Le temps où l’Europe impérialiste était à la rue...
Même s’il n’y vient qu’à reculons, Thomas Piketty finit tout de même par toucher à l’essentiel, mais c’est pour s’en éloigner aussitôt. Regardons cela de plus près, en soulignant ce "surtout" qui fait le partage dans la longue phrase que voici :
« La chute des capitaux étrangers s’explique d’une part par les expropriations entraînées par des révolutions et des processus de décolonisation (on pense par exemple aux emprunts russes, abondamment souscrits par les épargnants français de la Belle Époque et répudiés en 1917 par les bolcheviques, et à la nationalisation du canal de Suez par Nasser en 1956, au grand dam des actionnaires britanniques et français, qui possédaient le canal et en touchaient les dividendes et royalties depuis 1869), et d’autre part et surtout par la très faible épargne nationale en vigueur dans les différents pays européens entre 1914 et 1945, qui a conduit les épargnants britanniques et français (et à un degré moindre allemands) à se défaire progressivement de leurs actifs étrangers. » (Idem, page 235.)
Comme on le voit, la première partie est politique, mais ce n’est d’abord que l’affaire d’un mot : "révolutions", d’un adjectif : "bolcheviques", et d’un nom de personne : "Nasser". Ce qui reste privilégié, c’est l’aspect non-retour sur investissement, et même perte de capital, "emprunts russes", "dividendes et royalties". De ce point de vue, le "surtout" introduit à une problématique qui, elle, paraît ne plus être que strictement économique. C’est ce que confirme la phrase immédiatement suivante :
« Compte tenu de la faible croissance et des récessions à répétition, les années 1914-1945 sont une période noire pour tous les Européens, et en particulier pour les détenteurs de patrimoine, dont les revenus sont beaucoup moins florissants que pendant la Belle Époque. » (Idem, page 235.)
Nous passons ensuite de l’économie générale à la gestion individuelle des conséquences de la "crise" qui ne paraît plus pouvoir être autre chose qu’économique :
« […] pour maintenir leur niveau de vie certains choisissent de vendre progressivement une partie de leurs actifs. Les faillites de la crise des années 1930 ruinent également de nombreux actionnaires et porteurs d’obligations. » (Idem, page 235.)
Tout cela ne serait donc que la "faute à pas de chance"… Que le rapport d’exploitation établi entre le capital et le travail ait pu être, d’une façon ou d’une autre, bouleversé dans l’ensemble du monde occidental et au-delà, ne fait sans doute rien à l’affaire. Le capital privé se contente de s’absenter de l’Histoire, à peu près sans autre cause que les "guerres" dont, pourtant, Thomas Piketty a dit le rôle limité dans l’affaire qui l’occupe :
« Le peu d’épargne privée est en outre largement absorbé par les énormes déficits publics, notamment pendant les guerres : l’épargne nationale, somme de l’épargne privée et de l’épargne publique, est extrêmement faible au Royaume-Uni comme en France et en Allemagne entre 1914 et 1945. » (Idem, page 235.)
Et même la montée de la dette publique ne sera pas, cette fois-ci, à l’origine d’une montée correspondante du capital privé devenu prêteur :
« Les épargnants prêtent massivement à leur gouvernement, parfois en vendant leurs actifs étrangers, et seront finalement expropriés par l’inflation, très vite en France et en Allemagne, et plus lentement au Royaume-Uni, ce qui donne l’illusion aux patrimoines privés britanniques de mieux se porter en 1950 que leurs équivalents continentaux : en vérité, le patrimoine national est tout aussi affecté dans les deux cas. » (Idem, pages 235-236.)
Mais ce n’est, en fait, que le sort de l’Europe qui aura basculé, parce que ce sont les seules populations des pays capitalistes européens qui ont été troublées par la montée soudaine d’un prolétariat véritablement en voie d’organisation, et ceci, par-delà même ses représentants nationaux les plus visibles qui, eux, n’auront eu de cesse de rallier les strapontins que l’impérialisme leur a offerts sitôt après la fin de la Secon-de Guerre mondiale, parce qu’il y aura désormais ce prêteur en dernier ressort qui apparaît ici sous la plume idéologiquement rassurante de Thomas Piketty :
« Parfois les gouvernements empruntent directement à l’étranger : c’est ainsi que les États-Unis passeront d’une position négative à la veille de la Première Guerre mondiale à une position positive dans les années 1950. » (Idem, page 236.)
C’est que l’Europe impérialiste est à ce moment-là aux portes de l’effondrement, puisque, comme Thomas Piketty l’affirme :
« Au final, la chute du rapport capital / revenu entre 1913 et 1950 est l’histoire du suicide de l’Europe, et singulièrement de l’euthanasie des capitalistes européens. » (Idem, page 236.)
Et le triomphe de l’URSS de Staline… Mais, chut !
