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Accueil du site > Tribune Libre > Je me refuse à n’être que l’œuvre de la nature, que je (...)

Je me refuse à n’être que l’œuvre de la nature, que je devienne aussi à l’avenir l’œuvre de mes mains, à l’avenir ma propre création

Écrit par le philosophe allemand Johann-Gottlieb Fichte, dans son ouvrage « La Destination de l’homme ». (1)

Texte :

 Dans la nature de l'homme partout l'unité, partout l'achèvement, partout la dignité ? L'homme n'est pas formé de pièces de rapport plus ou moins adroitement rapprochées, plus ou moins étroitement soudées. L'homme est coulé d'un seul jet, un, absolument un. Ainsi, loin qu'elle soit indépendante de l'instinct, comme nous l'avons supposé, c'est dans l'instinct même que la pensée a sa racine. Ainsi c'est encore au même titre que nos penchants intimes, c'est par la raison qu'ainsi que nos penchants c'est venant aussi de l'instinct, qu'en nous se trouvent certaines opinions, certaines façons de penser. Il est à remarquer toutefois que l'instinct ne nous en impose aucune en quelque sorte d'autorité, ou que du moins, si cela a été, cela n'a nécessairement duré qu'aussi longtemps que nous l'avons ignoré ; car aussitôt que nous en avons eu conscience, par cela même que nous en avions conscience, la réflexion s'est éveillée, et nous avons agi dès lors au moyen de la réflexion sur ce qui se trouvait dans notre esprit. Quant à l'instinct, il n'a d'autre fonction que de nous donner une sorte de tendance intérieure vers l'opinion, la façon de penser que nous devons adopter ensuite par réflexion. Là s'arrête son rôle.

Ouvrant donc enfin les yeux, j'ose regarder en face la prétendue nécessité à laquelle j'ai obéi jusqu'à présent. Je brise son joug. Je sais que ma destination est de faire moi-même ma pensée, d'être indépendant de toute influence extérieure. Je cesserai donc de voir, dans l'esprit qui fait ma pensée, qui anime ma vie, par qui se fait ce qui est en moi, pour moi ou par moi ; dans cet esprit de mon esprit, pour ainsi dire, je cesserai donc de voir une chose qui me soit étrangère. Je veux au contraire que dans toute la rigueur du mot cet esprit soit mon ouvrage. Bien plus, puisque je me suis refusé à devenir aveuglément ce que ma nature intellectuelle voulait que je devinsse, puisque je me suis refusé à n'être que l'œuvre de la nature, il faut que moi aussi je devienne à l'avenir l'œuvre de mes mains, que moi aussi je sois à l'avenir ma propre création. Or, pour que cela soit, il me suffit de le vouloir. Il me suffit de renoncer à toutes les subtilités au moyen desquelles j'étais parvenu à jeter des doutes et de l'obscurité sur le témoignage spontané de ma conscience ; et c'est ce que je fais. Je reviens avec liberté, sachant ce que je fais, n'adoptant ce parti qu'après mûres délibérations, qu'après avoir hésité entre plusieurs autres partis ; je reviens, dis-je, à mon point de départ primitif, à celui où ma nature intellectuelle m'avait tout d'abord placé. J'y reviens, décidé à prêter l'oreille, à donner croyance entière à tout ce que ma conscience intime me révélera. Mais ce que je croirai je ne le croirai pas parce que je devrai le croire, parce qu'il faudra que je le croie ; je le croirai parce que je voudrai le croire.

A la pensée de cette noble destination intellectuelle qui m'est réservée, je me sens pénétré d'une sorte d'émotion respectueuse. Mon intelligence ne m'apparaît plus, comme naguère, n'ayant rien autre chose à faire qu'à évoquer devant moi de fugitives ombres, un instant sorties du néant pour y rentrer l'instant d'après. Je conçois toute l'importance, tout le sérieux de sa mission dans ma vie. Je conçois de plus que c'est à moi qu'il appartient de la rendre propre à l'accomplissement de cette mission. C'est pour ce motif qu'elle est sous ma main : chose que je sais immédiatement, sans qu'il me soit besoin de longs raisonnements, car c'est la conscience qui me la dit.

