La course à la compétitivité ou Panurge au pouvoir
Dans un entretien accordé au Financial Times après le Sommet européen de décembre 2012, Angela Merkel a mis les points sur les i quant à l’exigence de compétitivité : pour survivre au défi de la « globalisation », l’Europe devra poursuivre résolument dans la voie de l’austérité et des réformes structurelles, à commencer par celle du marché du travail. « Défi », « survivre », le ton est résolument dramatique et le prix à payer est annoncé : « Merkel warns on cost of welfare ». Quelques jours après cet entretien, les statistiques sur le développement de la pauvreté en Allemagne, depuis la réforme du « marché » du travail des années 2003 à 2005, ont confirmé que, pour une fraction croissante de la population, celle qui paie l’addition, c’est bien, en effet, de « survivre » qu’il s’agit.
Cette « mondialisation » (globalisation pour les anglo-saxons) qui nous défie et qu’il est question de payer de notre bien-être (« welfare ») revêt dans la formulation d’Angela Merkel comme un statut d’intangibilité. Qu’en est-il exactement ?
Intéressons-nous d’abord au « libre-échange ». Souvent perçu comme la composante principale de la mondialisation, c’est lui qui nous confronte à l’exigence de compétitivité puisqu’il implique une ouverture inconditionnelle des frontières aux mouvements de marchandises. La théorisation des débats sur le libre-échange remonte aux débuts de l’ère industrielle. Dans la pratique, il est assez vite apparu qu’il y avait abus de langage car, en fait de liberté, les puissances de l’époque ont surtout pris celle d’imposer leurs produits manufacturés au reste du monde, notamment à leurs colonies, et d’en piller les ressources naturelles. Mauvais début et curieuse conception de « l’échange ». Notons d’ailleurs que les anglo-saxons parlent de « free-trade » (libre commerce) et non de libre-échange, ce qui a le mérite d’éliminer la présomption d’équilibre véhiculée par le concept d’échange.
Amorcée après la guerre de 39-45, avec la signature du GATT (accord multilatéral sur le commerce international), l’évolution vers un « ordre mondial » privilégiant, voire imposant, le libre-échange, a trouvé son couronnement en 1995 avec la création de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce).
Dans l’intervalle, une autre mutation d’importance était intervenue, avec la mise en pratique d’une version extrémiste du libéralisme, prônant une large dérégulation/libéralisation dans les domaines économiques et financiers et une réduction au strict minimum du rôle de l’Etat.
En quelques décennies, le libre-échange, qui était resté une exception, est ainsi devenu une règle internationale, sous-ensemble d’un nouvel ordre mondial, la « globalisation » ou mondialisation ultralibérale, activement soutenue depuis les années 80 par le FMI et la Banque mondiale.
Ce n’était pas une fatalité ni une évolution inéluctable : en 1991 encore, dans son ouvrage « Capitalisme contre capitalisme », Michel Albert, ancien Commissaire général au Plan et Président des AGF écrivait : « Le communisme s’est effondré. Le capitalisme triomphe (…). Il redevient dangereux (…). Notre avenir se joue désormais entre cette victoire et ce danger. (…) Le débat oppose deux modèles de capitalisme : le modèle « néo-américain », fondé sur la réussite individuelle, le profit financier à court terme (…) et le modèle « rhénan » (…) qui valorise la réussite collective, le consensus, le souci du long terme. (…) Tout notre avenir en dépend. »
Désormais, la messe est dite : la mondialisation ultralibérale domine dans les faits et dans les têtes, et la finance est au pouvoir.
Est-ce une réussite ? Laissons George Soros - orfèvre en la matière puisqu’il figure en bonne place dans le palmarès mondial des grands fonds spéculatifs - nous donner la réponse (« On Globalization » - 2002) : « Le commerce international et les marchés financiers globaux (…) ne sont pas en mesure de satisfaire un certain nombre de besoins sociaux. Parmi ceux-ci, on trouve le maintien de la paix, la réduction de la pauvreté, la protection de l’environnement, l’amélioration des conditions de travail ou le respect des droits de l’homme : ce que l’on appelle, en somme, le bien commun ». On ne saurait mieux dire. Et c’était avant la crise actuelle !
A défaut de bien commun, la « mondialisation ultralibérale » est-elle au moins une réussite du strict point de vue économique ? Il est permis d’en douter.
Ses prétentions à l’autorégulation ont été démenties par la succession et l’ampleur croissante des crises qu’elle a provoquées. Le développement des fonds spéculatifs et de l’incontrôlable finance occulte (« shadow banking ») qui, selon un rapport de novembre 2012 du FSB (Financial Stability Board), détient des actifs d’un montant supérieur au PIB mondial, continue à se nourrir de produits « innovants », véritables cocktails Molotov de la finance, généralement sans la moindre utilité pour l’économie réelle. Quant à la durée moyenne de détention d’une action, qui se comptait en années jusque dans les années 80, elle se compte désormais en secondes.