Après avoir constaté la situation désastreuse de l’Europe capitaliste au sortir de la Seconde Guerre mondiale - et ceci, dans une logique de dégradation qui avait débuté avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale -, puis indiqué une remontée significative du capital privé après 1950 (tout spécialement en France), Thomas Piketty s’interroge sur la position des États-Unis, et il fait le constat suivant :
« Les chocs du XXe siècle atteignent l’Amérique beaucoup moins violemment que l’Europe, si bien que le rapport entre capital national et revenu national apparaît beaucoup plus stable aux États-Unis : il a oscillé entre quatre et cinq années de 1910 à 2010, alors qu’en Europe il est passé de plus de sept années à moins de trois, avant de remonter à cinq- six. » (Idem, page 241.)
Déjà à la fin du XIXe siècle, le décalage entre l’Europe et les États-Unis était net :
« Le fait que la totalité des patrimoines ne représente qu’à peine trois années de revenu national en Amérique, contre plus de sept en Europe, signifie très concrètement que le poids des propriétaires et des positions acquises dans le passé est moins important au Nouveau Monde. » (Idem, page 240.)
Viennent ensuite les grands événements du XXe siècle. Thomas Piketty décrit les conséquences qui en résultent Outre-Atlantique :
« L’endettement public progresse fortement aux États-Unis du fait des guerres - notamment au cours de la Seconde Guerre mondiale -, ce qui affecte l’épargne nationale, tout cela dans un contexte économique instable : à l’euphorie des années 1920 succède la crise des années 1930. » (Idem, page 242.)
Dans la difficulté, les quelques décisions prises paraissent tout d’abord préfigurer celles qui le seront massivement par les pays européens après la guerre :
« En outre, les États-Unis mettent en place sous Roosevelt le même type de politiques publiques qu’en Europe pour réduire le poids du capital privé, comme la régulation des loyers. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la capitalisation immobilière comme la capitalisation boursière se retrouvent à des niveaux historiquement bas. » (Idem, page 242.)
Cependant, ce n’est pas à la racine du système de production qu’intervient cette politique. Il ne s’agit pas de nationaliser, mais d’opérer seulement de fortes ponctions sur certains revenus, de sorte que Thomas Piketty peut écrire :
« Sur la fiscalité progressive, les États-Unis vont beaucoup plus loin que l’Europe, preuve sans doute que leur souci est davantage de réduire les inégalités que d’éradiquer la propriété privée (nous y reviendrons). » (Idem, page 242.)
Toutefois - mais encore faut-il souligner ici que l’évaluation ne repose que sur les prix de marché :
« Au final, les patrimoines privés américains sont passés de près de cinq années de revenu national en 1930 à moins de trois années et demie en 1970, ce qui constitue tout de même une baisse non négligeable. » (Idem, page 243.)
Quittant la sphère intérieure, Thomas Piketty en vient ensuite aux liens noués par les États-Unis avec les économies étrangères à travers l’exportation et l’importation de capitaux :
« Une autre différence essentielle entre l’histoire du capital en Amérique et en Europe est que les capitaux étrangers n’ont jamais eu qu’une importance relativement limitée aux États-Unis. » (Idem, page 244.)
Pour la période plus ancienne, cela n’est pas fait pour nous étonner :
« Tout au long du XIXe siècle, les États-Unis ont une position patrimoniale légèrement négative vis-à-vis du reste du monde : ce que les résidents américains possèdent dans le reste du monde est inférieur à ce que les résidents du reste du monde - notamment britanniques - possèdent aux États-Unis. » (Idem, page 244.)
Or, il ne s’agit que d’une différence relativement minime, que Thomas Piketty évalue à seulement 10-20 % du revenu national des États-uniens. D’où cette formule très parlante qu’il utilise :
« Pour résumer, le monde de 1913 est un monde où l’Europe possède une bonne part de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine, et où les États-Unis se possèdent eux-mêmes. » (Idem, page 245.)
Il ne faudrait cependant pas perdre de vue les investissements… britanniques aux USA qui paraissent, ici, s’être perdus dans la masse. En effet, si, comme le constate Thomas Piketty, « les États-Unis financent les belligérants et deviennent ainsi les créanciers des pays européens, après avoir été leurs débiteurs », le circuit des investissements n’est pas à sens unique :
« […] les placements américains en Europe et ailleurs sont compensés par le maintien de fortes participations étrangères aux États-Unis, notamment en provenance du Royaume-Uni. » (Idem, page 246.)
L’Europe d’aujourd’hui continue à en savoir quelque chose…
Or, de façon plus générale…
« En vérité, par-delà les traumatismes nationaux, ces investissements garderont toujours une ampleur limitée par comparaison aux placements que les ex-puissances coloniales détenaient dans l’ensemble de la planète quelques décennies plus tôt. » (Idem, page 246.)
Mais si le Royaume-Uni tombait de plus haut que la France, son lien privilégié avec les États-Unis lui a évité un sort bien plus cruel, tandis qu’il ne restait plus à la France que de pouvoir s’accrocher à une Allemagne partie, elle, d’aussi bas que possible, mais dont il a toujours été clair que les… États-Unis lui sauveraient la mise, en face d’une URSS triomphante, mais meurtrie jusqu’à l’os, et au-delà, par Hitler.
Michel J. Cuny
9 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON