Le gouvernement mal à l’aise face à la libre circulation de l’information ?
Dan Gillmor avait prévenu, mais sans doute ne pensait-il pas
que ça allait se produire en France, le pays des Droits de
l’Homme. Dans l’introduction de son ouvrage phare We The Media,
le précurseur américain du média participatif
s’interrogeait sur les conséquences des médias
citoyens, qui font de millions de bloggueurs de nouveaux
"journalistes" potentiels. Alors qu’il écarte
d’abord le scénario d’une anarchie totale de l’information,
Gillmor craint l’arrivée d’un deuxième scénario,
d’un monde de musellement de l’information par les gouvernements.
Ainsi peut-on ainsi lire : « Dans ce scénario,
nous pourrions être témoins d’une alliance redoutable
entre l’industrie du divertissement - ce que j’appelle ’le cartel du
copyright’, et du gouvernement. Les gouvernements sont très
mal à l’aise face à la libre circulation de
l’information, et ne la permettent que dans une certaine mesure. Les
réformes législatives restrictives et les mesures
techniques pour empêcher la violation de droit d’auteur
pourraient mener un jour à devoir demander la permission pour
publier, ou alors à ce que publier hors des sentiers battus
semble trop risqué ». Son
intuition était juste.
« Le cartel a ciblé
certaines des innovations essentielles pour les actualités de
demain, tel que le partage des fichiers qui facilite effectivement la
violation de droits d’auteur mais qui offre aussi aux journalistes
citoyens l’un des seuls moyens abordables pour distribuer ce qu’ils
créent »,
continuait-il. C’est
effectivement ce qui s’est d’abord passé avec la loi DADVSI
sur le droit d’auteur, qui fut adoptée définitivement
pendant l’été 2006 après de très longs
mois de débats intenses. Non seulement le gouvernement
pénalisait le contournement des fameux DRM qui empêchent
la lecture des oeuvres sur tout support et leur copie, mais en plus
il adoptait un dispositif appelé « amendement
Vivendi » qui fait aujourd’hui peser un risque
considérable sur les éditeurs de logiciels de
Peer-to-Peer, les fameux logiciels de partage de fichiers visés
par Dan Gillmor. Selon lui, « le gouvernement
insiste sur le droit de tracer tout ce que nous faisons, mais de plus
en plus d’hommes politiques et de bureaucrates ferment l’accès
à ce que le public doit savoir - l’information qui fait de
plus en plus surface à travers les efforts des médias
non traditionnels ». La
lutte contre le P2P, qui est au sens littéral la voie la plus
démocratique pour diffuser des contenus (chacun participe à
leur diffusion avec sa maigre contribution, qui toutes accumulées
forment un tout puissant), n’était qu’un point de départ.
L’objectif serait ensuite de contrôler la diffusion de
l’information, elle aussi démocratique, venue du peuple.
Il n’a pas fallu longtemps à Renaud Donnedieu de Vabres, le ministre de la Culture, pour avouer ces desseins. Le projet de loi DADVSI, avouait-il à Libération avant la fin des débats parlementaires, « n’est que le premier d’une longue série d’adaptations de notre droit à l’ère numérique et je compte bien, par exemple, m’attaquer un jour au problème de la presse et de l’Internet ». « C’est un autre sujet capital parce qu’il n’y aura pas d’informations de qualité sur l’Internet sans de vraies signatures, de vrais acteurs dont c’est le métier ». Le 10 avril, il précise sa pensée sur la chaîne iTélé. « Paradoxalement redevient essentielle la certification, c’est-à-dire la signature par un journaliste parce que ça garantit l’authenticité », déclare le ministre du gouverment Villepin, provoquant l’émoi des internautes avertis.
Instaurer une différence entre vrais et faux journalistes
Et
son projet qu’il n’aura pas le temps d’amener à son terme
avant les élections législatives, a pris forme, par
trois évènements très rapprochés dans le
temps.
Tout
d’abord, le rapport de l’ancien président de France
Télévisions Marc Tessier est arrivé sur le
bureau du ministre en février 2007. Il avait été
mandaté pour étudier les conditions du développement
de « la presse face au numérique ». Dans
son rapport, Marc Tessier propose de donner un statut aux
journalistes citoyens, calqué sur le statut du correspond
local de la presse. Le statut serait décerné aux
bloggeurs selon qu’ils respectent ou non selon certains critères
déontologiques... et selon qu’ils publient ou non leurs écrits
sur des sites animés par une « rédaction
professionnelle ». Ces sites où officient les
« vrais professionnels » pourraient se voir
décernés un label, « particulièrement
utile à destination des jeunes générations pour
leur apprendre, dès leur scolarité, à mettre en
perspective ce qu’ils trouvent sur Internet ». Le grand
retour des médias officiels. « La réaction
des internautes, difficile à anticiper, pourrait bien être
négative », se méfie le rapporteur. Sans
blague. Non seulement le sceau permettrait de dévaloriser par
effet d’impression négative les contenus non labellisés
(ce qui est en soit une forme de censure), mais en plus il donnerait
des avantages juridiques, sociaux et fiscaux aux sites labellisés.
