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Accueil du site > Tribune Libre > Histoire de la collusion entre le Wahhabisme et le monde Anglo-Saxon (...)

Histoire de la collusion entre le Wahhabisme et le monde Anglo-Saxon (1703-1979) [1/4]

« Il ne faut pas prendre à la légère le travail des agents anglais »[1]

 

INTRODUCTION

 

Il y a encore peu, le terrorisme international était assimilé et associé à des « États voyous », selon la terminologie employée par les administrations anglo-américaines, tels que la Libye, l’Irak, la Syrie ou l’Iran. Des pays comme l’Arabie Saoudite, le Qatar ou encore le Koweït étaient quant à eux considérés comme des alliés essentiels de l’Occident durant toute la période de la guerre froide jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001, où le rôle trouble de l’Arabie Saoudite sera timidement mis en avant. Alors que les explications du phénomène terroriste se limiteraient à la question socio-économique du Moyen-Orient, au colonialisme dans les pays arabo-musulmans ou au conflit israélo-palestinien, nous allons montrer que ces questions, certes importantes, ne semblent pas déterminantes pour appréhender le terrorisme international contemporain. L’histoire de la double émergence de la prédication wahhabite et de l’Arabie Saoudite constituera le point de départ de notre travail. Nous allons ensuite examiner la doctrine wahhabite en tant que telle pour tenter d’en extraire son essence profonde, pour finalement aborder les différentes branches de l’islam radical dans ses formes étatisées et non étatisées. Loin de prétendre à l’exhaustivité, notre étude se cantonnera à donner des clefs de lectures supplémentaires parmi tant d’autres. Les raisons de l’absence de considération de l’Occident pour la dimension wahhabite en général et pour facteur saoudien en particulier constitueront le fil conducteur de ce texte. Il s’articulera autour des soutiens indéfectibles de ces deux mouvements par l’Empire britannique d’abord et par son successeur américain ensuite, dans des objectifs géostratégiques immédiats et dans le cadre d’agendas à plus long terme, qu’il faudra bien nommer, de domination mondiale.

 

 

1. LE WAHHABISME HISTORIQUE

 

Le Pacte de Nejd et le Premier émirat des Saouds (1745-1818)

 

Notre histoire commence en 1703 dans la région du Nejd au centre de l’Arabie. À Uyayna, une oasis du nord de Riyad, naquit Mohammed Ben Abdelwahhab, aujourd’hui considéré comme le père de l’orthodoxie islamique actuel : le wahhabisme. Ce cheikh développa dès son plus jeune âge une intelligence bien supérieure aux normes de son temps. Issu d’une famille de théologiens, son intérêt pour la jurisprudence hanbalite[2], la science du dogme (« aqîda ») et la théologie islamique, fit de lui un imam-remplaçant respecté à la mosquée d’Uyayna alors qu’il était âgé que de dix ans. Étudiant ensuite à La Mecque et à Médine, il amorça précocement une carrière de prédicateur islamique par la suite.

Le décalage entre son apprentissage du dogme et ce qu’il constatait dans la pratique fit naître en lui une indignation envers les pratiques populaires paganistes et superstitieuses (sur le culte des saints et des tombeaux notamment). Dans la péninsule arabique et le croissant fertile, il prôna en réponse un retour à un islam orthodoxe et puritain en exigeant des foules de se purger de toutes les innovations et hérésies dénuées de tout fondement islamique[3]. Rapidement, la prédication (« da’wa ») du cheikh Abdelwahhab attira de nombreux sympathisants qui se mirent à prêcher son message dans les différentes oasis de la désertique Arabie. Ses élèves n’hésitèrent pas à appliquer le puritanisme wahhabite en coupant les arbres perçus comme sacrés par les populations locales, en détruisant les coupoles de saints et en aplanissant les tombes[4]. Quand les élites religieuses et tribales de la région commencèrent à prendre au sérieux ce mouvement, Abdelwahhab fut contraint de s’exiler suite à diverses pressions en 1744.

Ne voulant pas quitter son Nejd natal, il choisit d’aller à Dariya où il retrouva certains de ces plus fidèles élèves dont Abdelaziz, Mishar et Thunayyan, appartenant à la famille de l’émir local : Mohammed Ben Saoud Ben Mohammed Al Mouqrin (aussi appelé Ibn Saoud). Toujours en 1744, ce dernier accepta de rencontrer Abdelwahhab et les deux protagonistes conclurent un accord (« mithaq ») que l’universitaire tunisien Hamadi Redissi appellera « le Pacte de Nejd »[5]. Ibn Saoud prêta donc allégeance à Abdelwahhab et scella cette alliance en épousant une de ses filles. En application de ce pacte, l’émir Saoud abolit les taxes non islamiques et appliqua la loi canonique islamique (« charia ») régissant la vie individuelle, religieuse, politique et sociale dans sa juridiction. Ce pacte développa considérablement la doctrine du cheikh Abdelwahhab en ajoutant une ambition politico-militaire à son prosélytisme. Ainsi, dès ses débuts au XVIIIe siècle, le wahhabisme fut socle idéologique du pouvoir politique des Saoud, qui commencèrent alors leur expansion militaire.

