La France, la politique, la religion et les musulmans (2/3)
L'instrumentalisation de la religion par le politique est une constante de l'Histoire, bien qu'elle prenne des formes différentes selon les lieux et les époques. De nos jours, la « question islamique » est une thématique centrale dans l'apparatus de communication. Voir dans ce phénomène une question religieuse, stricto sensu, est une fumisterie, largement encouragée, et qui trouve un large public. J'entends par là que ce qui sous-tend ce matraquage médiatique est un calcul politique, qui a des buts très clairs. C'est afin d'assurer la réussite de cet « agenda » politique qu'une vision purement artificielle de la « question islamique » est fabriquée et diffusée, qui vise à dissimuler sa nature politique au profit d'une bouillie socio-théologico-racialiste.
Les mécanismes à l'œuvre sont classiques, on pourrait dire que ce sont ceux de la bêtise ordinaire. Ils passent d'abord par l'exploitation de l'ignorance, en particulier historique. Par l'effacement des chaînes de responsabilité, sorte de lecture et d'oubli sélectifs des événements et de leurs protagonistes. Par une déformation délirante des rapports de force et des réalités numériques. Par des confusions en tout genre, une superposition de questions dissociées, économiques, raciales, sociales, qui trouvent une réponse unique, simple et fallacieuse dans les slogans proposés par les appareils de propagande : par exemple « islamo-gauchisme ».
Pour conclure cette introduction un peu abstraite, et avant de rentrer dans le concret, ce n'est pas dans la religion islamique qu'il faut chercher l'éclaircissement du phénomène contemporain et omniprésent de la « question islamique », mais plutôt tenter de répondre à ce qui préside toute enquête : « à qui profite le crime ».
L'Histoire des rapports entre la France et le monde musulman peut se scinder en quelques grands blocs. Une première période plutôt marquée par des alliances opportunistes, la période coloniale, la période de la guerre froide, et notre époque contemporaine.
La première période, de la fondation de l'empire musulman jusqu'au XXe siècle a été largement traitée dans la première partie de l'article. Ce qu'il tend à démontrer, c'est que dès ces époques, les considérations religieuses ne sont que le paravent moral d'ambitions politiques et économiques. Je rappelle également le rôle de « ferment » qu'a eu le monde islamique dans le développement de la culture européenne, les musulmans, durant « l'âge d'or » de leurs empires, ayant été les principaux transmetteurs de la philosophie grecque, des mathématiques, de la médecine de l'astronomie... Nombre de lecteurs seront sans doute surpris par la récurrence des alliances entre la France et les divers empires islamiques, celle de Charlemagne, et plus encore celle de François 1er, qui durera jusqu'a Napoléon. Cette période d'alliances cesse par l'expansion française en méditerranée, et son entrée en concurrence « territoriale » avec l'empire ottoman. Durant toute cette période, la « question islamique » est loin d'être une préoccupation majeure. Si l'on décèle un fond continu de dénigrement, avec quelques sursauts, lors des croisades et durant les tensions avec les ottomans, la perception du monde islamique est davantage une imagerie de « mille et une nuits » et de fakirs jusqu'à la fin du XIXe. La situation change radicalement avec l'expansion coloniale de la fin de ce siècle. Le contrôle et l'exploitation des populations indigènes en Afrique devient une question stratégique, où l'ethnographie et l'orientalisme deviennent centraux.
Stratégique pour le maintien de l'ordre dans l'empire, mais également dans le rapport de force qui s'engage en Europe. Les troupes coloniales deviennent de première importance pour contrebalancer la démographie supérieure des Allemands et de l'empire austro-hongrois. Comme le note un article du Temps, alors journal de référence :
« Par nos possessions africaines, nous sommes devenus presque une puissance musulmane. Nos colons, nos administrateurs, nos officiers ne peuvent pas ignorer une religion avec laquelle ils se trouvent tous les jours en contact » Le Temps, 24/11/1905
Il sera également noté :
L'islamisme, en somme, a été dans l'ensemble de son histoire beaucoup plus tolérant que le christianisme, car il a laissé, dans les pays qui lui étaient soumis, subsister des groupes considérables de populations professant d'autres croyances. Le Temps, 1908.
En 1910, Alain Quellien publie son ouvrage « La Politique musulmane dans l'Afrique occidentale », dans lequel il réfute les préjugés occidentaux contre la religion islamique, et introduit pour la première fois le terme « islamophobie » pour les qualifier. Il développe le rôle pacificateur de ce qu'on appelait alors « l'islamisme » pour désigner cette religion. Il y voit un grand avantage pour les populations d'Afrique noire face à l'animisme, et également un grand avantage pour la puissance coloniale française, dès lors qu'elle entreprenne de gérer la question mulsulane, de l'instrumentaliser intelligemment.
Ainsi, un chroniqueur notera :
« La France doit avant tout, pour maintenir à l'Islam son caractère inoffensif, interdire l'infiltration des idées musulmanes de l'extérieur et empêcher que ne se forme l'union des musulmans d'Afrique occidentale. Pour parvenir à ce double but, notre administration a pris les précautions nécessaires » Le Temps, 1912.
