La ville, « théâtre d’abondance » ou fosse aux lions ?
De quoi se souviennent les villes à l’ère de l’urbain généralisé ? De quoi sont-elles la scène plus ou moins éclairée ? Par leurs habitants ou leurs passants dont le déplacement peut être comparé à « l’avancée d’un lecteur le long des phrases d’un livre », elles n’en finissent pas de « s’accomplir comme formes vivantes », serait-ce sous le joug d’une économie spéculative à mort. Le philosophe Jean-Christophe Bailly arpente en poète et conteur leur cadre bâti, jalonné de hauts faits d’architecture - et les investit comme un « espace hors sommation où chacun, d’où qu’il vienne, devrait pouvoir se sentir en droit de passer ou de se poser ». Jusqu’à quand ?
L’histoire de l’animal bipède et présumé pensant se confondrait-elle avec celle de l’art, de l’errance et des villes ? Celle de la « civilisation » commence, au trot du cheval, par la ville sumérienne. Qu’ont pensé établir les hommes en construisant la cité ceinte de remparts ? Par quel pacte pensaient-ils se mettre sous la protection de ses murailles et y instaurer de l’habitation ?
Graduellement, la ville devient le pôle clinquant autour duquel se meut leur vie et le territoire de chasse où ils ne s’entendent plus mais se vivent en prédateurs ou en proies, selon la distribution des rôles et des conditions entre « ceux qui ne sont rien » et ceux à qui tout est dû pour moins que rien...
« L’homme conquiert et, comme une borne, il dresse une ville, mémorial de sa conquête » écrivait Jacques Ellul (1912-1994). Mémorial ou fosse aux lions ? Quelle condition urbaine annonce la fin des flux déterritorialisés de marchandises et du pouvoir de « faire commerce de tout » claironnée par les « effondristes » ? La ville est-elle encore le lieu même de la « civilisation » ou celle d’une désurbanité comme d’une déshumanisation montantes avec leur cortège de disparités et de précarités écrasées par d’inexpiables concentrations de puissance et de richesses ? Ou bien serait-elle lieu d’incarcération, d’expiation voire non-lieu du Nombre, asservi au techno-impérialisme forcené jusqu’au tarissement programmé des ressources disponibles ?
Depuis Babylone, Babel, Jakarta, le stade Dubaï ou le projet Néom, qu’a conquis au juste l’homme bâtisseur en faisant oeuvre « civilisatrice » de Cité partagée – ou de ville machine fondée sur le matérialisme mécaniste et une production marchande sans finalité humaine ?
La forme ville hors d’elle-même
La ville, ce « fait d’expérience » immémorial interrogé par Jean-Christophe Bailly, « arrive à l’éclatement de ses limites et de ses repères » dans ce monde globalisé et « désaccordé » qui ne porte plus rien ni personne – jusqu’à compromettre « la possibilité même du renouvellement continu de la vie ».
C’est que, depuis la « révolution industrielle », les cités-monades du temps de Platon ont été dévorées par les énergivores villes-métropoles et les écocidaires mégalopoles surencombrées de marchandises comme par leur Spectacle où l’humanité est réduite à sa plus triviale expression consumériste.
C’est ainsi que s’est dissous le grand recit venu d’Athènes – celui du Logos. Certes, le mouvement utopien et antibabylonien du XIXe siècle s’attachait à la création de communautés soutenables, à l’instar de l’ancien ouvrier-compagnon Jean-Baptiste Godin (1817-1888) qui mit en oeuvre son « familistère » à Guise en caressant ses ouvriers dans « le sens du poêle »...
Si le réel et l’habitable n’ont plus droit de cité dans la ville-métropole qui a aussi congédié le gouvernement des hommes au profit des agencements machiniques de la « gouvernance », le besoin d’utopies qui permettraient de vivre autrement ne la hante pas moins à la manière du « rêve d’une chose » de Marx (1818-1883) - il la parcourt comme une « onde de probabilité » vers d’autres possibles...
Alors, le philosophe-poète retisse sa trame pensive de flâneur des confins dans cet espace urbain qu’il arpente comme une « fabrique formatrice de passants » autant que de servitudes - comme « le choeur dispersé d’une communauté que rien ne pourrait fermer sur elle-même ». La ville en ébullition demeure bel et bien ce creuset où s’élabore la fragile alchimie entre le froid calcul économique et l’irrépressible espoir utopique jamais désarmé. La plus grande partie de l’humanité ne séjourne-t-elle pas, plutôt qu’elle ne l’habite, dans « une sorte d’universelle banlieue où flottent les ballons captifs des utopies passées » ?
« S’emparer du désemparé »
... Enseignant à l’ Ecole nationale supérieure de la Nature et du Paysage (Blois), Jean-Christophe Bailly voit l’homme des villes croître en quantité et se démultiplier en une infinité de types amnésiques - autant de visages de passants « auxquels le temps de s’inscrire dans la mémoire n’est que rarement accordé » ou de marcheurs à l’abîme qui perdent pied dans les basse eaux d’une barbarie ordinaire.
Précisément, le conteur entend, entre le vif et le consumé d’une société de souffrances généralisées, « s’emparer du désemparé pour laisser revenir ce qui, de l’utopie, de la tension utopique, à même nos rues, se souvient ». Si le « corps politique de la Cité existante » est malade, l’utopie demeure vivace et « propose une vision, un autre mode d’organisation du mode d’habiter, de travailler et de vivre ensemble ». Le flâneur propose d’ « aller jusqu’au bout de cette perte », de « laisser s’accomplir le mouvement qui nous a déportés hors de toute forme de croyance politique pour faire revenir, dans la forme même du présent, un horizon d’attente qui lui soit conforme », qui « corresponde à ce que notre époque a d’éclaté, de fragmentaire et de désemparé ».
Le philosophe comme le citoyen orphelin d’utopie doivent « pouvoir rester un passant » au sein d’une communauté de regardants dont la flânerie performerait leur « propre lecture d’un texte dont la ville est la forme déposée ». Pourquoi ne pas croiser le rythme de sa marche au flux de la littérature dans ce « théâtre d’abondance » des villes dont l’architecture fonctionne à la manière d’un « accélérateur d’intensité » ?
Bien évidemment, le marcheur philosophe met ses pas dans les arpenteurs de capitale de jadis, de Balzac (1799-1850) ou Baudelaire (1821-1867) bien sûr, à Hugo (1802-1885) ou Mallarmé (1842-1898) comme on s’inscrit dans une généalogie éclairante d’humanités déjà anciennes mais jamais révolues. Il convie à une exploration imaginaire de l’espace, à une pratique en pleine conscience du vertige d’habiter dans un milieu de vie perpétuellement transformé et réinventé.
La « grande transformation » mène jusqu’aux villes-refuges des déracinés ou la ville en guerre, qu’il s’agisse de celle de chacun contre tous ou celle livrée à une « ville objectif » à anéantir... Sur quelle humanité désormais invoquer la demeure alors que l’habiter se déconstruit jusqu’à son annihilation ?
Dans une ville, il y a les maisons d’écrivain comme il y a « l’écrivain à maison et celui qui n’a de port d’attache que provisoire et dont le rapport au bâti réside – si c’est résider – dans l’impermanence ». Si les faits d’architecture opposent à l’impermanence des choses « leur tenue impassible et leur inscription dans la durée », le bâtiment « intégre à son régime d’existence celui qui le longe ou le traverse » - et « le passant, sans même qu’il le sache, fait entrer la forme du bâtiment dans sa mémoire ». Les urbanités nomades trouvent-elles encore à se conjuguer, entre densité et intensité ? S’il y a une histoire documentée de cette « occupation de l’espace » comme il y a une capacité humaine unique à construire une réalité visuelle à partir de son environnement et à construire des villes-mirages sur l’exploitation de ses semblables, elle mène au « débordement actuel » qui affecte « la totalité du visible et de l’habitable ».
L’inhabitable s’instaure lorsque ce qui maintenait « ici et là les lieux et les actions dans la sphère d’une sorte de droit coutumier universel » ne fait plus monde commun, lorsque la ville-machine fait écran à notre capacité à l’habiter. C’est là tout « l’emballement d’une époque qui fonce droit devant elle, sans même que cet à-venir soit envisagé par elle-même comme un sens voulu et partagé, comme une destination ». Accélérer juste pour ne pas, pour ne jamais arriver ?
Exigence du réel et nouvel imaginaire urbain
Voilà l’humain confronté à un « monde sans rêves que le pouvoir financier s’obstine à rendre conforme à son rêve à lui, qui est celui d’un contrôle total des formes de vie, de comportement et d’habitation » - et dépossédé du vivre comme de la demeure. Nous sommes « les habitants et les visiteurs d’un monde tramé, bâti, contrôlé » et outrageusement artificialisé qui épuise le sol.
L’habiter nous échappe alors qu’il devrait nous soutenir, nous soulever et nous transporter à la manière d’une exigence de liberté, d’intégrité ou d’un devoir d’humanité élémentaire célébrant les accordailles de la Terre et du Monde, dans le respect du vivant dont nous ne sommes que l’une des expressions. La « possibilité d’une intelligence et d’une intelligibilité des modes d’existence et d’habitation » nous serait-elle devenue aussi étrangère que notre voisin de palier ou le « fondement de l’être-là humain » de Heidegger (1889-1976) à l’épreuve du collectif ? Au lieu « d’occuper le monde ou de peser sur lui », pourquoi ne pas « être en intelligence avec lui » dans le nouage du réel, du sensible, de l’imaginaire et du symbolique, en parfaite symbiose avec notre biosphère ? Et le réinstaurer, entre espace domestique et urbain, entre déplacements et déploiement, en demeure commune comme l’horizon d’une histoire désirable ?
Quand bien même « le réel » aurait été banni des clinquantes mégalopoles de la globalisation marchande, il n’en manifeste pas moins contre les injonctions à l’adaptation instrumentale, d’un effet de balancier ou d’une vibration agissante à l’autre, une force créatrice comme le feu d’un lieu imaginable où établir toute l’étendue, le souffle et le temps long de l’habiter qui nous constitue.
Jean-Christophe Bailly, La ville en éclats, La Fabrique, 196 pages, 13 euros
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