Si le cœur du Nejd (Diriya, Uyayna et Huraymila) avait presque entièrement été conquis par adhésion populaire, la prédication (« da’wa »), justifiée par la guerre sainte (« jihad ») pour rétablir l’orthodoxie, fut suivie de conquêtes territoriales armées. L’alliance saoudo-wahhabite mit quarante ans pour soumettre tout le Nejd à l’autorité de Diriya. Les étudiants les plus doués de la région s’établissaient dans la capitale du premier émirat saoudien, à la place des hauts lieux tels qu’Ushayqir et même La Mecque. Alors qu’Ibn Saoud mourra en 1765 et Abdelwahhab en 1792, la puissante filiation idéologique et biologique de leur projet reste fascinante, car leurs descendants prirent la relève de leurs ambitions durant les siècles qui suivirent… jusqu’à nos jours.

 

Le premier émirat saoudien

LE PREMIER EMIRAT SAOUDIEN

 

Alors qu’à cette époque le califat ottoman administrait cette région, par le biais du chérif de La Mecque et du gouverneur turc du Hedjaz, le pouvoir ottoman n’y était pas physiquement présent. Cet allié de l’Empire britannique était de plus assez occupé dans sa guerre contre la France de Napoléon qui remportait des victoires décisives d’Égypte jusqu’à la Palestine entre 1798 et 1801[6]. Le Pacte de Nejd put donc étendre ses conquêtes dans toute l’Arabie sans que la Sublime Porte, siège du sultan de l’Empire ottoman, focalisât son attention sur cet ennemi secondaire.

Le rejet de l’idolâtrie et les accusations d’hérésie devinrent les outils justifiant conquêtes et massacres des Saoud qui, de père en fils, se succédèrent à la tête des wahhabites. En 1802, Saoud Ibn Abdelaziz s’empara de Kerbala, une des villes saintes du chiisme, au prix d’environ trois mille morts[7]. Suivi de Nadjaf et des villes saintes de Médine et de La Mecque, où égorgements, exécutions et destruction furent appliqués conformément à la doctrine, pour éviter tout paganisme et polythéisme. En prenant le contrôle de ces lieux saints de l’islam, les wahhabites contestaient de facto l’autorité du calife ottoman et ses prérogatives multiséculaires sur la protection des villes saintes et des pèlerins.

La famille Saoud était désormais suivie de près par les Français, les Anglais et les Russes. En réponse à un émissaire diplomatique anglais envoyé à Dariya, Saoud leur assura que tant qu’il avait la paix avec les Turcs il ne gênerait pas l’Empire britannique. En 1810, Napoléon envoya également l’agent Théodore de Lascaris à Dariya, pour convaincre Saoud d’une alliance contre les Anglo-Turcs, avec succès malgré des tentatives de blocages anglais[8]. En 1812, le sultan ottoman Mahmoud II ordonna au vice-roi d’Égypte, Méhémet Ali, de récupérer les territoires des wahhabites. Son fils Ibrahim Pacha, commandant de l’armée égyptienne d’Arabie, prit Dariya aux forces puritaines vers la fin de l’année 1818[9]. L’imam Soulaymân (le petit fils d’Abdelwahhab) et Abdallah Ibn Saoud furent exécutés, ce qui mit fin au premier émirat saoudien[10].

 

 

L’affaiblissement de l’Empire ottoman et le Deuxième émirat des Saouds (1823-1891)

 

Le 13 octobre 1819, l’Angleterre envoya le capitaine Forester Sadler sur les lieux pour féliciter Ibrahim Pacha de sa victoire contre les wahhabites dans le Nejd. Face aux différents excès de ces derniers, la répression fut impitoyable pour éradiquer l’émirat puritain. Le commandant de l’armée égyptienne d’Arabie s’était judicieusement attaché les services de l’officier français de Vaissière pour diriger ces opérations[11], sachant le colonel des armées égyptiennes était également un autre Français, le Colonel de Sève, aussi appelé Soliman Pacha.

