Les banlieues et leurs taiseux
L'Institut Montaigne publie « Banlieue de la République », une enquête menée par Gilles Kepel à Clichy-sous-Bois et Montfermeil. Cette enquête constate que le lien social dans ces banlieues se noue par l’Islam et ignore la République, apparemment au sens propre du verbe ignorer. Comme d’habitude, cette enquête projette nos systèmes de pensées et canalise la parole des banlieusards, qu’ils soient citoyens ou non, dans des canaux (le pléonasme est intentionnel) qui n’en permettent pas l’expression, et partant, ne permettent pas l’expression des individus dans leurs situations, partant, ne permettent pas d’aborder et de construire avec eux des solutions.
Luc Bronner, du Monde, écrit : « Conduite auprès des habitants, (…) elle (l’enquête) s'intéresse à l'ensemble des dimensions qui permettent de "faire société" : le logement et la rénovation urbaine, l'éducation, l'emploi, la sécurité. Elle se termine en se demandant à quel point ces dimensions influencent le rapport des personnes interrogées au fait politique et aux questions religieuses. »
Luc Bronner et les enquêteurs affirment savoir de quoi est faite la socialité (qu’on appelle le « vivre-ensemble » d’habitude) et après l’enquête, s’interrogent sur l’effet de cette socialité sur la politique et la religion ! Selon eux, la politique est un fait, et la religion une question ! Ni l’une ni l’autre ne font partie de la socialité !
Cette épistémologie ne peut pas cerner le réel, le dire et permettre d’agir d’une manière efficace. Ces principes épistémologiques ne sont pas efficients, ils ne sont pas en congruence avec le réel. La politique et la religion font partie de la socialité.
Luc Bronner publiait « la loi du ghetto » Calmann-Lévy le 3 mars 2010, une enquête personnelle, le même genre d’enquête. Les chercheurs de centre-ville se parlent entre eux de leur grille de lecture et d’analyse. Chaque nouveau texte est « dérangeant » et « les politiques doivent le lire absolument ».
Ce qui est étudié, c’est l’action politique de l’Etat, l’action ciblée banlieue, déclarée nommément banlieue… comme si c’était la seule chose de la société française qui avait une influence sur ces quartiers entourant les centres-villes.
En même temps, la société française a dévoyé la laïcité, en créant une obligation de comportement laïque des citoyens, alors que la laïcité est un attribut de l’Etat et une liberté du citoyen. Une loi interdisant les signes religieux à l’école est dite et commentée sans cesse comme une loi contre le voile islamique ! Nombre de commentaires ont répété que des citoyens français « issus de l’immigration », étaient du côté de l’obscurantisme et que nous, les autres, avions les Lumières avec nous ! et que comme la loi est la loi, nous allions leur apprendre nos Lumières.
J'avais, quant à moi, écrit un texte « les taiseux des banlieues » en décembre 2005 qu'Ouest-France avait publié et dont le Nouvel Obs avait publié des extraits. Je suis un citoyen lambda alors que Gilles Kepel est un expert : cela fait des décennies qu'il se trompe, on peut en inférer qu'il connait bien le problème (plus de 10 ans, c'est une somme !) et qu’il est bon de lui confier la suite et la prolongation de l’échec.
J'y disais en substance qu'il fallait faire parler ces citoyens et non-citoyens banlieusards, et prendre beaucoup de temps pour ça… Je m’opposais à ce que tout le monde, ou presque, disait : « c’est un problème d’emploi… c’est un problème d’architecture et d’urbanisme… ceci cela, je sais où le mal, je sais où est le remède… » Par exemple, une citation : « La fondation Copernic propose de dire « le sens que ces actes violents ont pour ceux qui les commettent même s’ils n’ont pas les mots pour les dire. » Les pauvres gens ont de pauvres mots et il est nécessaire de leur dire ce qu’ils font et pourquoi ils le font. Le mépris de cette attitude échappe à ceux qui la pratiquent. »
Luc Bronner se désole souvent du fait que les banlieues ne votent pas. Mais voter n’est pas un acte détaché du reste. On ne peut pas discourir dans un entre-soi confortable des problèmes des autres, les citoyens de banlieue en l’occurrence, et s’étonner qu’au moment de synthétiser sa situation et ses choix dans un bulletin de vote, ces citoyens banlieusards ne le fassent pas. Le vote est la partie immergée d’un débat permanent et d’une participation permanente à la vie publique.
Les émeutes les plus graves ont bientôt 6 ans, et nous répétons le fruit de nos a priori : c’est d’abord social, architectural ; mais on a mis des centaines de millions d’euros et convoqué des experts pour nous dire que l’Etat bâtisseur ne suffit pas. La preuve : les problèmes persistent. On avait bien besoin d’experts pour écrire cela. C’est long !
Ces banlieusards doivent pouvoir s’exprimer, être écoutés, être crus, respectés. Une politique des pouvoirs publics consisterait à créer des milliers de lieux de paroles, partout, à proximité. Il faudrait aussi accepter que les premières choses qu’ils disent soient très difficiles à entendre. Mais qu’ils vident leur sac ! Qu’ils exposent leurs angoisses, leurs souffrances ! L’expression soigne, diminue la souffrance… Il s’agit d’une masse. Il faudrait prévoir une dizaine d’années au moins… C’est long ? Certes. Mais cela fait foi en l’humain. Les solutions qui en sortiraient seraient bâties avec les intéressés et ne seraient pas encore une émanation des centres-villes. Bref, le but ne peut pas faire d’économie de s’accomplir déjà dans le chemin.
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