'abord surpris par la persistance de ce gouvernement fantôme, décidèrent d'agir. Le 23 mai 1945, au petit matin, des troupes britanniques de la 11e division blindée, menées par le brigadier (équivalent de général de brigade) Ronald Henry Senior, investissent l'académie navale de Mürwik. L'opération est menée sans violence, presque avec une forme de politesse britannique. Les membres du gouvernement Dönitz sont surpris alors qu'ils prenaient leur petit-déjeuner. Certains sont encore en pyjama. Ils sont arrêtés sans opposer de résistance, comme des acteurs pris en flagrant délit à la fin d'une mauvaise pièce de théâtre. Le Troisième Reich disparaissait définitivement.
La mémoire d'un étrange épisode
la ville de Flensbourg a retrouvé son calme. Le Patria a été démantelé. L'académie navale a repris sa fonction, formant les officiers de la marine d'une Allemagne nouvelle. L'épisode du gouvernement Dönitz reste comme une parenthèse improbable, un moment de flottement entre la fin d'un monde et le début d'un autre.
L'histoire du gouvernement de Flensbourg est un mélange d'absurde, de tragique et de pathétique. C'est l'histoire d'hommes dépassés par les événements, qui s'accrochent à des illusions de pouvoir alors que leur monde s'écroule. C'est aussi une illustration de la résilience humaine, de la capacité des individus à survivre, à s'adapter, même dans les circonstances les plus extrêmes. Une histoire qui nous rappelle la folie des idéologies totalitaires.
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