Les Turcs et les Égyptiens pensaient en avoir fini avec les saoudo-wahhabites, mais Fayçal Ben Turki (de la famille Saoud) reprit les armes contre les Égyptiens et parvint à recréer un deuxième émirat wahhabite en 1824 avec la prise de Riyad qui en devint sa capitale. Durant vingt ans, cet émirat se stabilisa sans grandes ambitions expansionniste, territoriale ou religieuse[12].

Le deuxième émirat saoudien

                                       LE DEUXIEME EMIRAT SAOUDIEN

(Source : Aïssam Aït-Yahya, Textes et contexte du Wahhabisme, Nawa, 2015, p.129).

 

Notons que cette région désertique du Nejd, morcelée en différentes tribus, clans et factions rivales, ne suscitait aucun intérêt politique ou économique : chaque oasis étant dirigée par un émir ou un conseil de cheikhs différents. Ceci pourrait expliquer en partie le manque de réaction de la Sublime Porte, au contraire de l’Empire britannique qui pressentit le potentiel des wahhabites et eut de nombreux contacts avec les Saoud[13].

Dans ce contexte, le pacte de Nejd doit aussi se comprendre sous l’angle d’une alliance tribale entre les Banu Tamim, dont est issu Abdelwahhab, et les Banu Hanifa dont est issu Ibn Saoud. C’est en 1884, qu’une autre tribu rivale, les Al-Rachid soutenue par la Sublime Porte et dirigée par l’émir Mohammed Ibn Abdallah Al-Rachid, mettra fin au second émirat saoudien en s’emparant de Riyad.

Durant toute cette période, l’Empire ottoman perdait des territoires en Europe et s’affaiblissait à cause des velléités d’indépendance en Grèce et dans les Balkans.

 

 

L’Empire britannique et le troisième émirat des Saouds (1902-1932)

 

Face à ces hostilités, la famille Saoud se réfugia au Koweït. Ce pays, sous contrôle britannique, était une pièce essentielle des Anglais dans le blocage du projet germano-turc de prolongement du fameux chemin de fer Berlin-Bagdad, lancé par l’Allemagne en 1903 et passant par Istanbul. Le Koweït était le terminus possible et idéal de toute ligne ferroviaire entre le Golfe et la Méditerranée[14]. Avec une ambition féroce, l’arrière-arrière-arrière-petit-fils d’Ibn Saoud, Abdelaziz Ben Abderrahmane Al Saoud (lui aussi appelé Ibn Saoud) initia un troisième émirat en reconquérant Riyad en 1902.

Ibn Saoud, deuxième du nom

Notre deuxième Ibn Saoud (1876-1953) avait noué des accords avec les agents anglais qui continuaient de mener le « grand jeu »[15] de l’Empire britannique des Indes. Il reconquit de nombreuses villes aux alentours de Riyad en 1904 et s’empara de toute une partie de la côte occidentale du Golfe en 1913[16]. En plus des soutiens financiers anglais et de la propre audace d’Ibn Saoud, la tâche fut également facilitée par le fait que beaucoup de fiefs éprouvaient une fidélité réelle aux Saouds ou voulaient s’émanciper de la tutelle des Al-Rachid, vassaux des ottomans et ennemis de longue date des wahhabites[17].

En sédentarisant progressivement les tribus bédouines sous sa tutelle vers 1911, Ibn Saoud promut une éducation puritaine rigoriste pour les contrôler sur des territoires stables. Les membres de ces colonies, à la fois combattant du jihad et agriculteurs-éleveurs, furent baptisés les Frères dans l’obéissance d’Allah (« Al Ikhwân man ta’a Lah »), abrégé sous le terme Ikhwân. Ils furent des guerriers impitoyables tenant d’un wahhabisme strict[18], nous y reviendrons.  Troupes des Ikhwân

Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, opposant notamment les deux Empires britannique et ottoman, l’émirat saoudo-wahhabite, qui choisit d’abord la neutralité, rejoignit rapidement le camp anglais. Cette guerre mondiale était l’opportunité rêvée pour l’Angleterre de s’attaquer aux possessions ottomanes en Arabie, ainsi que de contrecarrer les ambitions de l’Allemagne dans la région. Le capitaine anglais William Shakespeare (1878-1915), conseiller et ami proche d’Ibn Saoud depuis 1910, lui suggéra d’attaquer ses rivaux alliés des ottomans, les Al-Rachid. En 1915 est signé le premier traité de coopération liant l’Angleterre aux Saoud, entre l’administrateur du Bureau des colonies au Moyen-Orient, Percy Cox, et Ibn Saoud. Il permit à ce dernier la reconnaissance par la Couronne britannique des territoires conquis et l’obtention 5000 livres sterling-or par mois. En retour, il prit l’engagement de ne pas contracter d’alliance sans l’aval des Britanniques.