L'extérieur en question est alors principalement l'Egypte, empire déchu sous domination britannique, où la vie intellectuelle et la contestation politique développent des discours anti-coloniaux, essentiellement orientés vers le nationalisme arabe, mais trouvant dans la co-religiosité des colonisés de la région un vecteur de leur discours d'unification. Ils n'auront pour ainsi dire aucun succès en Afrique de l'Ouest.
À la veille de la première guerre mondiale, l'Occident a presque dévoré le monde entier. La France peut compter sur de nombreuses troupes coloniales, engagées sur les divers fronts, ou maintenant l'ordre dans les colonies. Les autorités françaises joueront à fond la « carte islamique » durant le conflit, honorant de diverses manières leurs tirailleurs et leur religion. Un hôpital musulman est inauguré en grande pompe à Neuilly-sur-Seine, de nombreuses cérémonies sont organisées, avec imams au côté des plus hauts responsables politiques. Ces cajoleries irriteront d'ailleurs certains catholiques, qui bien que « l'union sacrée » prévale lors du conflit, n'en ont pas moins oublié la guerre des laïcards républicains contre l'Église. Ainsi, le journal nationaliste de Charles Maurras, l'Action française, écrira en 1915 :
Flatter les Musulmans, c'est peut-être de la bonne politique, diffamer la religion catholique, c'est assurément de la politique détestable, parfaitement dédaigneuse de l'union sacrée ainsi que de la liberté de conscience. L'Action française, 7 novembre 1915.
Il s'agit bien pour les autorités de flatter les musulmans pour les faire consentir à l'effort de guerre. Une grande « conférence d'amité » est organisée en 1916 à cet effet. Le Temps nous en donne la teneur :
L' « Effort de la France et de ses alliés » La conférence France-islam, organisée par le comité l'Effort de la France et de ses alliés, a eu lieu cet après-midi au grand amphithéâtre de la Sorbonne sous la présidence du général Archinard, assisté de Si Kaddoùr ben Ghabrit, chef de la mission française en Arabie. Ben Ghabrit aborda la question du khalifat : « Le sultan de Constantinople, dit-il, n'a aucun droit a se dire khalife ou Commandeur des Croyants. Pour cela il faut être un descendant du Prophète. Les droits du sultan du Maroc sont autrement bien fondés, puisque la dynastie des Alaouites qui règne actuellement dans l'empire chérifien descend directement du Prophète. » Puis M. Louis Bertrand s'est appliqué à montrer qu'il existait deux aspects de l'islamisme. « un islamisme de contrefaçon, pratiqué par l'Allemagne et les jeunes-turcs, et un islamisme orthodoxe dont la France est l'amie » Le Temps, 1916.
Ainsi, en 1916, c'est du « vrai islamisme » dont la France est amie, celui de l'orthodoxie. Gambetta, en son temps, avait dit : « la laïcité n'est pas un produit d'exportation »...
Un événement va bouleverser le monde en 1917, la révolution russe. Les bourgeoisies européennes tremblent, car les populations jusqu'alors dociles, anesthésiées par les propagandes nationalistes justifiant le carnage mécanisé de la guerre, commencent à réaliser l'ampleur de l'arnaque. En effet, la grande bourgeoisie réalise des profits colossaux durant la guerre. Il est hors de question de renoncer aux bénéfices des industriels pour l'effort de guerre, tandis que les paysans et prolétaires doivent offrir leur vie sous peine de se faire fusiller. Tandis que le peuple crève dans la boue des tranchées ou la crasse des usines, la bourgeoisie parisienne organise des orgies, où le champagne coule à flots, où cocottes et cocaïne (déjà) sont à discrétion. L'Histoire du XXe siècle commence ici.
Si les autorités françaises ne changent pas leur politique de flatterie envers les musulmans, ils redoublent cependant de vigilance face au phénomène communiste. Ça n'est certes pas une nouveauté, toute l'Histoire de France depuis la révolution de 1789 est marquée par la lutte des nouvelles classes : bourgeoisie capitaliste et prolétariat. Mais le communisme a ce regrettable effet d'unifier et d'organiser les masses en contre-pouvoir. Et très rapidement, le mouvement communiste naissant reconnaît dans les musulmans une force de prolétaires exploités qu'il ne faut pas laisser aux mains de la bourgeoisie.
Préfigurant les luttes de décolonisation, la question islamique commence à se mêler à la question sociale. Dès 1919, l'Humanité écrit :
Car la vraie Internationale et le vrai Islamisme se rencontrent en plusieurs points quant à leurs buts sociaux. Auguste Comte avait dit de l'Islamisme que c'est la religion la plus humaine, L'Internationale, elle, est l'idée la plus humaine. Non pas celle qui admet l'asservissement des petits peuples, mais l'autre, celle qui tend à l'égalité des races et à l'affranchissement des peuples, de tous les peuples. L'Humanité, 11 mai 1919.
La concurrence au « vrai islamisme » est donc relancée, mais plus seulement à travers le prisme national, mais également politique et social. En 1922 est organisée à l'initiative du jeune parti communiste français une conférence intitulée : « Conférence Causerie sur l'Islamisme et le Bolchévisme ».
