La SDN, la France et l’espéranto
La France, du temps de la Société des Nations (SDN), fut un des principaux obstacles à l’adoption de l’espéranto comme langue de communication internationale. Pourtant, un rapport de cette même SDN fourmillait d’études et d’avis favorables à cette adoption.
Il s’agit du « Rapport du Secrétariat général adopté par la troisième Assemblée de la Société des Nations » le 21 septembre 1922, signé du secrétaire général Inazō Nitobe, et dont proviennent tous les extraits présents dans l’article.
Rapport intégral ci en français ou en anglais.
A l’époque, dans l’enthousiasme de la création de la SDN, ancêtre de l’ONU, l’envie et le besoin de communiquer plus facilement à l’échelle mondiale étaient reconnus :
« Depuis sa fondation, la Société des Nations n’a cessé de recevoir des pétitions en faveur de l’adoption d’une langue auxiliaire internationale et, en particulier, de l’Espéranto, qui est répandu dans de nombreux pays et enseigné dans quelques écoles publiques de plusieurs États. Le Secrétariat n’a pas manqué d’examiner avec intérêt toutes ces propositions qui démontraient que les milieux scientifiques, commerciaux, philanthropiques, touristiques et, plus spécialement encore, les milieux ouvriers, ressentent le besoin urgent d’échapper aux complications linguistiques qui entravent les rapports internationaux et surtout les relations directes entre les peuples. »
On pressentit également ce qu’on appelle aujourd’hui la « guerre des langues », la tendance des grandes puissances à privilégier le développement de leur propre langue :
« Ces deux langues diplomatiques le français et l’anglais, continueront certainement à jouer un rôle important dans les rapports des élites intellectuelles. De son côté, l’espagnol, qui est la langue officielle des dix-sept États d’Europe et d’Amérique, voit son prestige s’accroître du jour en jour. Ce serait toucher à une question trop délicate que de vouloir établir la suprématie d’une langue nationale sur toutes les autres.
Le latin a au moins l’avantage d’être un idiome neutre au point de vue politique sinon au point de vue religieux, mais il est d’une acquisition difficile, qui le rend peu accessible aux masses populaires, et son vocabulaire a cessé depuis longtemps de répondre aux nécessités de la vie moderne. »
Conséquence logique de cette attitude favorable et pragmatique, les autorités étaient prêtes à étudier sérieusement et sans préjugés l’efficacité de cette langue, sur des critères techniques, un peu comme les ingénieurs ou les commerciaux font un cahier des charges et une étude de marché.
On commanda donc études et rapports, et on débattit de détails pratiques, comme celui du vocabulaire :
« À ce point de vue, il est évident que des langues proposées, comme l’anglais ou le latin, présentent de grands avantages, mais leurs inconvénients sautent aux yeux. Le français, qui est une admirable littéraire et qui joue un rôle de premier ordre dans les rapports diplomatiques en Europe, peut aussi valoir des droits à l’universalité. Pour lui rendre son rôle pratique de langue internationale, si utile jadis, il faudrait renouveler arbitrairement son lexique et simplifier sa grammaire. Beaucoup d’admirateurs de langue de Cicéron préfèrent, dans ce cas, qu’on choisisse une langue artificielle, plutôt que de toucher au latin classique. »
Ou celui de la simplicité d’apprentissage :
« Une langue artificielle est dépourvue du prestige séculaire d’une longue tradition historique et littéraire, mais son vocabulaire peut cependant être entièrement emprunté aux langues existantes et bénéficier de cette tradition. D’autre part, elle peut être infiniment plus facile à apprendre qu’une langue nationale, dont la grammaire fourmille d’irrégularités. »
(Nota : le qualificatif de langue artificielle étant souvent perçu comme péjoratif, on préfère aujourd’hui celui de langue construite, d’autant que le vocabulaire est 100% naturel, issu pour deux tiers du grec et du latin, pour un tiers germanique.)
