Il faut lire “Une brève histoire de l’avenir” de Jacques Attali
Quand le conflit qui se déroule en Ukraine risque de nous entraîner dans un engrenage incontrôlable et infernal, si nous voulons éviter le pire, il est urgent de se poser la question de la place de la guerre dans le monde contemporain.
Sans doute parce que les temps sont incertains, il m’est apparu nécessaire de lire "Une brève histoire de l’avenir" de Jacques Attali, dans sa dernière version publiée chez Fayard en 2015.
400 pages très denses, pleines d’informations nous décrivant le monde de l’ordre marchand, de sa naissance à nos jours ; 400 pages pour nous dresser une brève histoire de l’avenir dont l’horizon est 2050, c’est-à-dire demain, si nous y parvenons.
Je me suis donc plongé dans ce livre. Sans a priori. Je ne connais l’auteur que par les médias ainsi que par la lecture des volumes de Verbatim que j’ai dévorés intégralement, comme je l’ai fait de « C’était de Gaulle » d’Alain Peyrrefite. Des documents incontournables pour qui s’intéresse à l’histoire de France récente et aux hommes qui ont détenu le pouvoir d’en influencer le cours. On y trouve, entre autres, une réflexion, ô combien d’actualité, sur l’emploi des armes nucléaires et sur la dissuasion ; dans Verbatim, il est urgent de relire l’échange qu’ont eu François Mitterrand et André Girault, ministre de la Défense entre 1986 et 1988, au sujet des missiles à courte portée SS20 et Pershing, des armes nucléaires tactiques, quand, dans quelques mois, si Clausewitz a raison, il pourrait être question de l’emploi de ces armes nucléaires tactiques en Ukraine.
Je sais aussi, comme tout le monde, que Jacques Attali a acquis une expertise hors normes des lieux de pouvoir et des rouages de l’économie, ayant été le conseiller spécial de François Mitterrand président durant dix ans et président-fondateur de la BERD et de Positive Planet, entre autres. Je le connais aussi comme un écrivain prolifique. À suivre son parcours et quelques-unes de ses interventions télévisées et conférences sur le Net, je me suis souvent demandé d’où parle monsieur Attali et quel est véritablement son positionnement entre capitalisme et socialisme, entre défenseur et pourfendeur d’un système qui lui profite et qu’il dénonce en connaisseur. Ce livre, Une brève histoire de l’avenir, m’éclaire un peu sur cette question. C’est peut-être aussi cette curiosité attachée à l’auteur qui m’a incité à m’y intéresser. Je ne le regrette pas. Jacques Attali est un personnage complexe, comme est complexe sa pensée.
Je ne suis pas un radis, a-t-il répondu à un quelconque qui lui reprochait d’être un citoyen hors sol. Certes, Jacques Attali n’est pas planté en terre ; il a la bougeotte et sa tête est proche des cieux. Il nous regarde de haut, de très haut. À le lire, je comprends qu’il se considère comme un nomade (une des catégories décrites dans son livre et qui le distingue des hypernomades et des infranomades).
Contrairement à l’auteur, je suis un sédentaire, même si j’ai vécu et travaillé hors de France, en Algérie en 1959 (aucuns souvenirs sinon rapportés), à Berlin quand fut construit le Mur (premiers souvenirs), en Nouvelle-Calédonie entre 1983 et 1986 quand eurent lieu les « événements ». Et bien sûr, je voyage. Mais je me perçois comme étant indéfectiblement lié à ce coin du monde, la France, ce pays édifié, fût-ce malgré eux, par mes ancêtres envers qui je me sens redevable et comptable de prolonger leurs désirs et leur œuvre, aussi inconscients furent-ils. C’est mon héritage phylogénétique dirait Freud.
Ce point m’amène à soulever une première objection qui porte sur l’angle historique par lequel Jacques Attali éclaire son développement.
