L’économie du partage : nouvel eldorado du capitalisme ?
Blablacar, Airbnb, Uber, YoupiJob, Ouishare, troc, partage, coworking, crowfunding, peer to peer etc... c'est toute une myriade de sigles et de concepts nouveaux qui nous feraient enfin partager une voiture, un logement, de l'outillage et des compétences dans la convivialité, intelligemment, tout en préservant les ressources de la planète. Grâce à l'intermédiation du réseau mondial et une bonne dose d'algorithmes savants, on peut, dans la minute, après avoir défini avec précision son profil, ses goûts et ses envies, trouver l'appartement de ses rêves pour un week-end à Londres ou la personne la plus compétente pour donner des cours de chinois aux enfants ou encore réunir les fonds pour la réalisation d'un projet. Le gourou Jeremy Rifkin, héraut d’un avenir radieux, dans son dernier livre (1) annonce, après avoir prédit la fin du travail, tout simplement la fin du capitalisme avec la venue de "la société à coût marginal zéro et l'émergence des communaux collaboratifs". On aurait enfin trouvé la potion magique pour tordre le cou à la société de consommation et au capitalisme productivisme, tout cela sans soulèvement populaire ni effusion de sang. Mais ce système capitaliste qui régente nos vies depuis deux siècles est-il prêt à se faire tout doux, séduit qu'il serait pas cette nouvelle société fondée sur l'échange, la confiance et la convivialité ?
L' ECONOMIE DU PARTAGE EN PASSE DE REMPLACER L'ECONOMIE DE MARCHE TRADITIONNELLE ?
Aujourd'hui tous les secteurs de la vie quotidienne sont concernés par cette nouvelle économie du partage. Que ce soit en échangeant de la musique sur les réseaux sociaux, en effectuant des achats de matériels d’occasion sur Internet, en pratiquant le covoiturage ou en fréquentant un jardin partagé, nous goûtons à la consommation collaborative, terme rendu célèbre par Rachel Bostman dans son livre « What is mine is yours » en 2009 (lien ). Cette économie du partage repose sur le stock illimité des biens et des compétences disponibles sur la planète et la croissance exponentielle des formes de revente, de location, de partage, de troc, d’échange permise par les nouvelles technologies, et notamment les technologies peer-to-peer, au point d’optimiser l’utilisation des objets, mais aussi les services et les compétences de chacun : il est possible ainsi de maximiser l’usage des biens que l’on possède en partageant leur usage avec d’autres. Cette « co-révolution » a tout pour bousculer à la fois les modes de consommation et les modes de production. Non seulement l’économie du partage permet l’optimisation de l’usage (une voiture reste en moyenne à l’arrêt 92% de son temps), mais surtout, contribue au développement du lien social. Les sites spécialisés dans cette nouvelle économie ajoutent à leur dimension de « consommer malin » une dimension sociale et communautaire. Nous serions en train de passer de l’économie de marché à une économie de réseau. Il n’est plus nécessaire de posséder pour participer : dans l’économie du partage, vous pouvez aussi donner de votre temps pour rendre un service, ou encore partager vos compétences et vos connaissances. Partager signifiant à la fois « diviser ce que l'on a » et « mettre en commun ce qui nous appartient ». On peut enfin jouir d'un bien sans être obligé de le posséder tout en s'ouvrant à l'autre et en s'enrichissant au sens propre comme au figuré. Fini "la guerre de tous contre tous", la course à la possession et à la consommation, l'individualisme forcené qu'engendre l'appropriation ; la force de la communauté l'emporterait sur l'égoïsme de chacun.
Jeremy Rifkin dans son dernier livre fait valoir que partout des millions de « prosommateurs ou producteurs-consommateurs » collaborent gratuitement sur les réseaux sociaux, conçoivent de nouvelles technologies informatiques, de nouveaux logiciels, de nouvelles formes de divertissement, de nouveaux outils pédagogiques, de nouveaux médias, de nouvelles énergies vertes, de nouveaux produits fabriqués par impression 3D.
Alors que tout au long de la deuxième moitié du XXeme siècle, tout a été fait pour éliminer toute convivialité dans les rapports de voisinage, pour détruire les liens sociaux, pour vider la rue et les places de toute urbanité et échanges au profit de gigantesques centres commerciaux, agora des temps modernes, alors que les petits commerces de proximité des centres villes, que les cafés, ces "lieux intermédiaires" entre le domicile et le lieu de travail où l'on pouvait nouer des contacts, partager, échanger, ont aussi disparus, alors que l'espace public est totalement préempté par le marché et que la sociabilité est condamnée à se replier dans les lieux, clubs et réseaux privés, il fallait bien inventer de nouveaux espaces conviviaux alternatifs. Bien que virtuels ils sont capables à nouveau de mettre en face à face, en lien direct, un producteur et un consommateur, pour échanger des services ou des biens. Le développement des réseaux a permis cette résurrection d'une économie de "proximité virtuelle" fondée sur l'échange. Mais cette nouvelle économie horizontale ne peut se dispenser d'emprunter les portails des temps modernes que sont les sites d'échanges, les navigateurs et réseaux sociaux et, pour contractualiser le partage, il faut verser la taille et la gabelle à ces nouveaux seigneurs 2.0. Comment cette nouvelle économie collaborative peut-elle ne pas être rattrapée par ce marché qui ne cesse de se métamorphoser pour monétiser à son profit tout ce que l'homme peut créer ou faire. Contrairement à ce que nous prédit Jeremy Rifkin ce n'est pas encore la mort douce du capitalisme qui est en vue mais bien la poursuite de la prédation de toute action humaine par une petite minorité propriétaires des moyens et des réseaux d'intermédiation nécessaires à la mise en rapport de ces nouveaux consommateurs.