Il fut également fait un sort rapide au fantasme d’une langue internationale remplaçant les langues nationales ou ethniques, danger fantasmatique qu’on doit pourtant encore réfuter :
« Avec les années, elle peut s’assouplir et s’enrichir peu à peu, surtout si des écrivains et des orateurs de talent s’en servent, mais son usage restera toujours d’un emploi secondaire, limité aux rapports exceptionnels entre personnes de nations différentes, et, par conséquent, d’un caractère pratique et conventionnel peu susceptible de concurrencer les langues de culture historique. »
L’époque était à l’enthousiasme (accroissement des communications internationales, et surtout c’était avant les deux guerres mondiales...) et au pragmatisme :
« L’intérêt du monde est d’avoir une langue auxiliaire, non pas deux ou trois, et, au point de vue pratique, il y a moins de risques à en considérer une qui a derrière elle quelque expérience, un commence-ment de tradition et une garantie d’unité durable. »
Les rapports demandés furent quasiment unanimes en faveur de l’espéranto :
« Une corporation autorisée, comme l’Association britannique des Sciences, après avoir examiné différentes propositions et rejeté celle du latin, est arrivée à la conclusion que l’Espéranto et l’Ido étaient tous deux appropriés (du point de vue linguistique) et qu’elle ne saurait choisir entre les deux. D’autres organisations, comme la Chambre de Commerce de Paris et le Parlement de Finlande, ont trouvé à l’Ido une complication inutile et n’ont retenu
que l’Espéranto. Le Congrès mondial des Associations internationales, réuni à Bruxelles en 1920, a recommandé à tous les partisans d’une langue internationale de s’unir sur l’Espéranto »
« Les délégués orientaux ont fait observer que l’Espéranto constituait pour les élèves de leur pays un type simplifié des langues européennes, qui leur servait ensuite de clef pour comprendre les autres. En deux ans, un jeune Chinois apprend l’Espéranto, tandis qu’il lui en faut six pour apprendre l’anglais, et plus encore pour étudier le français. Des étudiants envoyés à l’Institut franco-chinois à Lyon, avec l’Espéranto pour tout bagage, ont pu se mettre au français très rapidement. »
Autre faits surprenants ou méconnus :
« En 1905, le Gouvernement de la République française décorait le Dr Zamenhof de la légion d’honneur et le premier congrès universel d’Espéranto se réunissait en France. »
Ou encore la recommandation par la Croix-Rouge :
« Cependant, la catastrophe mondiale, qui mettait des peuples entiers en présence, fit apparaître d’une manière plus tragique encore la nécessité d’une langue internationale pour le service de la Croix-Rouge, les secours aux blessés, les camps de prisonniers, les rapports entre armées alliées. Le Sous-Secrétaire d’État français du service de la Santé militaire organisa, par circulaire officielle du 20 mai 1916, la distribution de manuels Espéranto-Croix-Rouge au personnel des formations sanitaires. Dans les vastes camps d’internés en Sibérie, des milliers d’hommes de toutes nationalités apprenaient l’Espéranto pour fraterniser entre eux et avec leurs surveillants japonais. Ces faits décidèrent la dixième Conférence internationale de la Croix-Rouge, convoquée après la guerre, à recommander l’étude universelle de l’Espéranto « comme un des plus puissants moyens d’entente et de collaboration internationale pour réaliser l’idéal humain de la Croix-Rouge. »
Le rapport détaille ensuite le développement de l’enseignement de l’espéranto dans divers pays, dont la GB où une vingtaine d’écoles l’enseignèrent.
Détail piquant au regard de la dérive linguistique européenne, les pays Nordiques étaient déjà favorables à l’anglais dans le rôle de langue internationale :
« D’importantes associations scandinaves ont proposé l’adoption de l’anglais comme langue auxiliaire mondiale. »
Et, surtout, la France se distingua par son opposition résolue, car nous sommes tout de même le seul pays démocratique au monde qui ait interdit l’espéranto dans le cadre scolaire !
Par la circulaire de 1922 signée de Léon Bérard : "…Je vous prie également d’avertir les professeurs et les maîtres d’avoir à s’abstenir de toute propagande espérantiste auprès de leurs élèves. Vous inviterez les chefs d’établissements à refuser d’une manière absolue le prêt des locaux de leurs établissements à des Associations ou des organisations qui s’en serviraient pour organiser des cours ou des conférences se rapportant à l’espéranto."
Cette consigne fut partiellement abolie en 1938 par Jean Zay ("…J’ai l’honneur de vous faire connaître qu’il me parait souhaitable de faciliter le développement des études espérantistes. Certes, il ne peut être question de donner à l’enseignement de l’espéranto une place dans les horaires des études obligatoires de nos Établissements d’enseignement du second degré et dans nos Écoles techniques. Mais si des cours facultatifs d’espéranto peuvent être institués, je n’y verrai que des avantages. On peut l’admettre aux loisirs dirigés.")
De fait, divers établissements primaires et secondaires ont ces dernières années accepté des sessions d’espéranto dans leurs locaux. (ici un reportage de France 3 en 2007)
Outre les raisons officielles, il est permis de voir dans ce refus la jalousie du français alors grande langue diplomatique envers une langue construite qui se posait en prétendante et en rivale.
Ces vielles rancœurs se font pourtant encore sentir aujourd’hui, puisque l’admission de l’espéranto comme langue facultative au bac est régulièrement demandée au Ministère, et tout aussi régulièrement refusée, par copier-coller des mêmes arguments, en gros langue sans nation et restrictions budgétaires.
Argument fallacieux car le nombre de langues acceptées au bac a régulièrement augmenté, jusqu’à atteindre aujourd’hui 57 langues au choix (vers la fin de la page Internet).
