France - Turquie : La loi pénalisant la négation du génocide arménien ? Un paradoxal déni de démocratie !
Il est des faits et gestes, actes ou paroles, qui, bien que dictés par les meilleures intentions, s’avèrent parfois néfastes. C’est le cas, paradoxalement, de la nouvelle loi, adoptée ce 23 janvier 2012 par le Parlement français, pénalisant la négation du génocide arménien, en 1915, sous l’Empire ottoman : une décision politique qui, pour positive qu’elle soit à première vue, se révèle, à long terme, extrêmement négative sur le plan de la liberté intellectuelle et, donc, de la pensée elle-même.
Entendons-nous : il ne s’agit aucunement ici de nier, ni même de relativiser, l’ampleur de ce génocide arménien. Au contraire : je nourris la plus vive sympathie et me sens empli de la plus sincère compassion, comme pour tous les peuples martyrs, envers les malheureuses victimes, par centaines de milliers, de cet abominable massacre, l’un des plus féroces, effectivement, de l’histoire moderne de l’ (in)humanité.
Davantage : je ne concorde pas du tout avec le Premier Ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, lorsqu’il accuse aussi sommairement, au prix d’un injuste et encore plus expéditif procès d’intention, les députés et sénateurs français, en l’occurrence, de racisme, voire, en ce qui concerne Nicolas Sarkozy, probable candidat aux prochaines élections présidentielles, de calcul propagandiste face à l’électorat d’origine arménienne. Non : je les crois réellement, en la circonstance, honnêtes moralement et de bonne foi. Et même, dans le cas contraire, je leur laisse, faute de preuves, le bénéfice du doute. Dont acte !
Mais si je condamne néanmoins ladite loi, que l’actuel Ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé en personne, n’a d’ailleurs pas hésité à qualifier très judicieusement d’ « inopportune », c’est que, soucieux de prendre ici cette hauteur de vue sans laquelle il n’est point d’objectivité dans le jugement, je me place en réalité là sur un tout autre plan : celui du simple, sain et nécessaire, débat d’idées, c’est-à-dire, en définitive, de l’inaliénable liberté de pensée tout autant que de parole. Ne sont-ce ce pas là, du reste, les tout aussi indispensables et intangibles conditions, philosophiques aussi bien qu’éthiques, de toute démocratie correctement entendue ?
Et là, sur ce point précis, Erdogan, à l’inverse, a raison : cette loi française interdisant toute future réflexion critique (je n’ai pas dit, la nuance conceptuelle est de taille, « négationniste ») sur le génocide arménien, comme sur tout autre génocide par ailleurs, s’avère, à l’instar de tout dogme, un véritable et très dommageable « massacre de la pensée », et non seulement, comme le Premier Ministre turc s’est employé à le spécifier, de la « pensée libre ».
Car c’est aux seuls historiens, et non pas aux politiques, fussent-ils animés de bons sentiments, à établir, de fait, la vérité, aussi neutre et impartiale que possible, de l’Histoire : une histoire, en outre, sur laquelle nul ne peut, théoriquement, légiférer ni statuer !
Aucune loi constitutionnelle, sauf à être totalitaire, ne peut prétendre réglementer la pensée, ni régir l’analyse scientifique. Aucune norme législative, sauf à être arbitraire, ne peut s’arroger le droit d’empêcher la recherche, ni d’enfreindre le libre examen. Aucune instance politique, sauf à être autoritaire, ne peut limiter, en s’y substituant de surcroît, l’effort intellectuel. Ce serait là, tout simplement, un crime contre l’intelligence, sinon une insulte aux vertus de l’esprit.
Pis : comment appeler cette volonté d’embrigader ainsi la pensée, de l’enrégimenter et de la corseter, sinon un déni, par cette mutilation du savoir, de démocratie ? C’est même là, lorsque le pouvoir politique prend le pas sur la réflexion critique, qu’il la fait taire ou qu’il lui impose son ordre, le début du totalitarisme idéologique. Réprimer ou étouffer la liberté de conscience, plus encore que d’expression, est un des pires méfaits qui soient au regard de tout humanisme digne de ce nom !
D’où, urgente et légitime, cette interrogation, pour désobligeante et même navrante qu’elle soit : la France, historique patrie des droits de l’homme, serait-elle donc en train de verser là, certes à son insu et fût-ce paradoxalement là encore, dans une sorte de nouvelle dictature, malgré cet alibi que représente ici la loi, de la pensée ?
Aussi la République, pour éviter pareil écueil et échapper ainsi à la tentation totalitaire, se devrait-elle de méditer, plus que jamais, cette superbe réflexion, pour autant qu’elle fût de lui, de Voltaire, dont on ne pourra qu’apprécier les justes et nobles mots, notamment, de son magnifique « Traité sur la Tolérance » : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire ».
Belle et immortelle leçon, en effet, de tolérance ! Mais il est vrai que Sarkozy, dont les erreurs de langage tout autant que les lacunes stylistiques ne manifestent à l’évidence qu’une modeste connaissance des philosophes des Lumières, n’a probablement que très peu lu, hélas pour lui comme pour ses concitoyens, les admirables enseignements de Voltaire, assurément trop grand, par l’esprit comme par la lettre, pour lui !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, auteur de « Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (François Bourin Editeur).
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