L'ECONOMIE DE PARTAGE AU SERVICE DE L'ECONOMIE DE MARCHE ?
Cette désintermédiation est naturellement rendue possible par l’existence d’Internet, l’essor du Web mobile, le paiement en ligne et l'évaluation réciproque des utilisateurs. Elle s’appuie aussi sur l’analyse des données de masse (« big data »), qui servent de socle à des algorithmes de plus en plus puissants, et permet à l’offre et à la demande de coïncider en une fraction de seconde. Dans le domaine des réseaux numériques, il ne faut pas perdre de vue les rapports de force en place avec les « géants du net », les G.A.F.A. ( 2 ) qui règnent en maîtres sur le réseau mondial, se moquent des Etats et ne sont pas prêts à partager leurs compétences. Ils gagnent chaque année des milliards de dollars payés directement ou indirectement par les usagers, et sont accessoirement étroitement associés aux plus puissants services d'espionnage du monde, la CIA, la NSA. Tous ces nouveaux entremetteurs des temps modernes comme Airbnb ou Uber, Blablacar ou YoupiJob sont nés dans les bras de Google et de Facebook. S'ils ont rendu la location de biens entre particuliers considérablement plus simple et conviviale, ils n'ont pas négligé de se payer sur la bête (15 à 20 % de la transaction). Certains comme Airbnb dégageant des profits gigantesques, valorisés en bourse plus de dix milliards de dollars. Comme les géants du net, certains sont logés dans les paradis fiscaux et ils se dispensent de payer leur quote-part aux Etats. En quelques années ces nouveaux acteurs économiques sont en train de prendre une position hégémonique aux dépens d'acteurs traditionnels et de systèmes indépendants du monde marchand. Au point que ces modèles sont dits « disruptifs », ainsi nommés parce qu’ils détruisent des marchés bien installés, parfois avec des méthodes agressives, inspirées du capitalisme le plus sauvage.
Si, jusqu'à il y a peu, le capitalisme tirait exclusivement son profit du travail humain dans la fabrication et la commercialisation des marchandises. Avec la mécanisation, l'automatisation et l'informatisation des processus de fabrication, le taux de profit n'a cessé de diminuer. Pour maintenir les bénéfices, il a fallu vendre toujours de plus en plus à des travailleurs de plus en plus précarisés. Pour doper une consommation à bout de souffle on a eu recours au crédit et à l'endettement. La crise de 2008 a montré les limites du subterfuge de ce capitalisme fictif. Dans les pays au marché saturé, au chômage et à la précarité endémique il fallait trouver le moyen d'extraire encore de la valeur. La propriété privée, habitée par des êtres aux compétences sous exploitées, encombrée d'objets, d'outils ou de moyens de transports sous utilisés, est devenue le lieu où l'on pouvait encore extraire de la valeur.
Ainsi toutes ces plates-formes reposent sur le même système : permettre la rencontre d'une offre et d'une demande en organisant une concurrence dans laquelle une partie des acteurs (qui souvent complètent ainsi leurs revenus) sont prêts à brader le prix de leurs biens ou services parce qu'ils n'ont pas les mêmes contraintes que les acteurs institutionnels (pas de charges sociales, revenu d'appoint). C'est banco pour les plates-formes rémunérées en commissions et c' est à terme la paupérisation de l'ensemble des autres acteurs avec la destruction de nombreux emplois et une fragilisation de tout le système social financé par des cotisations adossées sur le travail rémunéré.
En conclusion citons Jean Gadrey qui dans un article sur Jeremy Rifkin "le gourou du gotha européen" ( lien ),écrit : « ce rêve de réorientation démocratique partant de l’oligarchie et de la technologie est une impasse, une dépossession, un piège à citoyens. Si ces derniers ne s’emparent pas de la transition, si en particulier ils ne reprennent pas le contrôle de la finance (une priorité totalement absente chez Rifkin) et des technologies, l’oligarchie, qui en a vu d’autres, va récupérer les idées de Rifkin et n’en retenir que ce qui conforte ses intérêts ».
Si les vertus de l'économie collaborative sont indéniables, la lutte pour un monde plus humain fondé sur le partage et la convivialité passe par le contrôle par les utilisateurs de l'ensemble des acteurs et en particulier par l'appropriation et la gestion par la communauté de tous les moyens techniques et des intermédiaires qui parasitent les échanges et empêchent l'émergence d'une nouvelle économie fondée réellement sur l'équité entre tous les acteurs. Pour la prise de cette nouvelle bastille, la bataille risque fort d'être rude, elle exigera la mobilisation et la détermination de l'ensemble de la société civile et de ses représentants politiques.
__________________
(1) Le dernier livre de Rifkin s’intitule " La nouvelle société du coût marginal zéro. L’internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme" Editions Les Liens qui libèrent.
(2 ) Voir l'article G.A.F.A. l'acronyme d'un quatuor qui accapare notre existence
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