Le déréglement des mondes selon Amin Maalouf : Y a-t-il une rédemption ?
« Je trouve qu’une société qui dévalorise ses enseignants est une société en crise » Amine Maalouf
Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix avec la parution du brûlot : « The clash of civilisation » de Samuel Huntington, l’Occident qui était pris de courspar la chute de l’empire soviétique, s’est trouvé un nouvel ennemi maintenant que l’empire soviétique a vécu. On l’aura compris, il s’agit non pas d’une idéologie -une de plus que l’Occident a pu réduire ou surmonter tout au long du XXe siècle- mais de la deuxième religion : l’Islam, le tiers exclus de la révélation abrahamique. Les multiples tensions çà et là ont profondément marqué les individus qu’ils soient du Nord ou du Sud, à l’Est ou à l’Ouest croyants ou non. On peut dire, en tentant de faire la même analyse qu’Osborne qui avançait la fin du XIXe siècle au début de la guerre de 1914, que le XXe s’est provisoirement clôturé le 11 septembre 2001. L’Occident, espace repu a bâti son développement sur les Suds épuisés et incapables de suivre le mouvement de la science et de la technologie. De plus dans ce monde de plus en plus crisique, l’individu éprouve le besoin d’un retour à des « valeurs sûres » qui lui font retrouver une identité religieuse que la modernité avait réduite.
Ce qui explique d’une certaine façon les replis identitaires exacerbés par une mondialisation - laminoir, une morale économique et financière gravement remise en cause et enfin, un dérèglement climatique inéluctable. Justement, dans son dernier essai, Amin Maalouf, connu pour avoir publié, entre autres, Léon l’Africain, Samarcande, les identités meurtrières, décrit le « dérèglement du monde » Pour lui, le dérèglement du monde tient moins à la guerre des civilisations « qu’à l’épuisement simultané des civilisations, l’humanité ayant atteint en quelque sorte son « seuil d’incompétence morale ». A l’âge des clivages idéologiques qui suscitait le débat, succède celui des clivages identitaires, où il n’y a plus de débat. Islam et Occident : les deux discours ont leur cohérence théorique, mais chacun, dans la pratique, trahit ses propres idéaux.
Pour lui, l’Occident "est infidèle à ses propres valeurs", ce qui le disqualifie auprès des peuples qu’il prétend acculturer à la démocratie. Sa tentation : préserver par la supériorité militaire ce que ne lui assure plus sa supériorité économique ni son autorité morale. Sa volonté de dominer le monde le dispute ainsi à son désir de le civiliser. La guerre en Irak en est un bon exemple : on a dit partout que les Etats-Unis apportaient la démocratie à un peuple qui n’en voulait pas. La réalité est exactement l’inverse : ils n’ont pas apporté la démocratie à un peuple qui en rêvait ! Le monde arabo-musulman n’a plus ni la légitimité généalogique ni la légitimité patriotique autour desquelles il s’était historiquement structuré. Vivant dans l’humiliation et la nostalgie régressive de son « Age d’or », l’ère des islamismes ayant succédé à l’ère des nationalismes, il se trouve condamné à une fuite en avant dans le radicalisme. Ces dérèglements symétriques ne sont qu’un des éléments d’un dérèglement planétaire plus global qui exige que l’humanité se rassemble pour faire face à des urgences qui, à l’exemple des perturbations climatiques, menacent tous les peuples. Et si la Préhistoire de l’humanité prenait fin sous nos yeux, ouvrant dans les convulsions le grand chapitre d’une nouvelle Histoire de l’homme qui commence ?(1)