Ce livre s’attache tout particulièrement à l’histoire de l’ordre marchand. Pourquoi pas. Et cette histoire mérite d’être contée. En revanche, selon moi, cette histoire ne saurait être confondue ou recouvrir celle de l’humanité. Il y a là une forme de confusion, même si l’auteur nous dit que, « tour à tour », ou « successivement », le monde a été dominé par l’ordre sacré ou l’ordre militaire plutôt que par l’ordre marchand.
J’ai une autre lecture de l’histoire de l’humanité, distincte de celle de l’ordre marchand, une approche historique qui soutient une autre compréhension du monde dans lequel nous vivons, notamment en ce qui concerne la place qu’y occupe, non pas l’ordre marchand, mais la guerre. Question essentielle actuellement quand l’Ukraine nous mène à choisir entre la survie et la fin de notre aventure humaine.
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Selon Jacques Attali, l’ordre marchand que nous connaissons résulte d’un continuum historique qui suit l’émergence de pôles économiques et commerciaux, de “cœurs”, centrés sur des villes portuaires (situation indispensable pour exporter) dotées d’un arrière-pays susceptible d’offrir les biens de consommations qui répondent à la demande du moment et, détail d’importance, d’entretenir des armées. Il trace ainsi le déplacement de ces “cœurs” dans le temps et dans l’espace quand ceux-ci, curieusement, se déplacent toujours vers l’ouest, comme la courbe du soleil. Ainsi en alla-t-il de Bruges, entre 1200 et 1350, à Los Angeles, neuvième et dernier “cœur” depuis 1980, en passant par Venise, Anvers, Gènes, Amsterdam, Londres, Boston et New York.
Si, en effet, un tel continuum existe, succession de “cœurs” dispensateurs de richesses et de savoir, pour autant, au cours des siècles passés, ceux-ci ne sont ni les seuls acteurs de l’Histoire, ni les plus déterminants. Si l’ordre marchand mène actuellement la marche du monde, cela résulte moins du continuum que de la rupture historique, celle, radicale, qui s’est produite quand le monde a été contraint de ne plus recourir à la guerre qui, jusqu’alors, déterminait la vie et l’histoire des peuples et des nations.
Des millénaires durant, trois ordres ont contrôlé les richesses, nous dit Jacques Attali. Mais ces ordres ont aussi ordonné les rapports sociaux et ont, jusqu’à une époque récente, œuvré de concert. Sur le continent indo-européen, dans l’Égypte des pharaons, dans l’Empire romain puis dans l’Europe de la chrétienté, la société était structurée par trois fonctions – Georges Dumézil – par trois ordres (Georges Duby à propos de la société féodale) qui définissaient et régentaient les rapports sociaux et répartissaient les hommes selon qu’ils étaient rattachés à l’une ou l’autre de ces fonctions ou à l’un ou l’autre des ordres. Il y avait celui qui priait (fonction sacerdotale ou ordre sacré), celui qui combattait (fonction guerrière, ordre militaire), celui qui travaillait (fonction productrice ou reproductrice, ordre paysan et marchand).
Ce schéma trifonctionnel qui était hiérarchisé - dominé par le divin (la dimension spirituelle et le pouvoir spirituel s’imposant au domaine et au pouvoir temporel) -, s’est imposé en Occident, précédant et embrassant la société féodale pour se calquer sur la société d’Ancien Régime. Cette société tripartite millénaire prit fin en 1789, nous dit Georges Dumézil, quand les membres du clergé ont rejoint le Tiers-État lors des États généraux. Fut mis ainsi un terme à la fonction sacerdotale. La Nation - tenue comme principe spirituel (E Renan) - et le peuple devenant les nouveaux dispensateurs du pouvoir politique en place de Dieu, ancienne légitimité du pouvoir temporel.
Dieu est mort, proclama Nietzsche en 1882, près d’un siècle plus tard ; c’est la fin de l’Histoire, annonça Hegel en 1806. C’est la fin de l’ère plurimillénaire que j’appelle historique.
