Le monde n’est pas une marchandise
« Transition écologique » et « croissance verte » claironnées à tous vents seraient-elles le faux-nez d’une glaçante dystopie high-tech ? Au-delà du mirage d’un modèle prétendument "vertueux", une autre définition et une véritable pratique d’une « écologie » vraiment « responsable » s’imposeraient-elles ? L’économiste Hélène Tordjan rappelle l’urgence de sortir d’un rapport fondé sur l’exploitation sans limites des ressources naturelles comme des êtres humains et met en garde contre l’intrusion systématique de la technologie dans tous les domaines de la vie.
La frénésie spéculative issue de la « nouvelle économie » des années 90 n’a pas désarmé depuis. Elle fait toujours rage, se rallume à la frénésie techno-scientiste et se focalise sur les « possibilités de combinaisons presque infinies » ouvertes par des « secteurs de pointe » comme les nanotechnologies (N), les biotechnologies (B), les sciences de l’information (I) et de la cognition (C) fondues dans le « langage de la complexité ». C’est la « convergence NBIC », un projet de « bioéconomie » promu par les instances internationales dont Hélène Tordjman fait remonter la genèse à la conférence « Des technologies convergentes pour améliorer la performance humaine » tenue en décembre 2001 à Washington.
Un rapport paru en 2002 précise ce projet d’une humanité « augmentée » et « irrigue » les cercles de décideurs. Ainsi, l’Europe a « adopté l’objectif de convergence technologique ». Un scientifique et « transhumaniste » décomplexé, Kevin Warwick, déclare en 2002 : « La technologie risque de se retourner contre nous. Sauf si nous fusionnons avec elle. Ceux qui décideront de rester humains et refuseront de s’améliorer auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur. »
Hélène Tordjman met en garde contre une dystopie vert-de-gris plutôt que vert tendre qui fonctionne par « l’intelligence artificielle » en faisant l’économie de l’humain comme du vivant : « la « transition écologique et numérique, un des derniers noms de la croissance verte, ne s’annonce pas vraiment verte ni douce aux êtres vivants et à la nature ».
La « dématérialisation de la nature »
De puissants intérêts à la manoeuvre font miroiter avec insistance les supposées « solutions » d’une économie « décarbonée » ainsi que d’une « croissance verte » parfois appelée « bioéconomie inclusive ». Outre le mirage des « énergies renouvelables » (panneaux solaires, éoliennes, etc) et des voitures électriques proclamées « propres » qui ne constituent pas une réponse appropriée à nos problèmes énergétiques, les industries NBIC lancent des projets tenant tout à la fois d’une liste à la Prévert et d’un catalogue d’aberrations : envois de nanoparticules dans l’atmosphère, « fertilisation » des océans, fabrication de « micro-organismes n’ayant jamais existé pour leur faire produire de l’essence, du plastique ou les rendre capables d’absorber des marées noires », transformation de « l’information génétique de tous les êtres vivants en ressources productives et marchandes », « semences augmentées » ou fabrication de « plantes réfléchissantes » pour jouer sur les rayons lumineux, mise au point d’organes artificiels, multiplication de capteurs et de « systèmes intelligents » susceptibles de remplacer l’homme à tous les étages, etc. Sans oublier la financiarisation des « services écosystémiques » rendus gracieusement par la nature comme l’attribution d’un prix à la pollinisation voire à la beauté d’un paysage. Hélène Tordjman démontre que les promoteurs d’une économie présumée « délivrée du charbon et du pétrole » s’acharnent plutôt à sauvegarder le modèle hyperindustriel qui est la cause de la dévastation écologique en cours et rappelle : « Puisque, par définition, il est à peu près impossible de prévoir les trajectoires des systèmes complexes, l’ambition d’instrumentaliser par la science et la technique les processus biologiques, les dynamiques climatiques et géologiques ou les institutions sociales avec l’intention d’en maîtriser les résultats agrégés devrait paraître vaine. » Aujourd’hui, le phénomène de marchandisation de « choses non produites en vue d’un échange marchand mais devenues marchandises à travers un processus à la fois économique, juridique et politique compliqué et souvent violent » prend la forme inédite d’une « dématérialisation » de la nature, « transformée en information ».
Ainsi, parallèlement à la « digitalisation » de nos sociétés, les plantes et les animaux sont « réduits à leur dimension d’information génétique », en « services écosystémiques » voire en « actifs financiers »... Economiste et maîtresse de conférences (Université Sorbonne Paris-Nord), elle montre que « la plupart des réponses apportées aujourd’hui aux défis écologiques reposent sur de fausses solutions, hyper-technologiques, sophistiquées et souvent hors-sol ». C’est l’évidence même dans son absolu chimique - et aveuglant : « Tant que la sphère financière « choisit » de développer ces hautes technologies fondées sur une maîtrise illusoire, elle ne pourra pas être verte »...
Mais le projet de « société technoscientifique » instrumentalisant les êtres humains et la nature s’accélère avec l’enseignement à distance, la 5G, la télémédecine, les drones, le commerce en ligne généralisé, la prolifération des « systèmes intelligents », des « outils d’aide à la décision » et autres « assistants artificiels » : il s’agit bien de « croiser et d’analyser les milliards de données générées par tous les objets connectés », des smartphones aux voitures « autonomes ».
