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Accueil du site > Tribune Libre > La guerre n’a pas un visage de femme de Svetlana Alexievitch

La guerre n’a pas un visage de femme de Svetlana Alexievitch

Voilà un livre que je n’ai pas lâché durant trois jours et lu d’une traite tant il m’a passionnée et émue. Un livre témoignage sur un sujet rarement approché, celui des femmes engagées dans la terrible guerre entre la Russie soviétique et l’Allemagne nazie durant les années 1941 à 1945. Rien au départ ne laissait supposer que l’Allemagne s’attaquerait à la Russie après que les deux pays aient signé le pacte germano-soviétique, aussi le peuple russe n’était-il pas préparé à cette éventualité. Mal armé et mal engagé, ce fut un redoutable affrontement qui ne fit pas moins de 26,6 millions de morts du côté russe, l’Allemagne, armée jusqu’aux dents ayant, à la suite de Napoléon, mit cet immense pays à feu et à sang, lui imposant sièges, famines, bombardements, combats d’une violence inouïe. Comment des femmes eurent-elles le courage de s’engager, pour certaines dès l’âge de 16 ans, dans ces combats effroyables et tenter, au prix du sang et des larmes, de sauver leur patrie ? C’est ce que raconte cet ouvrage de Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature 2015, qui a consacré sept années de sa vie à recueillir les témoignages des femmes qui ont accepté de lui narrer ce que fut ce temps de sacrifice et dans quelles conditions elles l’ont abordé et vécu. A la suite de cette publication, l’ouvrage a inspiré une série télévisée du metteur en scène Viktor Dachouk et une réalisation théâtrale.

 

Ainsi Svetlana se fait-elle toute écoute, oreille attentive aux récits nombreux de ces témoins et actrices d’une histoire de guerre certes, mais aussi d’une histoire de sentiments, ceux de femmes confrontées à un inexorable sacrifice et qui ne cesseront de préserver la part humaine qui subsiste en elles. En effet, pour les femmes qui donnent la vie, donner la mort est tout simplement impensable. Et cependant, elles ont été amenées à le faire, pourquoi, comment ? C’est le thème de ce livre tragique, de ce document unique sur l’univers de la guerre traversé et vécu par le sexe … faible. Presque toutes sont revenues à la vie normale avec les cheveux gris et elles n’avaient alors que 20 ou 25 ans ! Mais elles venaient de traverser l’impensable, l’inimaginable, avec pour seul horizon le sang, la souffrance et la mort. Qu’est-ce qui les motivait pour affronter ce monde de l’horreur ? Un seul objectif, sauver leur patrie, la terre qui les avait vu naître et grandir, sauver l’héritage humain qui était le leur.

 

« Nous étions si heureuses, nous avions des projets si grandioses : les études que telle ou telle allait entreprendre, la fac où on allait s’inscrire, l’avenir qui nous attendait. Et brusquement la guerre ! (…) Nous avons été trimbalées durant 2 mois dans des wagons à bestiaux. Nous étions deux mille filles, un train entier. Le train de Sibérie. Des chefs de section nous accompagnaient, ils étaient chargés de nous former. Nous devions être affectées aux transmissions. Nous sommes arrivées finalement en Ukraine, et c’est là que nous avons été bombardées pour la première fois. »

 

« Si les hommes voyaient une femme en première ligne, leurs visages changeaient, le seul fait même d’entendre une voix féminine les métamorphosait. Une nuit, je me suis assise à l’extérieur de mon gourbi, et je me suis mise à chantonner tout bas. Je pensais que tout le monde dormait, que personne ne m’entendait mais le matin, le commandant m’a dit : « Nous ne dormions pas. Nous avons une telle nostalgie des voix de femme. »

 

Ces femmes se sont chargées de toutes les tâches, ont exercé tous les métiers : elles ont été blanchisseuse, cuisinière, chef de section, boulangère, vaguemestre, combattante auxiliaire, mécanicienne, tireur d’élite, chef de liaisons, brancardière, agent de transmission, capitaine de corvette, tankiste, infirmière, médecin, chirurgien, surmontant la peur, l’angoisse, le dégoût ; elles ont même connu l’amour, seul événement personnel qu’elles éprouvaient durant la guerre. Malgré la saleté, les lourds godillots, les vêtements trop larges, trop grands, rarement leur féminité, leur coquetterie ne les ont quittées. Pas davantage leur cœur de femme devant la douleur. On s’aimait parfois à la va vite, entre deux combats, deux décès, on se réchauffait le corps et l’esprit pour oublier le pire et son masque de terreur. En 1945, quand la victoire a été acquise, que leur est-il arrivé ? La plupart d’entre elles ont été délaissées car les hommes, après ces épreuves, avaient envie d’autre chose, ils ne souhaitaient nullement se mettre en ménage avec une femme qui avait traversé ce long temps de combat. Cela avait été trop long, trop dur, aussi s’empressèrent-ils d’oublier ces compagnes de souffrance. Si bien que la plupart d’entre elles ont connu la solitude. Il leur a fallu envisager l’avenir sans autre soutien qu’elles-mêmes. Elever les enfants, guider les orphelins dans un immense sentiment de solitude et d’abandon.

 

Aujourd’hui, malgré tant de sacrifices, qu’est-ce qui a changé dans le monde ? Est-il devenu plus tolérant, meilleur ? Ces combattantes avaient espéré qu’après de pareilles épreuves, l’amour serait plus fort que la haine, que l’humanité se transformerait. Qu’en est-il ? Ce livre bouleversant pose la question et ces témoignages, exprimés dans les larmes et avec les mots de tous les jours, nous obligent à réfléchir au sens que l’homme entend accorder à la vie et aux bons offices qu’il est disposé à céder à ses sœurs, ses compagnes, dont les paroles discernent et pardonnent.

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE


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11 réactions à cet article    


  • velosolex velosolex 5 novembre 2018 14:30

    Bravo pour votre article, qui me donne bien envie de lire ce livre

    . Il me relie à celui de Vassili Grossman, que j’ai lu cette année. « Vie et destin », l’auteur ayant été un combattant de Stalingrad, il évoque le souvenir ému de cette toute jeune radio, dont la présence et l’innocence au cœur de la boucherie, alors qu’elle occupe un poste stratégique dans la cave d’un immeuble bombardé sans cesse, illumine les hommes par sa présence.

    Une fleur parmi les décombres, et qui ramène à la culture, aux usages, à la civilisation. Que cette époque soit l’avènement des femmes, qu’elle deviennent déterminantes, que leur intelligence soit reconnue enfin. Mais qu’elles gardent surtout leurs qualités naturelles, d’écoute, d’empathie et d’intelligence avec le monde. Sans doute liées à leur féminité, au fait de donner la vie. 


    • Paul Leleu 5 novembre 2018 19:17

      @velosolex

      la vérité, c’est que les « féministes occidentales » ne supporteraient pas ce que vous dites... les féministes occidentales ne supportent pas l’idée que leurs voix puissent émouvoir des hommes... elles trouvent cela sexiste et rabaissant... elles croient qu’on les assigne à leur identité de petite-princesse qui bla bla bla... elles passent d’ailleurs leur temps à pisser sur la poésie et sur le coeur des hommes... elles ne comprennent rien à ce que vous dites...

      je pense qu’il n’y a aucun rapport entre les femmes soviétiques décrites par Svetlana Alexievitch, et les petits pimbêches occidentales qui veulent imiter des caricatures de mecs en inversé...

      ce qui me fait rire, c’est que les pimbêches occidentales pseudo-émancipées devraient plutôt lire elles-mêmes Svetlana Alexievitch... car la vieille écrivaine sait parler au coeur des hommes, elle. Sans faux-semblants d’ailleurs.


    • Paul Leleu 5 novembre 2018 20:31

      @Christ Roi

      je n’ai pas lu ce livre là, mais un autre, et je ne pense pas qu’Alexievitch soit misandre... bien au contraire !

      sauf bien sûr sur cette idée erronnée que la guerre serait l’oeuvre des hommes... bon... mais c’est une concession assez secondaire et maladroite à l’ère du temps.