Je sais de même que je ne suis pas tenu de laisser ma pensée errer au hasard, qu'il m'appartient au contraire d'en surveiller, d'en diriger les mouvements. Je sais que mes facultés intellectuelles se mettent en mouvement ou demeurent en repos à ma seule volonté. Je sais que ma volonté les meut dans telle ou telle direction, les fixe sur un objet ou les en détache pour les porter sur un autre. Je sais qu'au moyen d'elles je puis embrasser un objet par tous ses côtés, pénétrer dans son intérieur par toutes ses faces pour y faire en quelque sorte main-basse sur toutes les connaissances à mon usage qu'il peut contenir, ne lâchant prise qu'autant que je le veux bien.

Ce n'est donc pas un aveugle hasard, ce n'est donc pas une nécessité inflexible qui fait que mes idées naissent ou se succèdent en moi. Ces idées sont bien réellement à moi. Je ne pense que ce que je veux penser. Mieux encore. Si je descends, à l'aide de la réflexion, jusque dans les profondeurs cachées de ma nature intime, je ne tarde pas à me convaincre que ce ne sont pas seulement mes pensées successives variables qui sont de ma création, mais, sous quelques rapports, ma faculté même de penser.

Le sens par lequel il m'est donné de connaître la vérité se trouve en effet tout-à-fait à ma merci. Il dépend de moi, de moi seul, ou bien de le contrarier sans cesse, à l'aide de subtilités philosophiques, dans les témoignages qu'il rend spontanément, de l'annuler, de l'anéantir pour ainsi dire ; ou bien de croire en ses témoignages, d'avoir foi en ses décisions, et par-là de lui donner une vie réelle. Mon organisme intellectuel, l'objet qui le met en jeu est ma pensée  ; tout cela est donc en ma puissance. Si l'usage que je fais de cette puissance est bon, j'accomplis ma destination ; s'il est mauvais, la connaissance et la pensée se corrompent au dedans de moi, et je manque à cette destination.

Je ne fais plus un pas dans la vie sans rencontrer l'obscurité, l'erreur, l'incrédulité. Il est donc un but vers lequel, d'après ce qui précède, mes facultés intellectuelles ne doivent jamais cesser d'être tendues ; c'est de savoir ce que veut de moi la voix intérieure, puis comment l'exécuter. Si mes pensées diverses n'étaient pas seulement pour moi autant de moyens d'atteindre ce but, elles ne seraient vraiment qu'un emploi mal entendu de mes forces et de mon temps. Ce serait un tort à moi de ne savoir tirer d'autre parti des facultés dont j'étais doué pour un usage sérieux, que de les prostituer ainsi à un jeu frivole et puéril.

Ce tort serait d'autant plus grand que j'ai mieux que l'espérance, que j'ai la certitude que mes efforts vers le but qui m'est désigné ne demeureront point inutiles. La voix intérieure ne me prescrit rien qui ne doive être réalisé. La preuve en est que c'est toujours dans le domaine de la nature, jamais ailleurs, jamais au-delà qu'elle m'ordonne d'agir. Or, la nature n'est point chose qui me soit étrangère, qui n'ait aucun rapport avec moi, qui pour moi doive être impénétrable. La nature n'a pas au contraire de mystère si obscur, de replis si caché qu'il ne me soit donné d'y pénétrer ; ses lois lui sont imposées par ma pensée ; elle n'exprime qu'un ensemble de rapports de moi-même à moi-même ; il m'est donc possible de l'explorer avec le même succès que je me suis exploré moi-même. Il y a pour moi certitude de rencontrer au sein de son immensité ce que j'y dois chercher ; il n'est question que je doive m'abstenir de lui adresser. La réponse ne se fera pas inutilement attendre.

La voix intérieure en laquelle je crois, sur l'autorité de laquelle je crois en tout ce que je crois, ne m'ordonne pas l'action en général. Ordonnée de cette façon, l'action serait même de toute impossibilité ; car toute notion générale n'est jamais la notion d'une chose réellement existante. Un fait général ne représente pas non plus un fait réellement arrivé, bien que cette notion ou ce fait général soient tous les deux abstraits par la réflexion de notions de choses réellement existantes, de faits réellement arrivés. Mais ce que m'ordonne la voix intérieure, c'est toujours une action déterminée qu'il s'agit d'exécuter dans telle circonstance donnée. Or, jamais, dans aucune circonstance de ma vie, pourvu que j'aie voulu l'écouter, elle ne s'est refusée à m'enseigner ce que j'avais à faire, à m'approuver dans ce que j'ai fait ; elle détermine ma conviction, elle entraîne impétueusement mon assentiment ; je ne saurais lui résister.

Lui prêter une oreille attentive, lui obéir en toutes choses, sans réserve, sans restriction, voilà quelle est ma vraie destination.

Par-là ma vie reprend de la vérité, recouvre pour moi une signification ; car je sais qu'elle ne contient aucun événement qui ne doive s'y trouver, qui ne s'y trouve à cause de moi, qui ne s'y trouve afin de me fournir l'occasion de manifester extérieurement les déterminations qui me sont prescrites par la voix intérieure. Connaître ces déterminations est le rôle de mon intelligence ; les réaliser doit être le but de tout emploi de la force qui m'a été donnée. La réalité et la vérité de toutes choses sortent donc ainsi du néant à la voix de ma conscience. Ainsi encore ce serait faillir à ma destination que de refuser obéissance à cette voix.

Mais cette destination je ne puis l'accomplir qu'à la seule condition de croire réelles les choses dont la conscience suppose la réalité dans ce qu'elle me prescrit. Je veux dire que s'il est vrai, que si c'est une vérité primitive, absolue, que si c'est le fondement de toute vérité secondaire et relative, qu'obéir à ma conscience soit ma destination, il doit être vrai en outre, il doit être vrai de toute nécessité, qu'il faut que j'aie foi entière en la réalité des choses que je me trouve dans l'obligation de supposer réelles afin de pratiquer cette obéissance.

Ce sera donc vainement qu'une spéculation qui se sera égarée en s'exaltant aura prétendu m'enseigner que la foule des apparitions qui dans l'espace se montrent semblables à moi n'ont pas d'existence réelle. Quand la spéculation me dira que si je conçois ces apparitions comme des êtres semblables à moi, que si je me fais de ces êtres les mêmes notions que je me fais de moi, c'est en vertu d'une loi de ma pensée qui m'oblige à transporter au dehors ce qui est au dedans de moi ; qu'en vertu de cette loi je les ai moi-même enfantés ; je ne la croirai pas. Je ne pourrais pas le croire ; car en même temps la conscience intérieure, élevant la voix pour faire retentir d'autres paroles, me dira de son côté : « Ce que sont en elles-mêmes ces apparitions est chose ignorée de nous. Mais une chose ne l'est pas, une autre chose est certaine, c'est que tu dois les considérer, toi, quelles qu'elles puissent être d'ailleurs, comme des créatures libres, indépendantes de toi, existantes par elles-mêmes. Commence donc par supposer qu'elles le sont ; admets ensuite que chacune d'elles, dans le légitime usage de la liberté, s'étant choisi un but, tu ne dois apporter aucun obstacle aux efforts qu'elle fera pour l'atteindre. Favorise au contraire ces efforts de tout ton pouvoir ; respecte la liberté dans autrui ; embrasse la destination des autres avec autant d'amour que ta propre destination. »