« Amin Maalouf, écrit Françoise Dargent, se penche au chevet de deux ensembles culturels qu’il chérit également, analysant d’un côté la perte des valeurs, de l’autre l’indigence morale qui frappe le monde arabe. Il n’y voit pas qu’un dérèglement, mais plusieurs, qui concernent le climat, l’économie, la culture. Et comme il revendique chez lui "un fond de responsabilité", il cherche des solutions possibles. Elles passent évidemment par la culture. "Il faut repenser la consommation et se dire qu’il peut y avoir des modes de satisfaction de la personne humaine issus de la consommation immatérielle et de l’acquisition de connaissances." »(2)
« Nous sommes entrés, écrit-il dans la note introductive, dans le nouveau siècle sans boussole. Dès les tout premiers mois, des événements inquiétants se produisent, qui donnent à penser que le monde connaît un dérèglement majeur, et dans plusieurs domaines à la fois - dérèglement intellectuel, dérèglement financier, dérèglement climatique, dérèglement géopolitique, dérèglement éthique. (...) Il ne s’agit pas ici des angoisses irrationnelles qui ont accompagné le passage d’un millénaire à l’autre, ni des imprécations récurrentes que lancent depuis toujours ceux qui redoutent le changement ou s’effarouchent de sa cadence. Mon inquiétude est d’un autre ordre ; c’est celle d’un partisan de la diversité harmonieuse, qui se voit contraint d’assister, impuissant, à la montée du fanatisme, de la violence, de l’exclusion et du désespoir ; et c’est d’abord, tout simplement.(..) Ma première ambition étant de trouver les mots justes pour persuader mes contemporains, mes "compagnons de voyage", que le navire sur lequel nous sommes embarqués est désormais à la dérive, sans cap, sans destination, sans visibilité, sans boussole, sur une mer houleuse, et qu’il faudrait un sursaut, d’urgence, pour éviter le naufrage. Il ne nous suffira pas de poursuivre sur notre lancée, vaille que vaille, en naviguant à vue, en contournant quelques obstacles, et en laissant faire le temps. Le temps n’est pas notre allié, c’est notre juge, et nous sommes déjà en sursis. »
Pour Amin Maalouf : « Jamais le double langage de l’Occident n’a été aussi manifeste que durant l’ère Bush, et jamais le monde arabo-musulman n’a paru plus enfermé dans une impasse. » Les plus cuisants échecs aboutissent parfois à de nouvelles avancées. (..) Or, l’Occident, constate-t-il, s’est aliéné une grande partie du monde en trahissant ses idéaux ; et le monde arabe, humilié, se replie dans la déprime. (...) Ce n’est pas du catastrophisme : voyez la crise financière et la crise climatique. Et le dérèglement est non seulement économique et géopolitique, mais aussi intellectuel et éthique. Tout le monde se sent d’ailleurs déboussolé.(3)
Dans le premier chapitre , "les victoires trompeuses", l’essayiste décortique les raisons qui ont fait que la chute du mur de Berlin et le triomphe du capitalisme occidental, au lieu de mener à « la fin (heureuse) de l’histoire » par l’établissement d’une démocratie planétaire, ont, au contraire, conduit au déclin de l’Occident et à la pire crise de son histoire. Dans le second volet, intitulé « Les légitimités égarées », l’auteur examine, à la lumière de cette notion de légitimité, ce qui a mené à l’altération des rapports entre les hommes, à la mise en place d’équilibres ou plutôt de déséquilibres nouveaux et à l’émergence des ressentiments suicidaires qui constituent la grande menace de ce XXIe siècle. Remontant, avec simplicité et clarté, le cours de l’histoire depuis le démantèlement de l’Empire ottoman à nos jours, il explique l’essor des communautarismes et l’explosion des fanatismes par les défaites des nationalistes. Pour Maalouf, ce sont les échecs successifs des régimes qui se réclamaient du nationalisme arabe qui ont mené aux crispations identitaires et donné du crédit aux mouvements islamistes. Il y a lieu d’agir, soit par la mise en place de garde-fous institutionnels, soit même si nécessaire par la supervision active de la communauté internationale, tout au moins en créant une atmosphère propice à apprivoiser la « bête identitaire ».