Mais l’extraction et le raffinage des « terres rares » indispensables à la fuite en avant des technologies dites « propres » n’en finissent pas de dévaster l’environnement – en aggravant la dynamique d’un modèle extractiviste et productiviste, « amorcé avec les débuts de la modernité occidentale d’une rupture radicale entre l’être humain et les règnes animal, végétal et minéral ». Bien entendu, il n’est pas question de produire moins et de « d’alléger nos prélèvements sur la nature ». Au contraire, il s’agit de croître et d’accumuler, encore et toujours. Et donc, de fabriquer toujours plus de gadgets électroniques et addictifs mais à partir « d’autres matières premières que le pétrole et ses dérivés »...
Justement, les « outils de la biologie de synthèse permettent de transformer la biomasse (c’est-à-dire tout ce qui vit ou a vécu sur Terre, mais non fossilisé) en divers produits auparavant issus du pétrole, plastiques et carburants au premier chef ». Telle est la folle logique d’un système qui ne peut « survivre que par la croissance, en explorant sans fin de nouveaux domaines de valorisation du capital ».
La « course vers la catastrophe »
Structurellement, le système agro-industriel est mortifère pour les humains et la nature. Ses nuisances sont exacerbées par le déploiement des nanosciences, Big Data, intelligence artificielle et autres biotechnologies investissant les champs pour les transformer en « désert vert » se substituant aux cultures vivrières... Mais à quoi donc peut servir un drone hors de prix pour « surveiller » une modeste parcelle de deux hectares en monoculture ? Le développement des agrocarburants révèle comment la « société occidentale mondialisée » compte répondre à la dégradation écologique : par « l’innovation scientifique et technique », encore et toujours plus...
Ainsi, en poursuivant l’objectif exclusif de la diminution des émissions de gaz à effet de serre (GES) et en « négligeant toutes les autres dimensions de la nature, elle est prête à détruire forêts, prairies et autres écosystèmes et à transformer la Terre en désert, mais en désert décarboné ». La vie, issue de la chimie du carbone, n’est-elle pas précisément un processus « carboné » ?
Faute de réfléchir à la « démesure de la consommation énergétique » suscitée par cette approche hypertechnique et parcellisée des problèmes, ne compromet-on pas jusqu’à la possibilité même de se nourrir ? Est-ce en remplaçant la biodiversité dévastée par une « biodiversité artificielle » à partir de la fabrication de nouveaux organismes et en numérisant toutes les ressources génétiques mondiales que le capitalisme hyperindustriel et extractiviste compte se perpétuer ? La promesse de « lendemains verts et profitables » n’est tenable qu'au détriment de la survie de l'espèce présumée humaine. La véritable "urgence écologique" exige d’en finir avec la « financiarisation des esprits » comme avec cet acharnement technolâtre à instrumentaliser « les processus biologiques, les dynamiques climatiques et géologiques ou les institutions sociales ».
Le « social » sur notre planète surexploitée, s’étendrait-il désormais à tous les vivants ? Or, les choix fondamentaux concernant l’avenir de la planète et de l’espèce humaine sont « essentiellement faits par des experts travaillant de concert avec les grandes firmes transnationales en dehors de tout processus démocratique »... Les lobbies pèseront-ils longtemps encore sur la survie de tous en imposant leurs « solutions » hyper-technologiques et en s’appropriant les processus au fondement de la vie sur Terre ? Cet appropriation génère systématiquement une expropriation dont la mesure n’est pas prise par les « intéressés » présumés « pensants »...
Alors que l’agriculture industrielle dévore la majorité des ressources pour nourrir une infime minorité, l’Office européen des brevets délivre des brevets sur des « séquences génétiques » assimilées à des inventions, ce qui aboutit à une « enclosure des processus vitaux », exacerbée par la numérisation des ressources génétiques mondiales... Une forêt n’est plus vécue comme une population d’arbres en interaction avec d’autres vivants mais perçue comme un « stock de biomasse » à exploiter sans vergogne...
Le remède à tout "ça" ? Hélène Tordjman rappelle : « La transformation radicale des systèmes agraires est une urgence écologique, de souveraineté alimentaire et de santé politique ». En somme, les humains devront reprendre la Terre aux machines qui la dévastent, à la machinerie du « New Deal numérique » et « infléchir la trajectoire » de leurs sociétés » afin d’instaurer des « relations plus harmonieuses » avec la nature nourricière. Un « changement de cap » qui passe notamment par des communautés actives se donnant des règles efficientes de « gestion des ressources communes », l’extension d’un système semencier reposant sur les semences paysannes, la préservation de savoirs-faire en danger et l’abolition de la propriété intellectuelle sur les organismes vivants : « Nul besoin d’OGM, d’agriculture connectée et autres délires high-tech pour nourrir la planète ».
Nul besoin non plus d’injonction de rentabilité de l’homme sur la nature : la Terre n’en tournera que mieux dans son axe. Pour peu que ses occupants fassent ce travail en conscience pour marcher dans leur axe retrouvé.
Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature – critique de l’écologie marchande, La Découverte, 352 p., 22 €
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