Le dalaï-lama à l’épreuve : les dessous d’une icône médiatico-spirituelle controversée
Un visage rond, un rire qui désarme, une robe safran qui flotte comme un drapeau de paix : Tenzin Gyatso, 14e dalaï-lama, incarne un idéal que le monde chérit. Figure du Tibet en exil, il rallie les cœurs avec une simplicité désarmante, auréolé d’un Nobel en 1989. Mais sous cette lumière percent des ombres inattendues. Des liens troubles avec la CIA, un Tibet féodal d’avant loin d’être un paradis, une succession disputée avec acharnement et des paroles qui parfois déroutent.
L’enfant couronné : un trône au bord du précipice
En 1935, dans un village reculé de l’Amdo, naît Lhamo Dhondup, un gamin ordinaire au milieu des chèvres et des champs. Deux ans plus tard, des moines le désignent comme la réincarnation du 13e dalaï-lama. Visions dans un lac sacré, objets reconnus parmi d’autres : le rituel est précis, presque irréel. En 1940, porté par un palanquin doré, il entre à Lhassa, capitale d’un Tibet alors libre, mais fragile. La Chine communiste, déjà en marche, guette ce royaume perché dans les nuages.
L’Amdo, c’est une région rude, balayée par les vents, où les hivers mordent la peau. Les moines qui arrivent ce jour-là, avec leurs robes épaisses et leurs regards scrutateurs, ne passent pas inaperçus. Ils viennent du monastère de Kumbum, mandatés par une régence à Lhassa après la mort de Thubten Gyatso en 1933. Le lac Lhamoi Lhatso, à des centaines de kilomètres, a livré ses signes : des lettres dans l’eau, une silhouette d’enfant. Quand le petit Lhamo attrape la canne et les lunettes du défunt dalaï-lama parmi un tas d’objets, l’affaire est pliée. À cinq ans, il quitte sa mère, ses frères, pour un gigantesque palais aux murs froids, où les prières résonnent plus fort que les rires.
Un Tibet d’ombre et de lumière
L’image d’un Tibet spirituel, tout en harmonie, a longtemps circulé. Pourtant, les travaux d’historiens comme Melvyn Goldstein révèlent une réalité plus dure. Une théocratie féodale dominait, où moines et nobles possédaient presque tout, laissant les paysans ployer sous des taxes écrasantes, parfois des châtiments sévères. En 1950, à 15 ans, Tenzin Gyatso devient chef d’État, juste au moment où l’armée chinoise franchit la frontière. L’accord de 1951, signé sous pression, marque un tournant, et en 1959, un soulèvement échoue. Déguisé en soldat, il fuit vers l’Inde, abandonnant un palais, le Potala, qui résonne encore de son départ.
Melvyn Goldstein, dans A History of Modern Tibet (1989), détaille un système où 5 % de la population contrôlait 95 % des terres. Les serfs, attachés à leurs seigneurs, payaient en grains, en laine, parfois en années de travail forcé. Les récits d’anciens paysans, recueillis par des ONG comme la Tibet Oral History Project, parlent de mains coupées pour vol, de fouets pour insoumission. À Lhassa, le jeune dalaï-lama vit entouré de moines et de conseillers, loin des champs. Quand Mao lance ses troupes en octobre 1950, il n’a que 15 ans, un adolescent propulsé dans une guerre qu’il ne peut gagner. La fuite de 1959, après des semaines de soulèvement à Lhassa – des barricades, des fusillades, des corps dans la neige –, reste gravée comme un adieu muet.
Un passé qu’on préfère taire
Ce Tibet d’avant, le dalaï-lama en parle peu. Il évoque un héritage spirituel, une perte tragique, mais les injustices d’alors – servage, inégalités – restent dans l’ombre. Était-il trop jeune pour agir ? Ou préfère-t-il une mémoire sélective ? Les exilés défendent un passé idéalisé, mais les faits dessinent un tableau plus complexe : un enfant-roi propulsé dans un rôle écrasant, héritier d’un système déjà fissuré. Cette tension donne au récit une profondeur qui ne s’efface pas.
Dans ses mémoires, Freedom in Exile, il décrit un Tibet de monastères vibrants, de foi pure. Mais les réformes qu’il rêvait d’apporter – écoles, routes, fin du servage – n’ont jamais vu le jour, stoppées par l’invasion. Les exilés à Dharamsala, qu’on peut encore croiser aujourd’hui, racontent des histoires de villages brûlés par les Chinois, mais rarement des maîtres cruels et sans pitié qui les exploitaient avant. Cette omission n’est pas un mensonge, peut-être juste un choix : peindre une perte qui unit plutôt qu’un passé qui divise. Pourtant, les chiffres de Melvyn Goldstein ou les photos d’archives – des paysans aux pieds nus devant des lamas en soie – rappellent une vérité beaucoup plus rugueuse et effrayante.