Or, la voix de ma conscience n'aura pas vainement retenti à mon oreille, car ce qu'elle me dit de faire, je le ferai. Les êtres au milieu desquels je vis deviendront pour moi ce qu'elle m'assure qu'ils sont, des êtres réels, indépendants de moi, marchant à leur but en pleine liberté ; et de ce point de vue, auquel je me tiendrai constamment, je verrai les idées bizarres qu'avait fait naître en moi la spéculation s'effacer de mon esprit comme un songe bizarre. Ce ne sera pas toutefois par la puissance de ma pensée, il est important de le remarquer, que je me représenterai ces êtres comme semblables à moi : ce sera en vertu de l'autorité de ma conscience, parce que ma conscience me dit : « Dans l'usage de ta liberté, arrête-toi ici. Arrivé ici, crains de gêner la liberté d'autrui en allant au-delà. »

Ce n'est qu'alors en effet que je me suis fait, à l'aide de la pensée, la notion d'êtres semblables à moi, indépendants de moi, existant par eux-mêmes, et que bien certainement je ne pourrais croire autres que cela, à moins que je ne méconnusse entièrement, soit dans la spéculation, soit dans la vie pratique, l'autorité de ma conscience.

Medjdoub Hamed
Chercheur en Economie mondiale,
Relations internationales et Prospectives

Note :

1 « La Destination de l’homme », livre de Johann-Gottlieb Fichte, traduit en 1832
(pages 245 à 257)
https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k5401005b.r


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7 réactions à cet article    


  • Grincheux Grincheux 14 août 16:35

    La nature est la représentation qu’une société donnée se fait de ses interactions avec son environnement, donc une donnée culturelle et non pas une catégorie de pensée regroupant les éléments biophysiques non humains d’un environnement, par opposition à la culture comme catégorie de laquelle relèverait toute production anthropique. Élisée Reclus a écrit au frontispice de L’Homme et la Terre (1905) : « L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même ». La nature ne se définit pas sans ou contre l’homme mais par l’homme.


    La nature ne se caractérise pas par l’absence de l’homme, et l’homme par le fait qui « maîtriserait » le « naturel » en lui, et la philosophie naturaliste dualiste héritée des philosophes grecs n’est pas la seule possible pour analyser les relations entre humains et environnement : le totémisme, l’analogie ou l’animisme en sont d’autres. Mais l’héritage de Platon, Plotin et Avicenne pèsent lourd, et difficiles à surmonter. C’est plus facile de voir les choses en noir et blanc.


    • Francis, agnotologue Francis, agnotologue 14 août 19:12

      Lee fantasme d’auto-engendrement, ça se soigne, non ?

       

      Toute robinsonnade est un autruicide


      • zygzornifle zygzornifle 15 août 08:03

        11 millions de sous le seuil de pauvreté sont l’œuvre des politiques de droite comme de gauche .....


        • Grincheux Grincheux 15 août 09:46

          @zygzornifle

          je ne comprends pas :
          la droite, c’est le RN, LR, Renaissance et PS-NUMES, ils ont tous des députés européens et, comme disait Hollande à la City : « ail ame note dènedjerousse ».
          alors, la gauche, c’est quoi ?


        • zygzornifle zygzornifle 16 août 13:40

          La gauche votante c’est les prolos qui vote pour des politiques baignant dans le ’pognon de dingue" sauf Ruffin qui ne garde qu’un smic et donne le reste aux assoces ....


          • laertes laertes 17 août 14:59

            Fichte comme bien des philosophes allemands sont des rigolos. Ils n’arrivent pas à se défaire du Cartésianisme comme un ruban de scotch aux doigts. Ils essaient de l’éliminer, de le jeter et c’est le coeur de toute leur philosophie, et cela depuis Kant et sa « critique de la raison pure ». Que de perte de temps !


            • hamia 17 août 15:55

              « Le sens par lequel il m’est donné de connaître la vérité se trouve en effet tout-à-fait à ma merci. Il dépend de moi, de moi seul »            Exactement . L’adage dit :« Quand l’élève est prêt , le maitre survient »     Le premier travail à faire , est sur sa personne , en l’améliorant :         «  En vérité, Allah ne modifie point l’état d’un peuple, tant que les gens le composant ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes. »
              Coran Sourate Ar-Ra’d v.11.   

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