« L'islamisme » devient, durant cette période d'entre-deux-guerres, l'objet de convoitise de toutes les forces occidentales en présence, qui cherchent à rallier les musulmans à leur cause. À cette époque, Français et Britanniques occupent le moyen-orient conquis aux défunts Ottomans, et doivent avant tout lutter contre le nationalisme arabe. La laïcisation de la Turquie opérée par Mustapha Kemal leur laisse le champ libre dans le domaine religieux. Leur vieille politique de flatterie de « l'islamisme » reste de rigueur, la dimension stratégique de la région devenant immense, car elle concentre la ressource essentielle aux armées modernes qui ont vu le jour lors de la guerre : le pétrole. L'autonomie politique de ces régions signifierait la fin de l'hégémonie européenne sur le monde. En effet, contrairement à la Russie ou aux Etats-Unis, les nations européennes ne disposent pas de pétrole domestique... Le gigantesque empire britannique dépend de ses colonies pour se maintenir, sans pétrole, pas d'avions, pas de navires de guerre performants.
En 1925 l'Humanité note :
L'attitude généreuse du gouvernement britannique dans la question des dettes est, en quelque sorte, le prix qu'il entend payer pour réaliser le front occidental contre le bolchevisme et l'islamisme. L'Humanité, 3 janvier 1925.
Italiens et Allemands ne sont pas en reste, fascistes et nazis cajoleront les musulmams autant que les autres nations européennes :
Les ultranationalistes fascistes égyptiens veulent prendre le rôle de « chefs de l'islamisme », la Turquie, Etat musulman le plus puissant, s'étant laïcisée. Et l'on sait que Mussolini s'est proclamé « le protecteur de l'Islam » et que Hitler a expurgé son Mein Kampf à l'usage des Musulmans. C'est l'Italie qui est derrière ce qui se passe en Palestine. Rome a signé un pacte avec l'iman Yaya du Yemen, les agents italiens soulèvent une « révolte du désert » au Soudan, aux confins de la Libye et de l'Egypte, de la Tripolitaine et de la Tunisie. En même temps, l'hitlérisme ne reste pas inactif. Baldur von Shirach est allé à Damas, à Bagdad, puis en Iran. Il a longuement négocié avec des Syriens hostiles à la France, des Palestiniens, des Arabes de tous les pays en vue d'une propagande anti-anglaise massive. L'Humanité, 31 décembre 1937
Les communistes répliquent :
Dans une brève parenthèse, Maurice Thorez, au milieu des marques d'une vive approbation, se plut à montrer quels traits communs, souci d'universalité, souci de démocratie, on peut relever en comparant le communisme et l'islamisme. L'Humanité, 11 mars 1937
Selon le précepte « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », de nombreux groupes indépendantistes arabes cherchant à renverser la tutelle franco-britannique sur leurs pays voient fascistes et nazis comme des alliés naturels. Ceux-ci dépassent largement le cadre musulman, contrairement à la propagande moderne qu'on peut entendre ça et là. Ainsi, le principal parti chrétien libanais, les « phalanges » sera créés par Pierre Gémayel à son retour de Berlin, où il assista aux Jeux olympiques. Un autre parti libanais, laïque celui-ci, toujours existant et bien visible à Beyrouth, bien que tombé en désuétude, ne laisse que peu de doutes sur ses inspirations premières à la vue de son emblème. Le PSNS, Parti social nationaliste syrien est aussi un produit de l'époque.
Durant la seconde guerre mondiale, presque toutes les nations auront leurs supplétifs musulmans, que chacun « flattera » à sa manière. Britanniques et Français disposeront de leurs troupes coloniales, tandis que les Allemands recruteront dans les Balkans et sur le territoire russe. Ceux-ci seront versés dans la Waffen SS, brisant quelque peu le mythe de l'armée raciale aryenne. Il est assez « cocasse » de voir des Turkmènes au faciès asiatique, déployant un tapis de prière en uniforme SS, ou des Bosniaques s'instruisant dans une brochure en allemand sur les rapports de l'islam avec le judaïsme... Quelques tentatives de soutenir les révoltes des Syriens et des Irakiens contre les Anglais échoueront, et la guerre finie, la « question islamique » tombera dans un presque complet oubli, face à la guerre froide qui commence.
PS : j'avais initialement prévu de faire cet article en deux parties, mais par souci de ne pas trop l'allonger, je publierai une troisième et dernière partie, dans laquelle je tacherai de montrer comment les Etats-Unis ont littéralement fabriqué de toute pièce ce que beaucoup accréditent comme un « choc de civilisation », en puisant dans leur idéologie religieuse propre, l'évangélisme américain. Cette idéologie religieuse peut être retrouvée dans le discours de nos braves nationalistes français,militants catholiques, ou laïcards de gauche, inconscients qu'ils sont totalement manipulés par l'oncle Sam et ses grandes manœuvres médiatiques. Inconscients également que cette idéologie est autant tournée contre eux, contre la France, que contre les musulmans en général.
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