• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile

Accueil du site > Tribune Libre > Grandes voix : Étienne de La Boétie

Grandes voix : Étienne de La Boétie

Pour être esclave, il faut que quelqu'un
désire dominer et... qu'un autre accepte de servir.

 « Je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire. Chose vraiment étonnante - et pourtant si commune qu’il faut plutôt en gémir que s’en ébahir, de voir un million d’hommes misérablement asservis, la tête sous le joug, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et pour ainsi dire ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient pas redouter - puisqu’il est seul - ni aimer - puisqu’il est envers eux tous inhumain et cruel. Telle est pourtant la faiblesse des hommes : contraints à l’obéissance, obligés de temporiser, ils ne peuvent pas être toujours les plus forts.

Quel est ce vice, ce vice horrible, de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais être tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ? De les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d’une armée, non d’un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d’un seul ! Non d’un Hercule ou d’un Samson, mais d’un homme et souvent le plus lâche, le plus efféminé de la nation, qui n’a jamais flairé la poudre des batailles ni guère foulé le sable des tournois, qui n’est pas seulement inapte à commander aux hommes, mais encore à satisfaire la moindre femmelette ! Nommerons-nous cela lâcheté ?

Appellerons-nous vils et couards ces hommes soumis ? Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul, c’est étrange, mais toutefois possible ; on pourrait peut-être dire avec raison : c’est faute de cœur. Mais si cent, si mille souffrent l’oppression d’un seul, dira-t-on encore qu’ils n’osent pas s’en prendre à lui, ou qu’ils ne le veulent pas, et que ce n’est pas couardise, mais plutôt mépris ou dédain ? C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche… Plus les tyrans pillent, plus ils exigent ; plus ils ruinent et détruisent, plus on leur fournit, plus on les sert. Ils se fortifient d’autant, deviennent de plus en plus frais et dispos pour tout anéantir et tout détruire. 

Mais si on ne leur fournit rien, si on ne leur obéit pas, sans les combattre, sans les frapper, ils restent nus et défaits et ne sont plus rien, de même que la branche, n’ayant plus de suc ni d’aliment à sa racine, devient sèche et morte.

Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous mêmes ? Vous semez vos champs pour qu’il les dévaste, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ses pilleries, vous élevez vos filles afin qu’il puisse assouvir sa luxure, vous nourrissez vos enfants pour qu’il en fasse des soldats dans le meilleur des cas, pour qu’il les mène à la guerre, à la boucherie, qu’il les rende ministres de ses convoitises et exécuteurs de ses vengeances. Vous vous usez à la peine afin qu’il puisse se mignarder dans ses délices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez afin qu’il soit plus fort, et qu’il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir. 

Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. »

 

« Discours de la servitude volontaire » Étienne de La Boétie.

http://libertaire.pagesperso-orange.fr/archive/2000/227-avr/boetie.htm

 Illustration X - Droits réservés


Moyenne des avis sur cet article :  3.14/5   (7 votes)




Réagissez à l'article

9 réactions à cet article    


  • Diogène diogène 13 février 2018 09:53

     « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres »

    Il est sympa, La Boétie : pas besoin de combattre les tyrans, il suffit de ne plus consentir à la tyrannie. Ca s’appelle l’idéalisme humaniste. L’histoire serait sans rapports avec l’économie et les structures sociales et s’expliquerait par l’ambition et la volonté de puissance de tel ou tel individu.  S’il suffisait de faire disparaitre une personne pour faire cesser les injustices et les effets nocifs d’un système, il suffirait de bien viser. Mais les mêmes causes produisent les mêmes effets et les « tyrans » sont le résultat d’un système, pas leur cause.

    Cela dit, il est sympa, La Boétie.

    Moi j’aime bien.


    • Francis, agnotologue JL 13 février 2018 13:36

      Cet article mérite un détour, même si on connait le texte d’Étienne de La Boétie , ne serait- que pour le dessin d’illustration qui vaut mille discours d’économistes atterrés.


      • marmor 13 février 2018 17:48

        Le leader, le meneur, le chef !..... Des centaines de milliers de personnes rêvent de détruire le système, ils attendent simplement un homme, un meneur qui fera la cohésion, mais qui ? Un Babeuf, un Garibaldi ?


        • velosolex velosolex 13 février 2018 18:19

          @marmor
          Il n’y aura pas d’homme miracle pour réinventer le vieux monde et l’homme à la fois !

           Le capitalisme a cette particularité que l’on ne trouvera pas de responsable, de sale type à la petite moustache qu’il faut renverser. C’est une totalitarisme sournois qui s’est définit avant même que le communisme ne tombe, comme le moins mauvais système au monde.
           Façon de dire de façon cynique que l’on s’accommode d’une maladie endémique.
          Il y a un phénomène étrange actuellement : On sait qu’on va droit dans le mur, de façon inéluctable, tant les voyants sont au rouge, au niveau écologique, qui est une sorte de voyant lumineux au tableau.... 
          Ne parlons pas de ceux folkloriques qui se bandent les yeux, refusant d’admettre le début de la catastrophe, mais les autres ne valent guère mieux !....Le réalisme s’accommode du déni....Pourquoi ?...Tout simplement parce qu’après l’audit, les réformes obligées, à la vue de l’état du monde, obligerait de mettre le moteur pourri de cette vieille guimbarde à la poubelle. C’est pas que la courroie de distribution, la carlingue et la direction sont aussi pourris..Les réformes structurelles sont intolérables au réel proclamé :
           Il faudrait limiter les salaire maximum, produire local le plus possible, diminuer la durée du travail par deux au moins, limiter les déplacements solitaires par la contrainte, en taxant les énergies fossiles...Rigolo, hein ?..
          Il semble donc qu’il faudra attendre que le titanic fonçant vers les icebergs rencontre sa fatalité historique, pour réagir...Y aura t’il des canots pour tout le monde ?..La réponse est dans la question.. Les happy few continuent à faire la fête sur le pont.
           Les OMG se paient des prostitués, pour relever le PIB des pays concernés. C’est leur façon de lutter contre le réchauffement. 
          .C’est étrange de constater que la libération de la planète coïnciderait avec celle de l’homme. Il semble qu’on crèvera ensemble, en ne demandant jamais l’impossible. 

        • vesjem vesjem 13 février 2018 19:44

          « Je voudrais seulement comprendre comment......supportent quelquefois un tyran »

          tout simple : on maitrise les médias mainstreams et le troupeau suit ; c’est toujours comme çà que çà fonctionne


          • fcpgismo fcpgismo 14 février 2018 07:59

            La soumission certains en ont fait une religion qui recrute massivement.


            • Le421... Refuznik !! Le421 14 février 2018 09:08

              J’ai entendu parler de « La Boëtie » !!
              Mon oreille de sarladais a fait « tilt ».

              Beaucoup à apprendre de cet homme.
              Souvent cité par notre représentant, Jean-Luc Mélenchon...


              • Le421... Refuznik !! Le421 14 février 2018 09:11

                @ l’auteur.

                Vous faites un parallèle très avisé avec le syndrome du larbin, vision moderne de la servitude volontaire...

Ajouter une réaction

Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page

Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.


FAIRE UN DON



Publicité



Les thématiques de l'article


Palmarès



Publicité