S'ensuivit une société bipartite où prévalut non plus la fonction sacerdotale, mais la fonction guerrière. La fonction productrice – l’ordre marchant - étant secondaire, l’argent (l’économie) restant, comme précédemment, au service de la guerre (le nerf de la guerre). Début de l’ère guerrière. Au cours de cette période qui dura précisément de 1789 à 1945 où prévalut la fonction guerrière, le pouvoir politique fut détenu par ceux qui décidaient de la guerre et qui la menaient. La guerre légitimait le pouvoir, même dans les démocraties où le peuple s’en remettait à ceux qu’il chargeait de la préparer pour les protéger ou pour les conduire dans de folles aventures justifiées par diverses nécessités : apporter la liberté aux peuples opprimés, fonder un empire, étendre son influence ou son espace vital, imposer une idéologie... Cette ère fut celle des guerres de masses les plus épouvantables et effroyables, guerres totales engageant tous les moyens possibles, économiques et humains, et visant l’anéantissement physique de l’ennemi. C’était la guerre des temps modernes, l’avant-garde de la guerre dite technologique ; c’était celle des États-nations ; c’était la guerre décrite par Clausewitz, sans limites, suivant la pente naturelle de la montée aux extrêmes.
En 1945, la bombe – bombe A et bombe H -, par sa puissance phénoménale, fut l’acmé autant que l’abominable et terrifiant chant du cygne de l’ère guerrière. Utiliser une arme pareille fut - et est encore - unanimement considéré comme étant non seulement immoral, mais également déloyal vis-à-vis de ceux qui ne la détiennent pas. Mais surtout, la bombe était - et est encore- perçue à juste titre comme apocalyptique et suicidaire. Par son pouvoir de dévastation sans bornes, capable d’anéantir non seulement l’ennemi, mais l’humanité, elle incarne la toute-puissance ; la posséder suffit. C’est ce que cherche à acquérir ceux qui veulent faire entendre leur voix dans le concert des nations. Elle est la colère de Dieu ; elle fait de l’homme un Maître absolu qui peut décider de la fin du monde. À partir de là, le droit du temps de paix dut absolument supplanter le droit de la guerre pour réglementer ou empêcher cette dernière. Le droit international dut s’imposer.
À partir de 1945, grâce aux progrès de la technique, une bombe supplée aux armées de combattants. Les missiles téléguidés et autres drones sont venus compléter ce dispositif qui mène au concept de “guerre-zéro-mort”, acceptable dans les démocraties modernes. Ces évolutions techniques apportées aux armes, combinées à l’interdit posé sur la guerre de conquête, ont sonné le glas de la fonction guerrière.
Début de l’ère post-guerrière dans laquelle évolue le monde depuis trois générations, une ère où la société ne repose plus que sur la seule fonction productrice, sur cet ordre marchand dont Jacques Attali nous décrit l’essor, les travers et les dangers pour en évoquer l’avenir. Le monde contemporain est livré à un ordre marchand qui règne sans partage ; la société qui s’y réfère est « structurée » autour de cette seule fonction qui l’ordonne, désigne aux hommes leurs places et leur attribue un rôle, conditionne leur vie selon ses valeurs et ses règles. Quand avant-hier, le quotidien des humbles était réglé par Dieu, par la guerre et dépendait des biens de consommation, quand hier encore, l’existence des gens était déterminée par la guerre et par l’accès aux biens de consommation, aujourd’hui, seul s’impose à tous l’ordre marchand.
Ce n’est donc pas tour à tour, mais successivement, que le soldat a remplacé le prêtre, il y a un peu plus de deux siècles, avant que le marchand ne le remplace en 1945.
Cet ultime remplacement, intervenu sous la contrainte - par peur de provoquer la fin absurde du monde -, a engendré une rupture historique qui fait que le pouvoir jadis attribué à l’alliance du sabre et du goupillon, avant que le sabre ne s’émancipe de la tutelle divine, est désormais entre les mains de l’argent qui l’exerce sans partage. La guerre entre puissants n’est plus tant celle des armes, qu’économique. L’URSS surarmée a été vaincue en 1991-92 sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré. L’Occident répond par la guerre économique à l’agression armée de la Russie en Ukraine, espérant ainsi la faire plier, comme hier l’URSS, sachant que l’affrontement nucléaire est une option inenvisageable.