La croissance elle-même n’a pas été au rendez-vous : selon les statistiques de l’OCDE, si le PIB mondial a triplé en volume entre 1950 et 1975, alors que le protectionnisme dominait encore largement, il n’a que doublé entre 1975 et 2000, en pleine période de montée en puissance de la dérégulation. En France, les taux de croissance annuelle, qui s’inscrivaient dans une fourchette de 3 à 7 % entre 1945 et 1975, n’ont plus été que de 0 à 3 % depuis lors. Par contre, l’écart de revenu entre les plus riches et les plus pauvres est allé croissant et l’industrie du luxe, encore aujourd’hui, ne s’est jamais si bien portée…
C’est dans ce contexte général que l’on nous exhorte à être compétitifs.
Pour être dans le camp des « vainqueurs » il faut, nous dit-on, agir sur le « coût du travail ». Face à la menace permanente de la délocalisation ou de la sous-traitance à moindre coût, il faut paupériser ses propres travailleurs et contraindre la consommation intérieure, au bénéfice de l’exportation. Jusqu’où ces enchères à la baisse nous mèneront-elles ? Car il y aura toujours des troupes fraîches, dans de nouvelles zones « émergentes », pour alimenter le chaudron du libre-échange.
Notre salut, nous dit-on aussi, pourrait venir du « haut de gamme ». Aimable plaisanterie, sur fond de morgue « occidentale » : imagine-t-on vraiment que les « émergents » vont durablement se contenter de fabriquer des jouets et de la marchandise de bazar - ils n’en sont déjà plus là - en nous laissant le soin de les pourvoir en machines-outils ? Pendant qu’en Europe on se gargarise avec cette potion euphorisante, la Chine prévoit un triplement de ses exportations de machines-outils et équipements de transport d’ici 2020 et la Corée du sud, la Thaïlande et l’Indonésie affichent elles aussi de vastes ambitions dans ce domaine.
La course à la compétitivité, c’est Panurge au pouvoir.
Pour couronner le tout, le modèle de société auquel aboutit cette course folle est ubuesque. Le libre-échange sans condition ne génère pas de la complémentarité et de la coopération, il génère de la redondance et de l’affrontement : des salades de fruits frais chinoises dans les supermarchés québécois, du granit des Indes et des ardoises du Brésil en Bretagne … Il ne génère pas de la qualité et de la valeur d’usage, il génère du « low cost » et de l’incitation à consommer tout et n’importe quoi, pourvu que cela nourrisse le Moloch.
Cette compétition se développe en un temps où jamais l’humanité n’a disposé de capacités de nuisance aussi dévastatrices. Ce n’est pas la « mondialisation », telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée, qui nous préservera des conflits, des émeutes du désespoir et des catastrophes environnementales. Il est beaucoup plus à craindre qu’elle renforce les tensions et les risques qu’il n’est à espérer qu’elle les réduise.
Ravageuse aux plans social et environnemental, médiocre et chaotique au plan économique, la globalisation continue cependant à rallier les suffrages de la majeure partie des analystes et des dirigeants.
On peut y voir deux raisons. D’une part, la simplicité rassurante du dogme ultralibéral, propice à une foi naïve dont il semble difficile de se départir. Milton Friedman, n’a-t-il pas déclaré : « Ce qui est extraordinaire avec la science économique, c'est que toutes ses lois tiennent réellement en une page » ? D’autre part, un tel degré d’avancement du processus de dérégulation que même ceux dont la foi commence à vaciller ne voient plus trop la possibilité de faire machine arrière.
On peut les comprendre, car la libéralisation à outrance a été opérée avec l’aval et souvent l’appui d’un pouvoir politique fasciné à ce point par les « idées nouvelles » qu’il a fini par abandonner des pans entiers de ses prérogatives (contrôle des mouvements de marchandises et de capitaux), voire de sa souveraineté (pouvoir monétaire). La cohérence des territoires d’exercice des pouvoirs politique, économique et financier a ainsi volé en éclats, mettant le premier sous tutelle des deux autres.
Là est le véritable « défi de la globalisation », car que peut vouloir dire la démocratie lorsque les gouvernants se délestent des moyens de contrôler le modèle de société ?
Deux solutions antagonistes sont évoquées pour l’indispensable remise en concordance des pouvoirs et des territoires : le « gouvernement mondial » et le repli nationaliste.
Ni l'une ni l'autre ne sont crédibles.
Lors du dîner de clôture de la « World policy conference » à Cannes, le 8 décembre 2012, Pascal Lamy, infatigable promoteur du libre-échange en tant que Directeur général de l’OMC, s’est exprimé comme suit : « Je participe, comme quelques-uns ici ce soir, aux travaux du G20 depuis ses débuts. Et je fais un rêve. Et si (…) les dirigeants nationaux (…) exposaient à leurs collègues quelles sont leurs conceptions du développement, de la justice sociale, de la souveraineté, de la soutenabilité environnementale ? (…) ? Et s’ils débattaient d’un nouveau modèle de croissance qui économiserait davantage les ressources rares, celles de la nature, et moins les ressources humaines, abondantes ? Je sais, je rêve. Plus sérieusement, je suis parvenu, après toutes ces années de fréquentation des lieux de la gouvernance globale, à la conviction qu’il y manque pour avancer, un soubassement de valeurs communes de nature à porter une ambition partagée de civilisation. S’attaquer à construire une telle plate-forme représente sans doute un défi considérable. (…) Je crois néanmoins qu’emprunter cette face nord de la gouvernance globale est devenu incontournable. »
Magnifique discours, mais Pascal Lamy a raison : il rêve.