Enfin, dans son épilogue, Maalouf propose la seule alternative qui permette de « sortir par le haut » du dérèglement qui affecte le monde. Et qui consiste en l’adoption d’« une échelle des valeurs basée sur la primauté de la culture », « qui engloberait une vision sage, équitable et renouvelée de la politique, de l’économie, du travail, de la consommation, de la science, de la technologie, du progrès, de l’identité, du religieux et de l’histoire ».(4)
Bien avant Amin Maalouf l’Emir Abdelkader dans « El Maoukef » écrivait à propos de la défaite de la pensée en Occident : « Plutôt que d´interroger, nous nous interrogeons sur l´avenir de l´homme en général et de l´Occident en particulier puisque c´est lui qui dominera le monde matériel. Cet Occident est malade de son intelligence. Il a beau être savant, il n´arrive pas à saisir une vérité essentielle tant il est vrai qu´il est assoiffé de conquête et de pouvoir, aveuglé par l´illusion de sa puissance, prônant l´argent pour Dieu. » René Guénon à son tour, dans les années vingt du siècle dernier avait pointé du doigt l’inanité d’un Occident pétri de certitude. Lisons ce qu’écrivait René Guénon : « Comme ces causes sont précisément en même temps, celles qui empêchent toute entente entre l’Orient et l’Occident, on peut retirer de leurs connaissances un double bénéfice : travailler et préparer cette entente, c’est aussi s’efforcer de détourner les catastrophes dont l’Occident est menacé par sa propre faute. » « Chez eux, l’esprit de conquête se déguise sous des prétextes "moralistes", et c’est au nom de la "liberté" qu’ils veulent contraindre le monde entier à les imiter ! » « (...) Etant donné l’état d’anarchie intellectuelle dans lequel est plongé l’Occident, tout se passe comme s’il s’agissait de tirer du désordre même, de tout ce qui s’agite dans le chaos, tout le parti possible pour la réalisation d’un plan rigoureusement déterminé. » L’immuable, ce n’est pas ce qui est contraire au changement, mais ce qui lui est supérieur, de même que le « suprarationnel » n’est pas l’« irrationnel ».(5)
D’autres penseurs arabes installés en Occident cherchent une voie de passage qui tient de l’acrobatie sans filet. Ils veulent en effet, s’acculturer en essayant de faire paraître leur identité religieuse sous un jour acceptable selon les canons occidentaux. Tariq Ramadan décrivant un sujet qui agite l’Europe, l’entrée de la Turquie, écrit : « (...) Encore faut-il que les Etats européens dépassent leur peur de l’Islam, et qu’ils cessent de "culturaliser" la question de l’adhésion de la Turquie à l’UE. Les seuls critères d’adhésion doivent être ceux de Copenhague (1993).(...) Or, derrière les palabres et les résistances européennes, on sent bien que la question est culturelle et religieuse(...) Nous avons besoin de politiciens européens courageux qui développent une nouvelle vision de cette relation avec la Turquie, et qui rappellent que celle-ci, de par son histoire, sa géographie, son poids économique et sa situation naturelle de médiateur avec "le monde musulman", est un atout majeur pour l’Europe et son avenir ».(6) Tariq Ramadan dans un ouvrage récent : L’Autre en nous.(...) écrit : « Il faut accepter l’Autre qui est en nous, ça sert à rien de rester crispé sur son identité. Etrangement sur son site il développe un autre discours La résistance à cet Occident sécularisé, marchand, inculte, la seule résistance organisée provient de l’Islam, qui est d’une certaine façon inassimilable. Cette résistance constitue peut-être une chance pour l’humanité face au polythéisme d’aujourd’hui qui est l’argent, le pouvoir, la technique, le sexe, la violence, le bruit, la négation astucieuse ou brutale de toute spiritualité. Il est trop simple de dire : l’Occident contre l’Islam. Le monde musulman manifeste aujourd’hui, il est vrai, une résistance forte et quasi générale. Mais il n’est pas seul contre tous et les femmes et les hommes de conscience et de bonne volonté ne manquent pas dans les deux sphères de civilisation. Etre contre l’Occident, cela ne veut pas dire grand-chose. Etre contre les excès de l’Occident et de sa violence symbolique, quant au modèle de vie qu’il veut imposer, me paraît un indice de bonne santé spirituelle, intellectuelle et morale que beaucoup expriment aujourd’hui. Les alliances constructives sont possibles, somme toute, elles sont impératives. »