St John PhilbyHarry Saint John Bridger Philby, un agent secret de l’Empire britannique, fut dépêché dès 1917 en Arabie. Il succéda à William Shakespeare, mort au combat, dans son rôle d’agent de liaison avec les Saoud. La mission de Philby rentrait dans le cadre d’une stratégie plus large : créer une guerre tribale entre les Saoud, les Rachid et les Hussein[19]. Ce sympathisant réel de la cause wahhabite augmenta les subsides à Saoud jusqu’à 60 000 livres sterling par an dès 1920[20]. Au même moment, Londres mobilisait les Hussein, la tribu des Hachémites[21] de La Mecque, contre les Turcs de l’Empire ottoman.

Le chérif de la Mecque de la dynastie hachémite, Hussein Ibn Ali, initialement affilié aux ottomans, changea donc d’allégeance en s’alliant aux Anglais, ce qui mit à mal les ambitions expansionnistes de son ennemi Ibn Saoud, qui ne pouvait plus éliminer ce nouvel auxiliaire de ses alliés britanniques. Cette dynastie hachémite fut appuyée par un célèbre agent anglais hostile aux wahhabites : Thomas Edward Lawrence dit Lawrence d’Arabie. Lawrence d'Arabie Habillé en Bédouin, il parcourait le désert en soulevant des tribus, faisant sauter des voies de chemin de fer et détruisant les colonnes de ravitaillement contre les intérêts ottomans et français[22]. La Couronne britannique voulait chasser ces derniers de Beyrouth et Damas, car ils gênaient le transit de l’or noir. Le chérif Hussein s’autoproclama roi des Arabes et provoqua la Grande Révolte arabe de 1916-1918 contre l’Empire ottoman, après que Lawrence d’Arabie lui fit sa promesse de créer un grand État arabe qui s’étendrait d’Aden à Alep, soit toutes les terres arabes de l’Empire ottoman. Tandis qu’Ibn Saoud reconquérait progressivement l’Arabie de son côté, les Anglais soutinrent donc différentes tribus pour maintenir le monopole britannique contre les autres puissances européennes (France, Allemagne et Russie en tête[23]) et contre l’Empire ottoman.

À l’issue de la Première Guerre mondiale, les Britanniques mirent plusieurs coups de couteaux dans le dos des indépendances arabes promises à Hussein Ibn Ali et ses fils. D’abord, avec les accords secrets Sykes-Picot (1916) prévoyant un partage de l’Empire ottoman déliquescent entre les puissances françaises et britanniques (qui prendront la plus grosse part du gâteau avec l’Irak et le Koweït, riches en pétrole et en gaz). Ensuite, avec la promesse faite au mouvement sioniste pour l’établissement d’un foyer national juif en Palestine en 1917[24]. Malgré ces trahisons, les Hachémites voulaient forcer la main aux Britanniques en revivifiant le projet de grand État arabe par l’accord Fayçal-Weizmann du 3 janvier 1919[25]. Cette collaboration devait entamer une coopération judéo-arabe pour le développement d’un foyer national juif en Palestine et d’une nation arabe sur la plus grande partie du Moyen-Orient. L’accord tomba à l’eau et l’échec fut patent pour la partie arabe. La judéophobie des courants wahhabites se trouvera ainsi opposée plus tard à l’islamophobie des courants sionistes durs, marginalisant ainsi les mouvements raisonnables dans tous les camps.

Le 7 décembre 1922, les Anglais contraignirent Saoud à signer un premier traité territorial avec le Koweït, tandis que la région était partagée entre les fils du chérif Hussein : Ali Ben Hussein eut le Hedjaz, Abdallah Ier la Transjordanie et Fayçal Ier l’Irak pétrolier.

 

Les fils d'Hussein à l'avant-plan. De gauche à droite : Ali, Roi du Hedjaz, Abdallah, Roi de Transjordanie et Fayçal, Roi d'Irak

LES FILS D'HUSSEIN A L'AVANT-PLAN. DE GAUCHE A DROITE : ALI, ROI DU HEDJAZ ; ABDALLAH, ROI DE TRANJORDANIE ; FAYCAL, ROI D'IRAK

 

Une opération parrainée en sous-main par l’agent Lawrence d’Arabie. La fine politique britannique dans ce billard à trois bandes fut essentielle pour préserver deux avantages géopolitiques considérables : le canal de Suez et le naphte[26] de Mossoul soient respectivement le contrôle du commerce et la mainmise sur les hydrocarbures de cette région éminemment stratégique.