L’exil et les alliances : un moine dans la Guerre froide
Mars 1959 : après une traversée périlleuse de l’Himalaya, Tenzin Gyatso s’installe à Dharamsala, en Inde. Là, il fonde un gouvernement en exil, porté par une diaspora de 100 000 âmes. D’abord partisan de l’indépendance, il prône ensuite une "autonomie réelle", un discours qui séduit l’Occident et culmine avec le Nobel de la paix en 1989. Cette métamorphose en fait une voix mondiale, mais derrière les mots doux se tisse une toile plus sombre.
La traversée, c’est deux semaines dans le froid, à cheval, avec des cols à 5 000 mètres et des soldats chinois aux trousses. À Dharamsala, un bourg endormi devient une capitale improbable : des maisons en pierre, des drapeaux de prières qui claquent au vent. Nehru, le Premier ministre indien, offre l’asile, un geste humanitaire teinté de stratégie après la guerre sino-indienne de 1962. Les réfugiés affluent, certains avec rien d’autre que leurs vêtements déchirés. Le Nobel, trente ans plus tard, couronne un combat pacifique. Mais l’histoire ne s’arrête pas là.
Au tournant des années 1960, une alliance discrète prend forme. Les archives déclassifiées de la CIA, rendues publiques dans les années 1990, mettent en lumière un programme secret : entre 1960 et 1974, l’agence américaine injecte environ 1,7 million de dollars par an dans la résistance tibétaine. Une somme notable, environ 180 000 dollars, est directement allouée au dalaï-lama, selon des rapports cités par John Kenneth Knaus, un ancien officier de la CIA impliqué dans l’opération. Officiellement, cet argent devait soutenir des efforts "humanitaires" et maintenir la structure de l’exil à Dharamsala. Mais la réalité va bien au-delà.
Le programme "ST Circus" démarre dès 1957, quand des émissaires tibétains rencontrent des agents à Calcutta. Les fonds, souvent livrés en liquide via des valises diplomatiques, financent des écoles à Dharamsala, mais aussi des camps au Népal et au Colorado. À Camp Hale, sous la neige des Rocheuses, 259 Tibétains apprennent à tirer au M-1 et à coder des messages, selon les registres de la CIA. Les largages, opérés par des pilotes de la Civil Air Transport, une façade de l’agence, visent des cibles précises : ponts, dépôts militaires. Mais sur 49 missions recensées entre 1957 et 1969, la moitié échoue : crashs, captures, trahisons. Les pertes tibétaines se comptent en milliers, un tribut lourd pour un rêve brisé.
Le projet, baptisé "ST Circus", visait à contrer l’influence chinoise au Tibet, alors perçu comme un front stratégique dans la Guerre froide. Des groupes de combattants tibétains, recrutés parmi les réfugiés, sont formés dans des camps au Népal et à Camp Hale, dans le Colorado. Encadrés par des agents américains, ils apprennent le maniement des armes, les techniques de sabotage et les communications radio. Des avions C-130 les larguent ensuite au Tibet pour des missions de guérilla : poser des explosifs, tendre des embuscades, perturber les lignes chinoises. Les chiffres varient, mais entre 1959 et 1969, des milliers de Tibétains – certains estiment jusqu’à 10 000 – participent à ces opérations, souvent au prix de lourdes pertes. Les archives montrent que les résultats sont maigres : la Chine consolide son emprise, et les incursions s’essoufflent.
Gyalo Thondup, le frère du dalaï-lama, est l’homme clé. Ancien marchand devenu émissaire, il négocie avec des agents comme Frank Holober à Delhi. Lhamo Tsering, un autre fidèle, gère les recrues, souvent des jeunes paysans rêvant de revanche. Le dalaï-lama, dans ses mémoires, dit avoir su pour l’argent – "un don pour notre survie" – mais pas pour les armes. Les télégrammes de la CIA, exhumés par le New York Times, montrent qu’il recevait des rapports réguliers, même vagues. L’Inde, elle, laisse faire : des bases au Sikkim, des convois au Népal, jusqu’à ce que Pékin proteste en 1972. En 1974, Nixon serre la main de Mao et les Tibétains deviennent des "orphelins", comme l’écrit John Kenneth Knaus, laissés seuls avec leurs fusils rouillés.
Difficile de trancher sur la responsabilité du dalaï-lama. Ses défenseurs, comme Robert Thurman, spécialiste du bouddhisme tibétain, soutiennent qu’il était un leader spirituel piégé dans un jeu géopolitique, forcé d’accepter une aide imparfaite pour sauver son peuple. Les critiques, à l’image de Maxime Vivas dans Dalaï-Lama : pas si zen (2011), y voient une hypocrisie : prêcher la non-violence tout en profitant d’un argent taché de sang. Les faits laissent une zone grise. Cette collaboration n’a pas libéré le Tibet. Elle a, au contraire, renforcé l’isolement des exilés après son échec. Elle ajoute une note discordante à l’image d’un moine censé incarner la paix, un écho qui continue de hanter les débats autour de son héritage.
La succession en jeu : une lutte pour l’âme tibétaine
En 1995, un drame secoue le monde tibétain. Le dalaï-lama désigne Gedhun Choekyi Nyima, six ans, comme 11e panchen-lama, figure clé pour identifier son successeur. Trois jours plus tard, l’enfant disparaît, enlevé par les autorités chinoises selon les exilés. Pékin impose Gyancain Norbu, choisi via un rituel truqué, une urne d’or sous contrôle. Gedhun reste une énigme : vivant ? Mort ? Amnesty International le nomme "plus jeune prisonnier politique". Ce rapt n’est pas un fait divers, c’est un coup porté au cœur du bouddhisme tibétain.
Gedhun vivait à Nagchu, un coin perdu du Tibet central. Le 14 mai 1995, le dalaï-lama annonce son nom depuis Dharamsala, après des mois de consultations secrètes avec des lamas. Le 17 mai, des officiels chinois frappent à sa porte. Sa famille, modeste, n’a rien pu faire. Depuis, silence. Pékin, en novembre 1995, orchestre une cérémonie au temple de Jokhang : Gyancain, fils d’un cadre du Parti, sort de l’urne sous les caméras. Les exilés crient au scandale, les moines locaux baissent la tête. Trente ans après, Gedhun aurait 35 ans mais personne ne l’a vu.
La Chine va plus loin. En 2007, un décret officialise son emprise sur les réincarnations, une idée presque absurde mais lourde de sens. L’objectif est limpide : contrôler le prochain dalaï-lama, en faire un outil de propagande. Face à cela, Tenzin Gyatso contre-attaque : il délègue le pouvoir politique en 2011, évoque une fin possible de sa lignée ou une réincarnation hors du Tibet. "Mieux vaut rien qu’un imposteur", lance-t-il, un défi teinté de désespoir.
Le décret, émis par l’Administration d’État pour les affaires religieuses, exige que chaque réincarnation soit validée par Pékin, un formulaire en bonne et due forme, comme pour un permis de construire. Pour les Tibétains, c’est une profanation : le bouddhisme gelugpa, avec ses tulkus, repose sur des visions, pas des tampons officiels. Le dalaï-lama, dans une allocution à Tokyo en 2012, ironise : "Ils veulent gérer mon karma ?" Sa réponse – transférer l’autorité à un Premier ministre élu, Lobsang Sangay – vise à couper l’herbe sous le pied de Pékin. Mais la menace plane : un 15e dalaï-lama sous drapeau rouge.
Pour les Tibétains, l’enjeu dépasse la foi. À Dharamsala, l’attachement au dalaï-lama reste fort, mais l’incertitude grandit. La Chine joue sur son âge – 89 ans – tandis que les jeunes générations oscillent entre espoir et impatience. Cette bataille pour la succession n’est pas qu’un duel spirituel : elle touche l’identité même d’un peuple, pris entre un passé vénéré et un futur incertain. Le silence du monde, face à ce bras de fer, rend l’histoire encore plus poignante.
Dans les ruelles de McLeod Ganj, près de Dharamsala, les portraits du dalaï-lama jaunissent sur les murs. Les vieux prient, les jeunes s’interrogent. En 2019, lors d’une conférence à Delhi, un étudiant tibétain lâche : "On ne peut plus juste attendre." La Chine, elle, mise sur l’usure : contrôles renforcés au Tibet, censure sur Gedhun. L’ONU, paralysée par le veto chinois, reste muette. Cette lutte, c’est un peuple qui retient son souffle, suspendu entre un leader qui s’efface et un avenir qu’on lui vole.
Les failles d’un sage : quand l’image se brouille
Avril 2023 : une vidéo fait tache. Recevant un enfant, le dalaï-lama l’embrasse, puis lui demande de "sucer sa langue". L’équipe parle d’un malentendu culturel, d’une plaisanterie mal interprétée, mais le malaise s’installe. En 2019, autre dérapage : une femme dalaï-lama devrait être "attirante", dit-il à la BBC. Ces moments, rares, tranchent avec l’image d’un sage infaillible, laissant un goût d’incompréhension.
La scène se passe à Dharamsala, lors d’une audience publique. Le garçon, intimidé, s’approche ; le dalaï-lama, 87 ans, rit comme à son habitude. Puis cette phrase, captée par une caméra amateur. Son bureau publie un communiqué : une "tradition ludique" mal comprise, un mot tibétain perdu dans la traduction. Sur X, les réactions fusent. Indignation et moqueries. La remarque de 2019, dans une interview avec Rajini Vaidyanathan, avait déjà surpris : un sourire, puis ce commentaire sur la beauté. Des écarts qui rappellent qu’un saint reste humain.
Le Tibet qu’il défend intrigue aussi. Loin de l’utopie souvent décrite, c’était un monde de contrastes, où une élite prospérait sur le dos de serfs, comme le montrent Patrick French ou Melvyn Goldstein. Il évoque des réformes avortées, mais esquive les critiques sur ce passé. Certains, comme Maxime Vivas, l’accusent d’embellir une époque révolue. Cette retenue divise : nostalgie sincère ou refus de voir les ombres ?
Patrick French, dans Tibet, Tibet (2003), raconte ses voyages dans les années 1990 : des ex-serfs lui parlent de corvées sans fin, de dettes héréditaires. Melvyn Goldstein chiffre : 700 000 serfs sur 1,2 million d’habitants avant 1950. Le dalaï-lama, dans ses discours, préfère les monastères, les enseignements de compassion. À 14 ans, en 1949, il rencontre Heinrich Harrer, qui note son envie de moderniser – écoles laïques, routes – mais l’invasion coupe court. Vivas, plus dur, le voit comme un "féodal déguisé en moine". Entre les deux, un flou persiste : un rêveur ou un gardien du passé ?
À 89 ans, sa santé vacille. Une infection en 2019 a rappelé sa fragilité. Son charisme tient, mais des fissures apparaissent. Les émeutes de 2008 à Lhassa trahissent une jeunesse lassée d’une non-violence sans victoire. Sans successeur clair, son départ approche comme une échéance floue. Il reste une figure aimée, mais imparfaite, dont l’histoire oscille entre admiration et questionnements.
En février 2019, une toux persistante l’envoie à l’hôpital de Delhi : pneumonie, disent les médecins. Il en sort amaigri, mais souriant. À Lhassa, en mars 2008, des moines et des étudiants avaient incendié des boutiques chinoises, criant son nom. La répression fait 19 morts officiels, bien plus selon Human Rights Watch. Aujourd’hui, à Dharamsala, les drapeaux tibétains flottent, mais les regards se tournent vers un vide. Son plan – une succession hors de Chine, ou rien – défie Pékin, mais laisse ses fidèles dans l’attente.
Une légende à hauteur d’homme
Tenzin Gyatso n’est pas un mythe lisse. C’est un exilé qui a navigué entre idéal et compromis, un moine pris dans les filets de la Guerre froide, un leader dont les mots ont parfois trahi. Les archives, les voix tibétaines, les silences de Pékin dessinent un homme complexe, ni tout blanc ni tout noir.
Des piles de documents jaunis à la CIA, des cassettes d’exilés enregistrées dans les années 1970, des rapports chinois qui esquivent Gedhun : tout converge vers un portrait nuancé. À Washington, on le voyait comme un pion ; à Lhassa, comme un dieu ; à Dharamsala, comme un père. Ses paroles maladroites, ses silences sur le servage, ses compromis avec la violence : autant de fils qui tissent une histoire plus vraie que parfaite.
Alors qu’il s’efface doucement, son héritage reste en suspens, porté par un peuple qui attend, espère, doute. Cette enquête ne tranche pas : elle invite à regarder au-delà du sourire, là où la vérité se cache, humaine et imparfaite.
À 89 ans, il marche plus lentement, s’appuie sur une canne. Les moines qui l’entourent parlent de méditation, pas de politique. Mais dehors, les Tibétains allument des lampes à beurre, prient pour sa santé, et guettent un signe. Pékin prépare son pion, le monde regarde ailleurs.
20 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON