La société humaine dans l’ordre du vivant
Qui sommes-nous, d’où venons-nous et où allons-nous ? L’émergence et la survie de l’espèce humaine s’inscrivent-elles dans une nécessité biologique ? Homo sapiens s’avère un « animal multicellulaire à reproduction sexuée, un vertébré, un mammifère et un primate » qui, tout en partageant des propriétés communes avec d’autres échelles du vivant, est devenu l’auteur responsable de sa propre évolution – jusqu’au péril de lui-même... Le sociologue Bernard Lahire a mis au jour l’ensemble des connaissances sur l’évolution biologique et l’évolution humaine vers une nouvelle formulation synthétique qui raccorde les sciences sociales aux sciences de la vie.
Dans ses Structures fondamentales des sciences humaines (La Découverte, 2023), le directeur de recherche au CNRS a, en près de mille pages, reconstruit la structure sociale profonde propre à notre espèce et montré que le social humain s’inscrit dans la continuité du vivant : « L’histoire des sociétés humaines n’est que la continuation de l’histoire naturelle par une espèce particulièrement culturelle. La cumulativité culturelle a ouvert la voie d’une évolution proprement historique, parallèle à l’évolution biologique mais aussi en interaction constante avec elle. » Bernard Lahire revient sur cette somme fondamentale, avec un nouvel ouvrage construit comme un dialogue avec deux autres sociologues, Laure Flandrin et Francis Sanseigne, afin d’en prolonger la démarche et d’en préciser les enjeux.
L’animal pensant, produit naturel indiscutable d’une longue histoire évolutive, biologique et sociale, a dépassé ses limites physiques « par des « compensations culturelles et notamment artefactuelles » - des outils (permettant de couper, hacher, tailler, etc.) jusqu’aux dernières machines de guerre sophistiquées, susceptibles d’entraîner toute la planète dans une catastrophe finale...
L’espèce humaine a introduit de nouveaux mécanismes évolutifs basés sur l’instruction, sur la transmission de l’acquis, faisant passer l’évolution du plan de « l’endosomatique » à celui de « l’exosomatique ». L’homme projette hors de son corps l’outil qui lui permet d’agir sur son environnement. Ainsi, tout devient « exosomatique » et transmissible d’une génération à l’autre par le langage, l’écriture, la culture. André Leroi-Gourhan (1911-1986) résumait que l’humain avait extériorisé et multiplié ses facultés par l’outil puis la machine.
La culture s’est avéré une « solution évolutive avantageuse, prolongeant le rôle adaptatif de la sélection naturelle ». Jusqu’où ? L’animal parlant et réfléchissant créé du neuf, de l’inédit par la fabrication d’artefacts qui démultiplient ses capacités d’agir sur le réel et de construire un environnement plutôt que de le subir. Mais après s’être arraché aux déterminations naturelles, le voilà sous une autre dépendance, extrême, « vis-à-vis d’artefacts de plus en plus puissants », voire aliénants et abrutissants, ainsi que du « mode de production capitaliste planétarisé » dont la volonté de puissance technoscientifique parachève l’artificialisation du monde, c’est-à-dire de tout ce qui interagit avec nous sur une planète qui se meurt chaque jour un peu plus.
Manières de « faire société »
... Bernard Lahire rappelle que le « social » existe aussi dans des sociétés animales car « la vie collective constitue un avantage sélectif certain dans l’histoire évolutive du vivant ». La vie sociale existe dans les règnes végétal et animal, comme chez les bactéries. Cela va des formes de coordination et d’échanges minimaux ou de grégarisme, à l’ecosialité. En somme, « le social n’est absolument pas le propre du genre humain ». Mais il est dans la nature de l'humain d’être culturel...
C’est bien dans l’espèce humaine que « la culture a trouvé les conditions d’un développement exponentiel » à partir d’une convergence biologie-culture. Si l’humain n’échappe pas à la pesanteur de son être biologique et s’il a le même matériel chromosomique que les chimpanzés (juste agencé différemment), il a acquis les moyens de s’adapter à tous les milieux et à toutes les circonstances grâce à la « production d’une culture matérielle ».
La bipédie a libéré sa main pour l’action comme pour la création d’outils et assuré sa mobilité pour changer de territoire de chasse, exploiter la nature par des « moyens artéfactuels » et se répandre sur la planète jusqu’à la conquérir...
Le sociologue dénombre « cinq grands invariants qui gouvernent toute forme de vie possible, qu’elle soit unicellulaire ou multicellulaire, solitaire ou sociale » : - la dissipation (tout organisme ou groupe d’organismes capte de la matière et de l’énergie dans l’environnement pour se nourrir), - l’autocatalyse (la capacité qu’a toute forme de vie de se maintenir, de croître ou de s’étendre), - l’homeostasie (la capacité de limiter et de réguler les changements internes face à des perturbations extérieures) - l’apprentissage (« la capacité de prélever des informations sur soi et sur l’environnement, de les mémoriser et d’en déduire des actions qui permettent de maintenir ou d’accroître sa survie ») - la défense (pour survivre aux agressions extérieures, ce qui suppose la reconnaissance d’un « soi » et d’un « non-soi »).
Les sociétés humaines connues « se caractérisent par des rapports de parenté et des soins parentaux ». Elles « rassemblent des moyens matériels collectifs en vue de la subsistance ». Elles développent une « culture artéfactuelle » et divisent le travail entre leurs membres. Elles sont structurées par des rapports de « dépendance-domination matriciel imposé par l’altricialité secondaire ». Cette notion définit la longue dépendance du petit vis-à-vis de ses parents.
Ce qui les distingue des sociétés non humaines, c’est la « dimension magico-religieuse » parce que « seule l’espèce humaine dispose des capacités d’expressivité symbolique lui permettant de représenter, et donc de penser, ce qui n’existe plus (passé), ce qui n’existe pas encore (futur) et ce qui n’existe pas (l’imaginaire) ». Si tous les êtres vivants naissent et meurent, seules les capacités symboliques les en rendent conscients - « la conscience de l’existence est donc aussi d’emblée conscience de l’impuissance, de la souffrance, de l’absence ou de la perte de l’existence ».
Le langage permet de s’affranchir de l’ici et du maintenant comme les artefacts ou les techniques de conservation, de stockage, de transport des aliments et de l’eau permettent de s’émanciper de l’espace et du temps. Il permet de forger des références symboliques communes au groupe, d’exercer du pouvoir symbolique et de produire différents types de récits ou de discours. Ainsi, il ouvre l’ère des récits, de la confusion entre construction narrative et construction du savoir comme des mystifications – jusqu’à la dépossession des humains de leur propre condition dans des communautés de moins en moins vivantes, viables et coopératives.
De la nature du « réel »
Les mythes et les idéologies ponctuent la vie des sociétés humaines en transformation culturelle permanente. Les groupes humains ont utilisé, en tant qu’ « unités de survie », leurs capacités symboliques en créant des « moyens magico-religieux » de protection – ou de domination. Le sociologue rappelle que « le réel dépend de nos outils conceptuels et méthodologiques pour être mis au jour » : « Malgré tout, il manifeste sa puissance agissante indépendamment de nous et ce même si nous décidons de détourner le regard ou de fermer les yeux. Le réel existe et est structuré en lui-même. Nous ne le « construisons » pas. Nous le re-construisons, au sens où nous essayons d’en donner une image ou une représentation qui soit la plus adéquate et la plus vraie possible ».
Les sociétés humaines répondent aux grandes propriétés du vivant, aux « cinq grands invariants qui gouvernent toute forme de vie possible, qu’elle soit unicellulaire ou multicellulaire ». Comme toutes formes de vie, les dites sociétés humaines sont « contraintes en permanence par les mêmes principes généraux de fonctionnement du vivant, et par les mêmes principes généraux de fonctionnement de l’espèce ». Bien avant le fétichisme de l’économie et du technoscientifique disqualifiant l’humain dans la conduite de sa propre vie, « l’accès différencié aux ressources alimentaires, matérielles (artefactuelles), territoriales, économiques, culturelles (et notamment cognitives), sexuelles, affectives, etc., », crée de « nombreuses structures inégalitaires et de multiples rapports de domination », avec les sempiternelles logiques d’opposition entre « eux » et « nous ».
En dépit du « caractère fondamentalement relationnel du réel », l’animal pensant « hors sol » s’abstrait de lui-même et de ses semblables pour se dissoudre dans une bulle d’irréalité au mépris des bornes constitutives de son espèce et aux dépens des écosystèmes comme des autres espèces, transformant toute atteinte au vivant et l’évacuation de l’humain en dérisoire « opportunité de profit » emportée par les vents contraires d’une histoire collective insaississable...
Ainsi, l’hypothèse Médée des planétologues pèse autant dans la balance des savoirs que la vision Gaïa : et si le plus difficile pour la vie n’était pas d’émerger de façon contingente de la chimie du carbone mais de se maintenir ? Tout ce qui naît, individus ou « civilisations », est appelé à disparaître, et c’est sans importance dans l’ordre du vivant et à l’échelle de l’univers : est-il besoin d’en faire une histoire ?
Les chercheurs de vérités et de connaissance en font oeuvre de science raisonnée et de dévoilement du réel, envers et contre tout, jusqu’au terme du naufrage anthropologique consommé dans les remous de l’absurde, du mouvant, du contingent et du forfuit.
Bernard Lahire, Vers une science sociale du vivant, La Découverte, collection « Petits Cahiers libres », 256 pages, 20,50 euros
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