Les adorateurs de l’urgence
Depuis 2008, au moins quarante mille milliards de dollars ont été phagocytés de part et d’autre de l’Atlantique sous forme de réponse urgente à la « crise ». C’est sans doute le transfert de richesses des Etats vers le marché le plus massif que l’œcoumène ait connu. Des citoyens vers les banques. Des investissements productifs, des infrastructures, des services essentiels (santé, police, éducation, etc.) vers la nébuleuse financière. De l’économie réelle et de ses « rythmes biologiques » vers la logique journalière des corbeilles. Le marché s’impatiente on ne cesse d’entendre quotidiennement. C’était encore le cas mardi : Wolfgang Schäuble déclarait à propos de la décision de la cour constitutionnelle de Karlsruhe (de prendre son temps à propos du MES) : « un report au-delà du mois de juillet peut provoquer des incertitudes notables sur les marchés ». Jadis, les militaires et autres dictateurs adoraient l’Etat de siège qui leur permettait de supprimer l’essentiel des libertés et d’imposer leur volonté. Le marché (et ses adorateurs) sont, eux, des supporters de l’Etat d’urgence, qui, en fin du compte, permet exactement la même chose : la fin de la pensée, la fin des processus démocratiques, la fin de choix.
Nous sommes ainsi arrivés à une situation surréaliste : tout processus démocratique, toute interrogation, paraissent pour le marché comme des outils possibles de leur propre déconstruction. Dès qu’on se donne un peu de temps, dès que l’esquisse d’une réflexion apparaît le marché la considère comme un élément de non fiabilité, de faiblesse, voire d’irresponsabilité et la sanctionne aussitôt. On peut ainsi lire dans les pages du 11 juillet du Wall Street Journal : une désintégration de l’euro impulsée par le marché est en cours car ce dernier, qui bouge très vite, supporte de moins en moins le processus politique et ses lenteurs. En d’autres termes, seulement les diktats, les pronunciamientos sont admis. Pire : l’existence de mécanismes de contrôle, qu’ils soient juridiques ou législatifs, sont considérés comme faisant partie du problème et un facteur supplémentaire de la faiblesse des Etats. N’est-ce pas exactement ainsi que pensent les dictateurs ?
En fait, ce qu’on essaie désespérément d’occulter en interdisant toute réflexion, tout débat, toute évaluation, c’est justement l’analyse critique de ces quatre années de mesures d’urgence et des résultats qui en découlent. Ces derniers, en utilisant exclusivement les outils de l’économie dite du marché (en soit contestables), sont sans appel : croissance en berne, chômage massif, surendettement des Etats, des ménages et des entreprises de l’économie réelle, banques à la dérive, paupérisation des classes moyennes et des moyens essentiels de l’Etat de droit (police éducation, santé, infrastructures, etc.), stagnation puis recul de l’économie dite pérenne, recul des acquis sociaux et d’Etat solidaire, etc.
Jetons un regard sur l’économie qui marche : elle concerne les nouveaux riches des nouveaux marchés (luxe), celle indexée à la spéculation (matières premières, énergie et leur transport) les produits dits de première nécessité de masse et leur distribution, une partie de l’économie numérique et des nouvelles technologies (orientées de plus en plus vers des services de promotion et de publicité), toute une série se services qui remplacent les Etats volontairement défaillants (sureté et sécurité en premier lieu) et enfin celle qui s’autonourrit de fusions acquisitions liées justement au « marché ». Car la crise dessine une nouvelle vague de transferts massifs, basés sur la propriété intellectuelle, la prédation des outils productifs, l’accaparement des biens et des services des pays « en crise » désormais à la merci du… marché.
« Crois et ne cherche pas », « je décide et j’ordonne », voici des formules qui ont marqué les temps de l’obscurantisme et des régressions. Voici venu le temps du manque de temps utilisé comme argument totalitaire.
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