Le jour même où il s’exprimait ainsi, la Conférence de Doha sur le changement climatique, déjà fort peu représentative du concert des nations, se terminait sur un simulacre d’accord. Quelques jours auparavant, la Banque mondiale avait produit un remarquable rapport d’étude sur le changement climatique. Dans sa préface, Jim Yong Kim, son président, évoquait des perspectives « dévastatrices » pour le siècle en cours et l’urgence d’un retour à la raison. Fort bien mais alors il faudra réformer en priorité la Banque mondiale car elle a été jusqu’à ce jour un ardent propagateur de la dérégulation et l’on n’en finirait plus de citer les projets « dévastateurs » qu’elle a financés.
De façon générale, les institutions internationales sont le lieu des grands discours et des grands principes mais elles sont paralysées par l’affrontement entre les intérêts discordants des pays membres. Aucune instance internationale n’est aujourd’hui en mesure d’exercer un pouvoir politique à l’échelle mondiale et les catastrophes évoquées par la Banque mondiale auront largement le temps de survenir avant que cela change.
La tentation peut être grande dans ces conditions de se replier sur les frontières nationales mais ce serait méconnaître les nouveaux rapports de force. Aucun des Etats européens, pris isolément, n’a désormais la capacité de peser puissamment sur la scène mondiale. La France ne représente plus que 1 % de la population et 4,5 % du PIB mondial, contre 10 % il y a un peu plus d’un siècle.
Seule une puissante fédération d’Etats pourrait développer avec succès une stratégie économique et sociale alternative qui, sans remettre en cause le principe de la libre entreprise, remettrait l’initiative économique au service de la société. Bien loin de se couper du monde, cette fédération pourrait entretenir des échanges fructueux et équitables tant avec les pays développés ou émergents qu’avec les pays pauvres. L’exemplarité de cette démarche pourrait encourager d’autres peuples à s’engager dans la même voie.
Certaines grandes organisations internationales appellent désormais l’attention sur les risques sociaux et économiques qui résultent de la pression sur les bas salaires et du développement des inégalités, dans tous les pays. C’est le cas de l’OIT (Organisation internationale du travail) depuis plusieurs années. Dans son rapport 2012, elle recommande de « refuser de laisser la finance donner le ton pour l’élaboration des politiques. » C’est aussi le cas pour l’OCDE lorsqu’elle écrit, début 2012 : « Le creusement des inégalités est l’un des principaux risques pesant sur notre prospérité et notre sécurité futures ».
Infléchir ces tendances, réformer les conditions d’accès au travail, soulager la funeste pression qui s’exerce sur les bas salaires … tel est, pour l’Union européenne, le véritable « défi de la globalisation », qui ne consiste pas à se soumettre à ses règles mais, bien au contraire, à les remettre en question. Cela suppose d’avoir en mains tous les leviers de conduite de la politique économique et sociale et, en particulier, un meilleur contrôle de l’ensemble des flux économiques et financiers sur le territoire européen.
En bref, il serait temps que la puissance publique retrouve et le moral, et sa dignité, et ses prérogatives. Si l’abandon du libre-échange inconditionnel s’appelle « protectionnisme », alors il faut le revendiquer et c’est au niveau européen qu’il faut agir.
Disant cela, nous avons conscience de partir de loin puisque les ministres du commerce européens viennent de donner mandat à la Commission pour ouvrir des négociations avec le Japon en vue d’un accord de libre-échange ! Par ailleurs, souvenons-nous de la réaction de Karel de Gucht, Commissaire européen au commerce, aux déclarations d’Arnaud Montebourg évoquant, en octobre 2012, l’éventualité de mesures protectionnistes : « S'il tente de le faire, il va trouver Bruxelles et le Commissaire à la concurrence Joaquin Almunia sur sa route ! » Il faut croire que, pour Monsieur Karel de Gucht, le développement du commerce est un objectif qui se suffit à lui-même et prime sur toute autre considération.
Paradoxalement, la crise actuelle offre à l’Europe une chance historique de se réaffirmer sur la scène mondiale en prenant l’initiative du sursaut. Détricoter l’écheveau que l’on a laissé se développer ne se fera évidemment pas sans difficultés, mais la fuite en avant en annonce aussi beaucoup, et de bien pires. Tant qu’à rencontrer des difficultés, autant que ce soit en poursuivant des objectifs que l’on a choisis plutôt qu’en se laissant porter par un flot dont on ne maîtrise pas le cours.
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