Le recours, passion française
La crise du CPE conduit à poser une question qui n’est pas
seulement celle de la crise supposée de la représentation. Que chaque jour la
représentation nationale et le mode de gouvernement qui a cours en Occident
perdent de leur légitimité ne fait guère de doute. Mais cela ne peut émouvoir
que ceux qui se sont fait des illusions sur la nature du spectacle démocratique,
qui est avant tout une scène où des ombres miment le pouvoir qui est geste,
posture, représentation, justement.
Ce que vient pointer la crise récente pose une autre
question.
Il ne s’agira pas ici du fond qui est, sans craindre le
paradoxe, superficiel -puisqu’il s’agit simplement de disputer des modalités du
salariat en oubliant de questionner le régime même d’affiliation de principe,
de dépendance essentielle qu’il suppose.
Ce dont il s’agit ici relève d’un autre horizon. Une
question : comment se peut-il que notre pays ait à ce point la culture du
recours, de l’appel au substitutif, au dérogatoire, au subsidiaire ?
Car qu’a-t-on vu (certes pas pour la première fois, mais
comme d’une façon chimiquement pure) : la-rue, les-jeunes, le-peuple, le-monde-du-travail,
les-gens (le-pays-réel, aurait-on dit en d’autres temps et depuis d’autres
horizons idéologiques), institués en instances d’appel contre le prononcé de la
loi. La manie du recours et la procédure d’appel sont une passion nationale.
Et il ne sert à rien d’en accuser l’émotion mauvaise
conseillère, ou l’ignorance, ou encore l’aveuglement idéologique, puisque c’est
dans nos institutions et dans notre histoire qu’est écrite cette manie qui,
instituée, relève de l’obsession récurrente et du paradigme paranoïaque. Car au
fond, n’est-ce pas la même instance d’appel, la même passion du recours, du détour,
qu’incarne ou représente le Conseil constitutionnel ? Il déjuge plus qu’il ne
juge. Il est la méfiance de principe à l’égard du droit positif. Surtout, le
Conseil constitutionnel agit à la manière d’un inconscient à peine refoulé où traîne
l’idée toujours un peu douteuse qu’il y a un Droit au-dessus du droit, une Loi
au-dessus de la loi.
De façon subliminale, le terme de sage qu’on applique
volontiers à ses neuf membres (il traîne dans ce chiffre vaguement mystique je
ne sais quels relents d’Election, de soviet d’avant-garde, de maçonnerie initiée)
insinue la déraison d’essence de la loi ordinaire. Là où ailleurs la Common law
est le dernier mot de la loi et fait de la constitution une loi commune, parmi
d’autres, la France soumet la loi commune à l’extraordinaire du jugement d’un
aréopage d’essence régalienne mâtinée de salut public.
Dés lors que le dernier mot n’est pas donné à la loi
relative que font des hommes et que des hommes peuvent défaire, on ne peut s’étonner
de ce que quiconque se croyant investi d’un absolu (qu’on le nomme selon la
hauteur de l’horizon auquel on peut se hisser : égalité, droits acquis, intérêt
général, progrès social, citoyenneté, Sécurité sociale...) ne puisse croire à la
légitimité du légal. Car c’est bien de cela qu’il s’agit au fond : dans une
France où, comme l’avait bien vu Tocqueville, la chose politique finit toujours
par être l’affaire des hommes de lettres, personne ne veut renoncer au lyrisme
des principes premiers ou supérieurs pour reconnaître simplement que les choses
sont ce qu’elles sont, et qu’il ne saurait y avoir d’autre régime de légitimité que
celle, certes temporaire, sublunaire et relative, de la loi. Tout le reste est
littérature, justement.
Mais pourquoi s’étonner ? Quand la Constitution française
entreprend de sauver l’atmosphère (principe de précaution) et le Parlement d’écrire
l’histoire (le reste du temps il met en forme les directives du Grand Frère
bruxellois), il y a longtemps sans doute que nous sommes sortis de la modestie
un peu terne du parlementarisme libéral.
Mais, après tout, la France a toujours eu un faible pour les
révolutions littéraires, et, en elles, pour le jacobinisme extraordinaire et dépoitraillé
des Montagnards phraseurs contre le légalisme prudent, la sociabilité douce des
Girondins taiseux.
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