      Sur le fond, pour ce que j’en ai lu, Svetlana Alexievtich est une des rares femmes à ne pas traiter les mâles comme des choses... et ça mérite d’être signalé à notre époque !!! C’est un des aspects de son oeuvre qui m’a marqué.


    • Paul Leleu 5 novembre 2018 21:31

      @Christ Roi

      sur le sujet de la misandrie (ou masculinophobie) je suis d’accord avec vous... totalement...

      c’est même pour cela que je conseille aux femmes occidentales « libérées » qui veulent apprendre à parler à un homme, de lire un peu plus Alexievitch (pour ce que je connais de son oeuvre)... ça leur donnera des mots, des clefs de compréhension et des attitudes... un peu de poésie...

      par exemple, ça leur apprendra qu’il faut pas piquer une crise d’hystérie (ni de narcissisme, d’ailleurs) parce-que les hommes sont terriblement émus en entendant le timbre de leur voix... un petit exemple parmi d’autres...


    • Paul Leleu 5 novembre 2018 23:02

      @Christ Roi

      je suis d’accord avec vous... cette haine et cette séparation entre les hommes et les femmes me blesse également... et cela tue tout lyrisme de l’existence...

      je suis effaré de la haine et de la peur de l’homme qui s’étale dans certaines publications... on a l’impression d’un mélange à l’hystérie des vierges du 19ème siècle et de la révolution culturelle... la peur-panique du phallus (physique et symbolique)... il y a une curieuse part de pudibonderie dans un certain féminisme... Et -pour taquiner un peu- ça me fait marrer de voir ces prétendues femmes libérées faire des enfants toutes seules... un peu comme la Sainte Vierge, par l’opération du Saint Esprit... (même si je sais que la virginité mariale est bien autre chose que les caricature débiles qu’en font ces mêmes personnes)... de même que certaines libertines ont peur des hommes (et d’elles-mêmes), alors elles mélangent tout... c’est la vie, c’est l’époque...

      Dans ce contexte, je trouve justement que ce que j’ai pu lire de Svetlana Alexievitch sonne en contre-pied à ces féministes... je suppose (vu votre pseudo) que vous ne portez pas l’expérience soviétique dans votre coeur... nénamoins, les rapports entre les hommes et les femmes s’y sont développés tout à fait différemment d’ici... l’intégration de la femme à la cité politique ne s’est pas faite au détriment de leurs hommes, ni au détriment de la poésie entre les hommes et les femmes... on est très très loin du féminisme occidental... et c’est d’un profond lyrisme...

      bien sûr, ce n’est pas le sujet central d’Alexievitch, mais cela transparait incidemment... et cela rejoint les connaissances directes que je peux en avoir...


    • scorpion scorpion 5 novembre 2018 15:46

      Merci pour la présentation de ce livre remarquable. Enfin le niveau remonte ça nous change des bouses journalières du Rakototo.


      • Gabriel Gabriel 5 novembre 2018 15:55

        Magnifique recueil de témoignage de ces femmes enfants que la guerre des hommes a arraché à leurs études, à leurs familles, à leurs avenirs... Elles furent des petites fées de lumière dans la noirceur de ce stupide et abominable conflit... 

        Merci Armelle.


        • V_Parlier V_Parlier 5 novembre 2018 19:08

          @Gabriel
          La « guerre des hommes » pourrait très bien devenir aujourd’hui la « guerre des femmes » quand on voit comment se comportent May, Albright, Haley, et la Clinton qui aurait pu être élue, sûrement pas plus tendre que Trump (*).

          Ceci dit je salue l’hommage rendu dans cet article à ces jeunes filles dévouées et honorables. Donc plutôt bon article à cette exception près : « une femme qui donne la vie ne peut pas donner la mort » -> Pourtant c’est le contraire que toutes les femmes télévisuelles affirment. C’est même revendiqué comme un droit fondamental. (Justifié ou pas selon chacun, on peut y trouver des raisons mais il faut appeler les choses telles qu’elles sont : C’est un droit de donner la mort en temps de paix, donc plus questionnable que le droit de défendre son peuple contre un envahisseur assassin).