L’agent secret français Xavier de Hautecloque, dépêché sur place et en contact direct avec Philby dans les années 1930, avait déjà une vision subtile du double jeu britannique dans la région : « trichant somptueusement, jouant toujours sur les deux tableaux de toutes les parties, misant à la fois pour et contre : le grand Fox pour la Révolution française, le dur William Pitt contre ; Lawrence pour le Sionisme menacé, Philby pour les Wahabites menaçant ? […] Ceux qui ont permis d’allumer le feu qui va, peut-être, embraser l’Orient, veulent-ils déclencher le contre-feu classique ? Politique dangereuse. Ce n’est qu’avec des pluies de sang qu’on éteint de pareils incendies »[28]. D’autres diront plus modérément que les Anglais menèrent une politique d’équilibre entre les Hussein, les Saoud et les Rachid[29].Il s’avère que ce fut une femme incroyablement influente nommée Gertrude Margaret Lowthian Bell qui dressa et dirigea les plans que les deux espions Lawrence et Philby appliqueront. Gertrude Bell 

Femme de lettres, analyste politique, archéologue, alpiniste, espionne et fonctionnaire britannique, elle fut également conseillère de l’administrateur du Bureau des colonies au Moyen-Orient, Percy Cox, sur une région qu’elle connait mieux que tout occidental. Miss Gertrud sera décorée de l’ordre de l’Empire britannique pour avoir notamment permis la réquisition du pétrole de Mossoul[27].

Finalement, les Britanniques laissèrent le dirigeant le plus redoutable et ses ikhwans fanatiques quasi autonomes prendre le pas sur les « rois de Lawrence » en Arabie. En 1925, Ibn Saoud prit La Mecque au roi Ali, mettant fin à presque un millénaire de chérifat hachémite. Le 2 novembre de la même année, la reconquête du Hedjaz fut achevée par le traité de Hadda signé avec les Anglais qui délimita les frontières entre le domaine des Saoud et la toute nouvelle Transjordanie, pour annuler définitivement les visées d’expansion wahhabites vers les autres territoires protégés par les Anglais. Ceci posera un problème aux Ikhwân, trop extrémistes, qui niaient les frontières et remettaient en cause les allégeances de Saoud envers les Anglais. Ces contestations émises par ces guerriers redoutables furent finalement violemment réprimées par des offensives anglo-wahhabites conjointes.

Le califat ottoman abolit par le kémalisme[30] en 1924 et les Hachémites destitués de leur rôle de dirigeant des lieux saints l’année d’après, laissèrent un grand vide dans le leadership religieux au Proche-Orient. La puissante alliance issue du Pacte de Nejd prit pied dans cette place vacante. Les royaumes du Hedjaz et du Nejd seront fusionnés en 1927 et l’implantation définitive du troisième émirat des Saouds se concrétisa avec la fondation du Royaume d’Arabie Saoudite, le 22 septembre 1932. Le contrôle des lieux saints donna à Ibn Saoud un rôle politique et religieux de premier ordre et Riyad prit la succession de Constantinople, qui avait tenu les rênes de la communauté des croyants (« oumma ») durant quatre siècles.

De toutes les forces utilisées par l’Empire britannique pour affaiblir l’Empire ottoman et les puissances européennes, c’est l’association saoudo-wahhabite qui l’emporta. En soutenant toutes les parties et en provoquant dans le même temps division et affrontement chez tous leurs ennemis potentiels, le Royaume-Uni, ou plutôt la matrice impériale britannique à sa tête[31], a démontré son ingéniosité dans sa politique étrangère. Ceci fit dire au journaliste et agent secret du deuxième bureau français Xavier de Hauteclocque que les cinq grandes banques privées de la Cité de Londres, coactionnaires et maitresses de la Bank of England, ne seront satisfaites que lorsque le commerce mondial sera sous leur contrôle[32]

 

La filiation saoudo-wahhabite du Pacte de Nejd jusqu’à la création de l’Arabie Saoudite :

 

Émirs

1er émirat (1745-1818)

Mohammed Ibn Saoud (1745[33]-1765)

Abdelaziz Ibn Mohammed (1765-1803)

Saoud Ibn Abdelaziz

(1803-1804)

Abdallah Ibn Saoud

(1814-1818)

 

 

2e émirat (1823-1891)

Mishâri Ibn Saoud

(mort en 1820)

Turki Ibn Abdallah

(1823-1834)

Mishâri Ibn Abdelaziz

 

Fayçal Ibn Turki

(1834-1838 ; 1843-1865)

Khalid Ibn Saoud (1838-1841)

Abdallah Ibn Thunayyan (1841-1843)