Depuis 1945, l’argent n’est plus au service du glaive, mais le glaive au service de l’argent, chargé du maintien d’une paix propice au développement de biens et de richesses et chargé de veiller à l’équilibre économique du monde ou d’en rétablir l’ordre. Changement de paradigme.
Depuis 1945, le monde est soumis à deux puissances. La première est une puissance en soi, la bombe, puissance paralysante des forces destructrices - c’est la dissuasion ; la seconde, l’argent, est une puissance active, sans partage et sans contrôle réel, qui infiltre et anime l’ensemble des activités humaines.
Notre monde en cette ère post-guerrière naissante est un monde en survie, livré à un ordre marchand que rien ni personne ne semble pouvoir contenir, entraîné par la folle logique d’un capitalisme débridé en quête de profits. À laisser aller les choses, le chaos nous attend au bout duquel la guerre, la vraie - totale et sans limites -, celle que nous tentons d’éviter depuis Nagasaki, celle qui viendrait mettre un terme à notre Histoire.
Ce qui se passe en Ukraine ne relève pas de ce scenario ; ce conflit porte encore la marque de l’ère post-guerrière qui est celle de la retenue. En Ukraine, les deux Grands jouent une partie de poker et cela durera aussi longtemps que les deux principaux protagonistes s’affronteront comme cela se faisait durant la guerre froide (qui n’était pas une guerre) ; ils « jouent » sur un terrain tiers comme il le faisaient au Vietnam, camp contre camp, dans un combat idéologique (idéologie marchande contre idéologie identitaire) qui est aussi un combat entre puissances dominantes où chacune d’elles pensent détenir une main gagnante : celle de l’ordre marchand pour l’une - les États-Unis et son allié occidental -, celle de la mort subite pour l’autre, la Russie, quand cette dernière pense avoir une longueur d’avance sur ces rivaux en matière de force de frappe nucléaire. Souhaitons que cet affrontement s’en tienne là avant que, nécessairement, si les choses venaient à durer, les uns et les autres ne trouvent un compromis acceptable. C’est ainsi qu’ont été gérés et conclus jusqu’ici les conflits de notre ère post-guerrière.
Ce qui interviendra après, dans quelques décennies, est plus inquiétant. Je partage l’inquiétude de Jacques Attali et en appelle comme lui à l’avènement imminent d’un nouvel ordre en mesure de supplanter et de réfréner l’ordre marchand, là où toutes les lois et tous les règlements du monde sont insuffisants et échouent. Pour l’auteur d’une brève histoire de l’avenir, cet ordre est appelé l’hyperdémocratie ; « il développera un bien commun, qui créera de l’intelligence collective.../… La finalité de cette intelligence universelle ne sera pas d’ordre utilitaire. Elle sera inconnaissable, gratuite. ». En structuraliste “dumézilien”, je le conçois plutôt comme une fonction, une néo-fonction sacerdotale sans Dieu, puisqu’il est mort, mais ayant comme principe spirituel l’intelligence humaine, une valeur qu’il conviendra de situer au-dessus des contingences matérielles. Il s’agirait, en somme, de redonner corps à la fonction sacerdotale d’antan tombée en désuétude et de lui accorder la place qui lui revenait, la première. La société qui longtemps a fonctionné en reposant sur un trépied avant de marcher sur deux jambes, puis d’être centrée sur un axe, marcherait à nouveau sur deux jambes. Mais l’une des jambes ne serait plus la fonction guerrière, mais une fonction sacerdotale revisitée. C’est la conclusion à laquelle je parviens dans « Heur et malheur d’un monde sans guerre » (disponible sur Amazon), un essai dans lequel je développe le point de vue que je viens d’exposer.
Il faut aujourd’hui oser faire le même acte de foi en l’avenir. Tenter une nouvelle fois de montrer que l’humanité n’est pas condamnée à se détruire ; ni par le marché, ni par la science, ni par la guerre, ni surtout par la bêtise et la méchanceté.
Jacques Attali – Une brève histoire de l’avenir. Fayard 2015. Page 370.
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