          (*) Clinton : https://www.youtube.com/watch?v=Cd8lu_2OSHs
          https://www.youtube.com/watch?v=JU-REzHWLqQ
          https://www.youtube.com/watch?v=9Eztqa1ZQG8


        • Paul Leleu 5 novembre 2018 19:09

          je n’ai pas lu ce livre... mais Svetlana Alexievitch est une écrivaine hors norme... j’ai lu « la fin de l’homme rouge » qui a changé ma vie...

          je pense que les femmes soviétiques sont une gifle sanglante et cinglante à la face de nos « féministes » occidentales, et de la plupart des petites-bourgeoises occidentales en vérité... voilà ce que fut un vrai féminisme. Voilà ce que furent de vraies femmes... on est très loin du compte ici en Occident.

          après guerre, ces femmes ont vécu ce que vivent la plupart des hommes anciens combattants quand ils rentrent : la solitude et l’abandon. Et les femmes qui ne veulent pas de ces « hommes cassés »... voilà ... Peut-être que ces femmes ont vraiment ressenti ce que peut ressentir un homme... ah, c’est autre chose que le droit à jouir ou de porter des jeans...

          Je pense que Svtelana Alexievitch est une femme qui rend magnifiquement justice aux hommes (sans faux-semblants, d’ailleurs... mais on ne le demande pas)... Je pense qu’on devrait donner à lire aux jeunes filles d’ici de semblables lectures... ça leur donnerait un peu d’humilité et d’amour pour leurs hommes. Elles sont loin, très très très très loin, de leurs soeurs soviétiques.


          • eric 6 novembre 2018 13:20

            @Paul Leleu
            D’accord avec tous ce que vous dites. J’ai assisté à une conférence sur ce bouquin à l’ENS. On nous y a aussi expliqué le féminisme en toute méconnaissance de la réalité soviétique, l’intro était que l’auteur ne parlait pas assez de la shoa mais qu’elle était pas mal quand même.

            Les grands parents de ma femme étaient ensemble au front.
            Imaginer que les hommes ont plus que les femmes envie d’aller se faire trouer la peau, cela me parait être nier la commune humanité et imaginer que les femmes ne sont pas des hommes comme les autres.

            Je dirai que sur les anciens et anciennes combattantes, la chanson jointe résume l’aspect humain et l’expérience historique de la population combattante.
            https://www.youtube.com/watch?v=FRiB0IzzJgg

            Par ailleurs le titre devrait être me semble-t-il, la guerre n’a pas de visage féminin.


          • julius 1ER 7 novembre 2018 11:53

            J ’ aime beaucoup cet article et son contenu car il met en forme, il donne de la chair à ce que je sais depuis longtemps et que l’Histoire officielle enseignée a occulté cad que c’est l’URSS qui a gagné la seconde guerre mondiale et non pas les USA !!!!

            c’est étonnant que en 1945, 65% des français pensait que c’était grâce à l’URSS que le Nazisme avait été vaincu( donc 35% pensaient que les Anglos-américains étaient responsables de ce fait) et que en 2012 les proportions étaient totalement inversées ..... ce qui en dit long sur la fabrication de l’Histoire !!!!

            Pour ma part j’ai visité Stalingrad en 1980.... et la colline Mamaïev qui surplombe la ville avec son immense mausolée et là j’ai eu un choc, pourtant j’avais effectué mon service militaire à Verdun 4 ans plus tôt..... Dieu sait si l’Histoire des « boucheries » après avoir visité toute la région de la Meuse à la frontière belge et luxembourgeoise m’avait déjà remué les entrailles car après Douaumont je ne pensais jamais voir pire que cela ... et bien si ... Stalingrad était encore pire que Verdun et sur une plus grande échelle en matière de victimes et d’atrocités ainsi que de destructions si bien qu’à la fin, je me suis demandé comment un humain pouvait survivre dans de telles conditions ??????

            à ce jour je n’ai pas la réponse, par contre je sais et je considère que le militarisme est une Peste auquel aucun peuple ne devrait jamais succomber !!!!!!!!!!!!!!!!!

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