On peut rapprocher de ces réticences le fait que le livre « la Danĝera lingvo » (la Langue dangereuse), d’Ulrich Lins, une étude historique sur les persécutions qu’a subie la collectivité espérantophone depuis la création de la langue, en 1887, a été traduit en allemand, japonais, italien et russe, mais pas en français. Nos éditeurs ont jugé que ça n’intéressait pas chez nous...
Pourtant, toute la France n’était pas unanimement opposée à l’espéranto, loin s’en faut, et, toujours dans le même document de la SDN, on trouve une annexe où la Chambre de commerce de Paris rapporte un test qui mérite un commentaire :
« Une question restait à élucider : l’Espéranto permet-il d’exprimer toutes les nuances de la pensée humaine ?
La Sous-Commission n’a pas voulu traiter à la légère ce délicat problème et elle s’est fait le raisonnement suivant : il est de notoriété universelle que la langue française est la plus riche en expressions et la plus précise de toutes les langues nationales. Si donc un texte français traduit en Espéranto et retraduit en français n’est pas déformé, on peut dire que la langue auxiliaire a une réelle valeur à ce point de vue.
L’expérience fut réalisée à la Chambre de Commerce le 30 décembre 1920.
Trois textes furent choisis par la Sous-Commission dans un style si précis que la plus légère modification en pouvait dénaturer complètement le sens.
Ils consistaient en un règlement d’arbitrage, un pouvoir d’administrateur et un certificat de vente d’un modèle en toute propriété.
Ils furent traduits en Espéranto devant nous par deux espérantistes. Puis ceux-ci congédiés furent remplacés par deux autres chargés d’exécuter l’opération inverse.
Le texte ainsi rétabli en français, s’il ne répétait pas le strict mot à mot du texte original, en reproduisait le sens précis, d’une manière telle que la double transposition fut jugée à l’unanimité n’avoir fait subir aucune altération au sens des conventions soumises à l’épreuve.
La conclusion unanime de la Sous-Commission fut que votre rap-porteur pouvait affirmer devant la Commission de l’enseignement « qu’autant qu’elle en pouvait juger par ses travaux et expériences, l’Espéranto possède les qualités de précision, en même temps que celles de clarté et de facilité qui doivent être exigées d’une langue auxiliaire internationale. »
C’est la description d’un test de traduction et de rétro-traduction qui permet de vérifier si la langue construite espéranto est fiable, aussi précise que les langues nationales telles que le français ou l’anglais. C’est ce type de test qu’aurait pu financer à nouveau l’UE dont les besoins et les problèmes linguistiques sont considérables. Mais elle ne l’a pas fait, préférant laisser faire la dérive vers le tout-anglais...
On aura noté ce passage dont la prétention fait sourire aujourd’hui : « langue française est la plus riche en expressions et la plus précise de toutes les langues nationales. » !
Les propositions d’adoption et de soutien à l’espéranto comme langue internationale ont été rejetées lors des votes (la délégation iranienne l’a un jour soumis au vote !), rejet dans lequel la France a joué un grand rôle, mais il est intéressant de voir à quel point ce rapport de la SDN confirme de nombreux points répétés par les espérantistes et espérantophones : facilité et rapidité d’apprentissage bien supérieures, efficacité comme langue de traduction, qualités propédeutiques (pour l’apprentissage ultérieur d’une autre langue), praticité pour qu’une classe corresponde avec d’autres dans le monde entier, absence de surcoût (point confirmé par la GB dans le rapport) car l’enseignement lui-même est plus simple du fait de sa structure linguistique.
L’expression « langue équitable » n’existait pas encore, mais c’est tout à fait le sens général de ce rapport.
Hélas ! La deuxième guerre mondiale, la guerre froide, les persécutions des espérantistes par Hitler et Staline, l’engouement dans l’après-guerre pour la culture venue des USA (goût bien renforcé par les accords Blum-Byrnes de 1946 ) , puis l’entrée de la GB dans l’UE - tout a concouru pour que l’anglais s’impose comme langue internationale dans de nombreux domaines (économie et sciences au premier chef) et soit imposé dans les écoles.
Cette langue équitable, internationale et largement plus facile, est toujours là. Il ne tient qu’à nous, citoyens de base, de la soutenir, de la développer et d’imposer à nos élites une solution alternative à la lutte d’influence entre les « grandes langues ».
D’ailleurs, dans ce même rapport, il est étonnant de voir la variété des langues étrangères alors étudiées par les Anglais, quand on sait qu’aujourd’hui leur gouvernement s’inquiète de la désaffection des jeunes anglophones envers les langues. S’ils ne doivent en étudier qu’une, pourquoi pas l’espéranto ? Il serait assez ironique que le renouveau de l’espéranto vienne des anglophones natifs.
Quant à la France, elle s’honorerait d’autoriser enfin l’espéranto en option au bac !
15 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON