La ville romaine de Tipasa enrôlée dans le plan-média du président Sarkozy ?
C’est drôle ! Mais on ne s’y fait pas ! Au cours de sa visite officielle en Algérie, le président Sarkozy s’est rendu le 4 décembre 2007 à Tipasa, un site archéologique romain en bord de mer, au pied du massif du Chenoua, à 70 km à l’ouest d’Alger.

On n’aurait pas cru M. Sarkozy assez intéressé par un tel site archéologique pour s’évader un moment des palais mauresques officiels des hauteurs d’Alger.
Tipasa, un des grands sites archéologiques d’Algérie
Car il faut une réelle curiosité pour venir à Tipasa arpenter le decumanus maximus qui, passant par le nymphée en exèdre, remonte vers le théâtre privé en partie de ses pierres depuis qu’elles ont servi à édifier l’hôpital de Marengo devenu Hadjout, ou encore flâner sur le cardo maximus qui, recouvrant son égout axial, descend doucement vers la mer, bordé à gauche par des thermes et une fabrique de garum, puis à droite, avec son solarium ouvert sur la mer, par « la villa des fresques » dont l’oecus (le salon de réception) garde encore intacte ses mosaïques polychromes. Tipasa n’est en fait fouillée que par endroits et par sondages. On doit donc ensuite, par des sentiers tortueux, s’enfoncer sous des taillis de lentisques, de genêts, de chênes verts et de pins pour gagner la colline où s’étend, solitaire, l’esplanade dallée du forum auquel on accède en venant de la curie par un escalier enjambant une ruelle couverte. Sur les collines, de part et d’autre, se dressent les vestiges d’églises paléochrétiennes comme, à l’Est, celle de Sainte-Salsa au milieu d’une foule de sarcophages plus ou moins exhumés.
On se serait donc trompé sur les goûts du président qu’on croyait à tort limités à ceux un peu frustes de la bande du « show-biz » qu’on l’a vu traîner le soir de son élection au « Fouquet’s » ? La relation que Philippe Ridet fait de cette visite dans le journal Le Monde du 5 décembre 2007, invite à nuancer.
Une visite à faire connaître « urbi et orbi »
Ce n’est pas tant que le président aille à Tipasa qui intrigue. Il en a bien le droit. On se serait volontiers réjoui de le découvrir capable de méditer sur les vestiges d’une civilisation gréco-romaine qui imprègne tant la nôtre et que l’École française s’applique à faire oublier à ses élèves en raréfiant l’enseignement des lettres classiques, au profit parfois du sport sacré. Ce n’est pas non plus pour déplaire de le voir faire cette visite sous la conduite d’Albert Camus qui a tiré de ses fréquentes promenades dans les ruines et « l’odeur des absinthes », face à « la mer cuirassée d’argent » sous un « ciel bleu écru », et devant la masse noire du Chenoua, un poème intitulé Noces à Tipasa où l’adolescent qu’il était, dit, avec l’emphase juvénile et les aphorismes péremptoires de cet âge, sa joie de vivre dans un accord profond avec le monde. Non, ce qui intrigue, comme toujours, c’est que le président ait pris soin de faire savoir cette escapade qui a duré moins d’une heure.
C’est un peu court pour une rencontre avec Tipasa. À en juger d’ailleurs par les échanges qu’a recueillis dévotement le journaliste admis dans le cercle présidentiel pour qu’il les répandent, tel n’était pas le but. Qu’on en juge ! « C’est beau, hein ? », ne cesse d’interroger le président. « Depuis que j’ai lu Noces, ajoute-t-il, j’avais envie de venir ici. Camus, c’est le lien entre les deux rives de la Méditerranée. » Mme Dati, elle, ne cesse de se plaindre d’être venue en talon-aiguille : une découverte du site n’était donc pas vraiment programmée, ou alors on lui aurait conseillé de se chausser autrement. « On se croirait à l’époque romaine », dit encore M. Sarkozy. M. Kouchner, prévenant, pense aussitôt péplum : « C’est là que tu aurais arrêté ton char, glisse le courtisan, ... comme Ben Hur ». Faut-il développer ? M. Guaino a bien cherché à élever le débat : « Pourquoi les hommes ont-ils un jour abandonné cet endroit ? ». Malheureusement, le guide n’a pas compris la portée de la question : « Parce que c’est devenu un site touristique protégé », a-t-il naïvement répondu hors sujet.
Deux messages à délivrer ?
Or, la question de M. Guaino met sur la voie pour comprendre la raison qui peut avoir conduit le président Sarkozy à faire savoir « urbi et orbi » qu’il était allé à Tipasa avec Noces d’Albert Camus sous le bras ou du moins dans les mains d’un de ses accompagnateurs qui, dit-on, en a donné lecture. Son plan-média le commandait.
- Tipasa est une des nombreuses villes avec Cherchell, Hippone-Annaba, Cuicul-Djémila et Timgad qui témoignent de l’ampleur de la présence gréco-romaine en Algérie, comme Douggha, Sbeïtla et El Djem en Tunisie ou encore Volubilis au Maroc. Au temps de la colonisation française, cet héritage était valorisé, mais souvent, il est vrai, de façon intéressée : il s’agissait d’instituer une continuité entre la civilisation gréco-romaine et la présence française, par-dessus la colonisation arabe survenue entre temps qu’on souhaitait alors réduire à une sorte d’ intermède. Les grandes fouilles datent de cette période coloniale.
Depuis l’indépendance de 1962, le pouvoir algérien a répliqué par une lecture inverse de l’Histoire et les fouilles de « roumis », sauf erreur, sont restées en l’état au profit d’une valorisation de la civilisation arabo-musulmane : il y a vingt ans, on voyait encore, renversés sur des rails tordus, les wagonnets rouillés qui avaient servi, avant la guerre, à l’évacuation du décaissage des sondages archéologiques.
En venant, même moins d’une heure à Tipasa, le président Sarkozy n’a-t-il pas entendu rappeler ainsi la filiation gréco-romaine qui perdure en Afrique du Nord malgré les colonisations successives ? « Pourquoi les hommes ont-ils un jour abandonné cet endroit ? », a demandé avec pertinence M. Guaino. La question peut résonner comme une incompréhension, un regret ou encore un projet.
- Quant à la célébration de Camus, dont une petite stèle, parfois maltraitée sur une colline Ouest de Tipasa, rappelle face à la mer que c’est ici qu’ « (il a compris) ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure », comme il l’écrit dans Noces, il personnifie sans doute ce que la colonisation française a fait de mieux en Algérie.
Faut-il rappeler la haine que lui vouaient les riches colons pieds-noirs et les extrémistes de l’Algérie française pour ses prises de position anciennes en faveur des populations berbère et arabe ? Il avait pourtant vu clair, comme le montrent ses enquêtes successives : l’une, parue dans Alger-Républicain en juin 1939, dénonçait la « Misère de la Kabylie » ; l’autre, dans Combat en mai et juin 1945 après les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, renouvelait ses mises en garde contre une révolte perçue comme imminente ; la dernière dans L’Express, entre octobre 1955 et janvier 1956, avait été suivie, en pleine guerre d’Algérie, d’une participation à « un appel pour une trève civile » qui protégeât les populations civiles. Il a échoué. C’est qu’il était non moins rejeté par les indépendantistes algériens : il ne voulait pas condamner la terreur des uns sans celle des autres, celle de l’armée française et celle de l’Armée de libération nationale algérienne. Il lui sera toujours reproché son choix : « J’ai toujours condamné la terreur, a-t-il répondu lors d’une conférence après la remise du Prix Nobel à Stockholm, le 10 décembre 1957. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément dans les rues d’Alger par exemple, et qui peut un jour frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice » .
Pourtant avec le recul, ce choix d’Albert Camus, l’enfant de Belcourt à la mère analphabète, ne mérite-t-il pas respect et estime ? C’est la surenchère de violences dans laquelle les deux camps ennemis étaient emportés, qui ne permettait pas alors d’entendre sa voix : l’action est binaire en général et ne tolère pas de troisième voie. Mais aujourd’hui, Camus, l’écrivain franco-algérien comme il se définissait, peut-il servir de pont ? Le président Sarkozy, qui parle d’ « Union méditerranéenne », paraît le souhaiter : « Camus, c’est le lien entre les deux rives de la Méditerranée », s’est-il écrié dans Tipasa, après avoir, quelques heures plus tôt dans un précédent discours à des chefs d’entreprise, reconnu « le caractère profondément injuste » du « système colonial » et rappelé que malgré tout « à l’intérieur de ce système il y avait beaucoup d’hommes et de femmes qui ont aimé l’Algérie, avant de devoir la quitter » ? Reste à savoir si les dirigeants algériens sont prêts à partager cette façon de voir. Paul Villach
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