Deuxième
événement, un projet de décret révélé
en janvier par l’association Odebi, et qui vise la création
d’une « Commission nationale de déontologie des
services de communication au public en ligne ». La
Commission doit garantir « l’effectivité et
l’indépendance de la grille de classification des contenus et
des services multimédias mobiles ». Coïncidence
troublante, la Commission prévue aurait la possibilité
de décerner des « labels de confiance »
aux services de communication en ligne. Les hébergeurs,
éditeurs et autres prestataires qui se comportent en bons
petits soldats seront ainsi gratifiés du sceau officiel,
tandis que les autres verront la suspiscion s’abattre sur eux.
Reporters Sans Frontières, qui a plus l’habitude de se battre
en Chine qu’en France, s’en est bien sûr ému. « Nous
craignons que les prestataires de services soient poussés à
censurer abusivement leurs contenus pour préserver leur
label », a indiqué l’association.
Troisième
et dernier événement, le projet de loi sur le
renforcement de la prévention contre la délinquance,
de Nicolas Sarkozy. Entre autres mesures le texte s’est vu amendé
d’une disposition à l’encontre du happy slapping, cette
pratique qui consiste à commettre une violence plus ou moins
prononcée contre un individu et à filmer l’acte en vue
de le diffuser en vidéo. Celui qui filme et celui qui diffuse
la vidéo sont désormais spécifiquement visés
par la loi et passibles de 5 ans d’emprisonnement. Le texte est déjà
dangereux en ce qu’il fait peser un risque sur le diffuseur de la
vidéo, qui peut ne rien avoir à faire avec l’auteur de
l’acte, mais en plus il prévoit une exception pour les seuls
« journalistes professionnels », qui se voient
dotés d’une protection juridique spéciale derrière
laquelle ne peuvent pas se protéger les journalistes amateurs
de la blogosphère. La presse officielle sponsorisée par
l’Etat à travers une TVA réduite est ainsi à
nouveau favoriser au détriment de la presse nouvelle.
Contre
le sens de l’histoire
Pourtant,
le journalisme citoyen s’est imposé partout dans le monde
comme une alternative au journalisme traditionnel, organisé en
oligopole sur un marché dont l’accès était
jusque-là réservé à une poignée
d’industriels. En Corée, il a même directement
influencé l’élection du président Roh Moo
Hyun, qui accorda au journal citoyen OhMyNews
sa première interview. Tout comme Napster a permis à
chacun de remplacer la Fnac dans la distribution de la musique, et
NRJ dans sa diffusion, les blogs ont permis aux citoyens internautes
de délivrer une information alternative à celle
proposée par Le Monde ou Le Figaro. Ils font
trembler la belle organisation économique qui régnait
depuis des décennies, mais l’effondrement de l’oligopole
médiatique n’est pas sans conséquences politiques.
Les
débats sur la Constitution européenne ont montré
la puissance des blogs du non face au oui exprimé
avec force dans la majorité des médias traditionnels.
Et le droit d’auteur n’existant pas sur l’information et les
idées, les journaux ne disposaient jusqu’alors d’aucune loi
pour protéger leur quasi-monopole. Le gouvernement ne
disposait pas non plus en ligne des ficelles qu’il maîtrise
hors ligne pour contrôler avec plus ou moins d’efficacité
l’information - alors que la connivence entre le monde politique et
les journalistes est de plus en plus dénoncée,
il faut noter entre autres choses que l’Agence France presse (AFP)
est financée à 50 % par l’Etat et que de grands
quotidiens français sont subventionnés par le
gouvernement, soit directement, soit indirectement (TVA réduite
à 2,1% pour les journaux et magazines enregistrés par
la
Commission paritaire de la presse).
Sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy et de Renaud Donnedieu de Vabres, c’est pourtant bien à un contrôle croissant de l’information en ligne que nous assistons en France. Le gouvernement veut créer de nouvelles ficelles pour l’information en ligne, sur lesquelles il pourra tirer pour orienter l’information de telle ou telle manière. Cette vision de la société de l’information, du contrôle de l’expression démocratique, est bien au centre des élections de 2007. Car ce qui n’a pu être achevé sous l’ère Chirac pourra être considérablement développé dans les cinq années qui s’ouvrent...
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