Abdallah Ibn Fayçal (1865-1873 ; 1876-1889)

Saoud Ibn Fayçal (1873-1875)

Abdu-Rahmân Ibn Fayçal (1875-1876 ; 1889-1891)

 

3e émirat (1902-1932)

Abdelaziz Ibn Abdu-Rahmân dit Ibn Saoud (1902-1932[34])

 

 

 

Imams et Cheikhs

 

Mohammed Ben Abdelwahhab

Abdallah Ibn Muhammad

Abdelaziz Ibn Abdallah Al Hasin

Sulayman Ibn Abdallah Al Cheikh

Hammad Ibn Naçir Al Muammar

Hussaïn Ibn Ghannam

 

 

 

 

Abdu-Rhamân Ibn Hassan Al Cheikh

Abdallah Abu Butayn

Hammad Ibn Atiq

Abdellatif Ibn Abdu-Rahmân Al -Cheikh

Ishaq Ibn Abdu-Rahmân Al Cheikh

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Abdallah Ibn Abdellatif Al Cheikh

Sulayman Ibn Sahman

Abdallah Ibn Abdelaziz Al Anqari

Sa’d Ibn Hammad Ibn Atiq

Mohammed Ibn Abdallah Al Cheikh

Mohammed Ibn Ibrahim Al-Cheikh

(Tableau effectué à partir des informations du livre d'Aïssam Aït-Yahya, Textes et contexte du Wahhabisme, Nawa, 2015, p.39, 115 et 149).
 
 
 
(A suivre)
 
 
Franck Pengam
 

 

 

 


[1] Xavier de Hauteclocque, journaliste, écrivain et officier de renseignement du 2e bureau français, Le Turban Vert, Éditions Energeia, 1931, p. 85.

[2] L’école hanbalite est l'une des quatre écoles de l'islam sunnite, souvent présentée comme la plus conservatrice du courant sunnite.

[3] Aïssam Aït-Yahya, Textes et contexte du Wahhabisme, Nawa, 2015, p.41 et p.44.

[4] Ibid, p53.

[5] Hamadi Redissi, Le Pacte de Nadjd ou comment l'islam sectaire est devenu l'islam, Seuil, 2007.

[6] L’une des plus longues relations diplomatiques de l'histoire de France fut faite avec l’Empire ottoman. Une relation interrompue seulement par cette brève rupture de trois années (1798-1801 lors de l’expédition d’Égypte), voir Histoire des relations entre la Turquie et la France : Quelques dates et repères symboliques, www.ambafrance-tr.org/Histoire-des-relations-entre-la.

[7] Aïssam Aït-Yahya, op. cit., p.78-79.

[8] Ibid, p.98.

[9] Hamadi Redissi, op. cit., p.64.

[10] Ibid, p.65 et 66.

[11] Ibid, p.64.

[12] Ibid, p.67.

[13] Gary Troeller, The Birth of Saudi Arabia - Britain and the Rise of the House of Sa'ud, Routledge, 2013 (1er publication en 1976), p.XV et p.15.

[14] La Grande-Bretagne, le Koweït et les affaires de l’Arabie de la fin du XIX siècle à 1914. Première partie : le cadre général de l’action de la Grande-Bretagne dans le golfe Persique. Le Koweït : situation géographique, limites territoriales et importance stratégique, www.lesclesdumoyenorient.com/La-Grande-Bretagne-le-Koweit-et-les-affaires-de-l-Arabie-de-la-fin-du-XIX.html.

[15] Le « Grand Jeu » renvoie à la rivalité coloniale entre la Russie et le Royaume-Uni en Asie au XIXe siècle.

[16]Yves Lacoste, Éditorial : le Golfe et ses ÉmiratsHérodote 2/2009 (n° 133), p. 3-31, URL : https://www.cairn.info/revue-herodote-2009-2-page-3.htm#pa60. DOI : 10.3917/her.133.0003.

[17] Aïssam Aït-Yahya, op. cit., p.152.

[18] Ibid, p.158.

[19] Hamadi Redissi, op. cit., p.76.

[20] Ibid, p.77 et Xavier de Hauteclocque, « Le Turban Vert », Éditions Energeia, 1931, p.91.

[21] Selon la tradition, les Hachémites (« Banû Hâchim ») sont les descendants directs de l'arrière-grand-père du prophète Mahomet, Hashim Ibn Abd Al-Manaf.

[22] Xavier de Hauteclocque, op. cit., p. 64.

[23] Karim Émile Bitar, Le syndrome Sykes-Picot, dans Carole H. Dagher et Myra Prince, De la Grande Guerre au Grand-Liban, 1914-1920, 2015, p.263.

[24] Promesse du ministre britannique des Affaires étrangères Arthur James Balfour à lord Lionel Walter Rothschild. La main d’Alfred Milner, successeur idéologique de l’impérialiste britannique Cecil Rhodes, n’étant pas loin de la déclaration Balfour, voir Carroll Quigley, Histoire secrète de l'oligarchie anglo-américaine [The Anglo-American Establishment : From Rhodes to Cliveden, 1981], Le retour aux sources, 2015.

[25] Signé entre l'émir Fayçal Ibn Hussein (inféodé aux Britanniques) et Chaim Weizmann (sujet de Sa Majesté puis premier président d'Israël) à l'occasion de la conférence de paix de Paris de 1919.

[26] Naphte : affleurements de pétrole.

[27] Xavier de Hauteclocque, op. cit., p.84.

[28] Ibid, p. 70 et 71.

[29] Hamadi Redissi, op. cit., p.76.

[30] Inspiré par la Révolution française, Mustafa Kemal Atatürk mit un terme au sultanat de Mehmed VI le 1er novembre 1922, puis au califat d’Abdülmecid II le 3 mars 1924. Il instaure ainsi une république laïque très occidentalisée avec séparation des pouvoirs politique (sultanat) et spirituel (califat).

[31] L’idéologie impérialiste anglo-saxonne aurait pris racine en Angleterre à la fin du XVIe siècle. La différence démographique majeure entre la puissance anglaise et les puissances territoriales européennes (en 1600, l’Angleterre comptait environ 4 millions d’habitants contre 20 millions en France) est un des facteurs d’explications de cette stratégie du diviser pour régner, pour se protéger et finalement dominer ses adversaires. Ce n’est pas un hasard si le père de la géopolitique est le Britannique Halford John Mackinder (1861-1947), qui a conçu les bases stratégiques pour une domination mondiale de la thalassocratie britannique.

[32] Xavier de Hauteclocque, op. cit., p.78.

[33] Année du Pacte de Nejd avec Mohammed Ben Abdelwahhab.

[34] À partir de cette date, il devint roi d’Arabie Saoudite jusqu’à son décès en 1953.


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17 réactions à cet article    


  • Clark Kent Jeussey de Sourcesûre 28 août 2017 15:59

    étant donnée l’implication du Royaume-Uni dans la mise en place de l’état d’Israël, pourriez-vous nous donner des informations sur la collusion entre le wahabisme, le monde anglo-saxon et le sionisme ?


    merci d’avance

    • bouffon(s) du roi bouffon(s) du roi 28 août 2017 19:25

      @Jeussey de Sourcesûre

      ça sera peut être dans la suite, il y a 4 épisodes ^^


    • Hijack Hijack 29 août 2017 01:31

      @Jeussey de Sourcesûred

      La collusion n’est pas directe, mais est liée depuis le début, avant même la naissance du sionisme politique, ou pré-sionisme.

      Depuis le début, Israël ne s’est jamais montré dans le devant de la scène wahhabite, les anglais ont été là pour ça et ont bcp fait, ensuite, les USA ont pris la suite, sans oublier bcp de pays européens qui ont également servis de vassaux à l’idéologie.

      Le boulot de recherches est vraiment long, le sujet est ennuyeux à mon sens, diabolique même (je conseille les ouvrages de Y. Hindi) et d’ailleurs, le sionisme a des origines caballo/satanistes et, avant de porter atteinte à l’ensemble de notre planète, il fait porter un lourd fardeau aux juifs du quotidien, qui n’ont rien à voir avec ces diaboliques projets.


    • phan 29 août 2017 06:30

      @bouffon(s) du roi
      C’est écrit dès le premier épisode (Merci à l’auteur) :

      À l’issue de la Première Guerre mondiale, les Britanniques mirent plusieurs coups de couteaux dans le dos des indépendances arabes promises à Hussein Ibn Ali et ses fils. D’abord, avec les accords secrets Sykes-Picot (1916) prévoyant un partage de l’Empire ottoman déliquescent entre les puissances françaises et britanniques (qui prendront la plus grosse part du gâteau avec l’Irak et le Koweït, riches en pétrole et en gaz). Ensuite, avec la promesse faite au mouvement sioniste pour l’établissement d’un foyer national juif en Palestine en 1917[24]. Malgré ces trahisons, les Hachémites voulaient forcer la main aux Britanniques en revivifiant le projet de grand État arabe par l’accord Fayçal-Weizmann du 3 janvier 1919[25]. Cette collaboration devait entamer une coopération judéo-arabe pour le développement d’un foyer national juif en Palestine et d’une nation arabe sur la plus grande partie du Moyen-Orient. L’accord tomba à l’eau et l’échec fut patent pour la partie arabe. La judéophobie des courants wahhabites se trouvera ainsi opposée plus tard à l’islamophobie des courants sionistes durs, marginalisant ainsi les mouvements raisonnables dans tous les camps.

    • Clark Kent Jeussey de Sourcesûre 29 août 2017 09:52

      @phan

      ça, c’est ce qui était apparent au début...

      les choses ont beaucoup évolué sous la table depuis, et les vrais ennemis ne sont pas ceux qu’on pense !

    • Durand Durand 29 août 2017 17:45

      @Jeussey de Sourcesûre



      « Intérêts communs »..., peut-être pas exactement, mais intérêts convergents de circonstance, certainement et ça ne date pas d’hier !...


      L’intérêt d’Israël est que l’Islam fasse peur aux occidentaux (surtout aux peuples Catholiques et Orthodoxes..., les États occidentaux Protestants étant déjà tous contrôlés par Washington, autre allié de circonstance d’Israël... )pour les dissuader de toute conciliation et de toute alliance avec les Arabes. La main-mise du Qatar sur les Frères Musulmans et la connotation wahhabite violente qu’elle imprime au salafisme conquérant est donc du pain béni pour Israël. C’est pourquoi Israël critique de manière virulente l’Islam extrémiste par devant mais favorise ses différentes mouvances par derrière.
      Israel soigne les blessés d’Al Nostra dans ses hôpitaux et fait des raids aériens sur la Syrie contre l’armée syrienne au bénéfice de Daech...
      Et il n’y a jamais d’attentats islamistes en Israël, vous avez remarqué ?



    • bouffon(s) du roi bouffon(s) du roi 30 août 2017 09:30

      @phan

      c’est résumé, et peut être plus d’informations, plus précises, seront développées ensuite.


    • El Shogun El Shogun 30 août 2017 09:38

      @Hijack
      « le sionisme a des origines caballo/satanistes »


      Très juste, avec notamment les influences de Sabbataï Tsevi et de Jacob Frank. 
      Je conseille d’ailleurs l’excellent Atlas du Mondialisme de Pierre Hillard pour se documenter à ce sujet.

    • Massada Massada 30 août 2017 09:47

      @El Shogun
       

      FRANC-MACON, SATAN, LUCIFER, ILLUMINATI, JUIF, ISRAËL, NOUVEL ORDRE MONDIAL, KABALLE, etc.... tout est lié, c’est évident.
       
      Les Rothshilds sont les Grands Maîtres Illuminati/Sionazistes/Grands Gris Reptiliens/Satanistes qui dirigent la secte maçonnique satanique et le monde.

    • El Shogun El Shogun 30 août 2017 09:58

      @Massada


      Documentez-vous un minimum avant d’ironiser et de tout mettre dans le même sac.
      Je vous parle de courants idéologiques de rabbins qui ont fortement influencé le judaïsme, dont le sabbateo-frankisme.

    • francois 30 août 2017 16:06

      @Jeussey de Sourcesûre
      peut aussi avoir le lien entre le wahabisme et le strabisme.


    • sls0 sls0 28 août 2017 16:08

      Très intéressant ce rappel historique.

      On voit que les Saoud sans appuis extérieurs auraient moins d’influence. 

      • Durand Durand 29 août 2017 18:30

        @Omar,



        Suite...

        Et c’est pour cette raison que l’Arabie saoudite et le Qatar entrent dans toutes les organisations internationales possibles et les financent avec largesse. Ça leur donne des moyens de pression indirects et leur permet d’acheter le silence de la « communauté internationale »...

        ONU, unesco, unicef, OCI, ISESCO, UNRWA,... tout y passe et même dernièrement, l’Organisation Mondiale de la Francophonie qui a admis le Qatar de plein droit et qui a répondu un « non » gêné à la demande de l’Arabie Saoudite...







      • baldis30 28 août 2017 18:55

        remarquable travail ... !


        • AmonBra QAmonBra 28 août 2017 20:15

          Merci infiniment @ l’auteur pour le partage . . .


          . . . De ce remarquable rappel historique sur la naissance et la propagation de ce cancer de l’Islam qu’est le wahhabisme, que son pendant pour le Judaïsme et nommé $ionisme, instrumentalise et exploite de nos jours plus que jamais. 

          Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde affirmait A. Camus et vous les avez précisement nommé. . .

          • Hijack Hijack 29 août 2017 01:32

            Merci l’auteur pour le boulot !


            • maQiavel maQiavel 29 août 2017 12:36

              Merci pour l’article. 

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