Dernier exemple de cette guerre larvée entre l’Occident - rendu coupable ad vitam aeternam envers Israël, au point que toute sa politique des droits de l’homme est à géométrie variable- et l’Orient musulman. La mascarade de Genève : Dans une contribution à Agoravox David L’Epée écrit en substance :(...) « Le clash est inévitable » , que nous assène Michel Danthe dans Le Matin Dimanche du 19 avril. Quel clash ? « Ceux qui doutent encore que la planète ne soit confrontée à ce que le politologue américain Samuel Huntington a appelé le choc des civilisations verront à l’oeuvre ce qu’il signifie. » Quel est, diable, cet événement cataclysmique que le journaliste nous annonce avec un ton si menaçant ? La troisième guerre mondiale ? Les invasions barbares ? Non, tout simplement Durban II, la conférence internationale de l’ONU contre le racisme...Eh bien non, le président iranien Mahmoud Ahmadinejad, et que celui-ci, en plus d’avoir le mauvais goût d’être bronzé et musulman (ce qui n’est plus très à la mode chez les antiracistes institutionnels), a exprimé quelques réserves sur la délicatesse des autorités israéliennes en matière, justement, de droits de l’homme et de discrimination ethnique.(...) Rappelons toutefois un ou deux petits détails à ces messieurs : contrairement à ce qui a été répété à l’envi dans tous les médias, le président Ahmadinejad n’a jamais appelé à rayer Israël de la carte ; une brève recherche sur Internet vous permettra de voir que ses paroles ont été tronquées pour les besoins d’une certaine propagande. Il est de notoriété publique que Tsahal et le gouvernement israélien se sont rendus et se rendent toujours coupables de crimes de guerre et de crimes racistes ; la dénonciation de ces crimes a sa place toute désignée dans cette conférence de Durban II.(..) On l’aura compris ce n’est pas demain que le racisme sera au ban de la concience humaine.
Pour en revenir à Amin Maalouf et à ses généreuses propositions, on ne peut que souhaiter bon vent pour son combat contre justement l’intolérance d’où qu’elle vienne. J’espère seulement qu’il se remettra rapidement à nous "enchanter" avec un nouveau roman de la taille et de l’élégance de Léon l’Africain ou mieux encore de l’histoire merveilleuse de Manes (le Jardin des Lumières) . L’Homme a plus que jamais besoin de croire au merveilleux. Il a toujours besoin de re-symboliser le monde du XXIe siècle. Il nous faut raconter les histoires et écouter celle des autres. C’est peut- être cela l’altérité qui verra l’avènement de la sagesse et nous mènera à la paix.
1.Amin Maalouf : Le dérèglement du monde - Editeur : Grasset mars 2009
2.Françoise Dargent : Amin Maalouf, un humaniste inquiet. Le Figaro 13/03/09
3.A.Maalouf : http://mplbelgique.wordpress.com/2009/04/11 monde-moins-suicidaire/
4.http://www.pcf 44.com/index.php ?option=com_content&view=article&id=75 : brillant-et-grave-un-essai-de-amin-maalouf
5.La rencontre de l’Orient et de l’Occident. Mardi 21 Avril 2009 [email protected]
6.Tariq Ramadan : Obama a raison, la Turquie est européenne : Le Monde. 16.04.2009
7.David L’Epée Agoravox Pas facile d’être antiraciste à l’ONU...21 avril 2009.
Pr Chems Eddine CHITOUR
Ecole Polytechnique Alger
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