Les racines de la liberté
Le monde occidentalisé s’est construit jusqu’alors sur un consentement collectif fondé sur l’aspiration au « Progrès » (surtout « social », s’agissant des populations, et technique, pour d’autres intérêts...) selon une certaine norme de consommation plus ou moins étendue. Des pionniers de « l’écologie » avaient prévenu que l’ébullition consumériste et productiviste ne pouvait être maintenue indéfiniment sans dévitaliser notre socle commun d’existence. Patrick Chastenet propose de nous ressourcer dans la pensée de cinq d’entre eux pour nous rappeler que l’amour de la nature est indissociable de celui de la liberté.
Comment pourrait-on parler d’ « écologie » ou de préservation de l’environnement sans en appeler à une vie digne d’être vécue, c’est-à-dire vraiment libre et assurée de l'essentiel ?
Dans la longue et sinueuse édification menant à l’écologie politique, Patrick Chastenet propose un ressourcement dans un terreau libertaire et fécondant, à partir du parcours fécond de cinq penseurs qui se rejoignent dans la « critique radicale du capitalisme techno-industriel » dont ils avaient anticipé en leur temps les maux et méfaits. Pour eux, on ne peut « prétendre protéger la nature en défendant l’économie qui la détruit » - et sans un « changement de société ».
Professeur émerite en science politique à l’université de Bordeaux où il a fondé le premier cours de pensées politiques écologistes, Patrick Chastenet rappelle que le terme « libertaire » est indissociable de celui d’ « anarchiste », fâcheusement connoté et arbitrairement amalgamé à la vague notion de « chaos ». Or, « les anarchistes n’ont jamais cessé de rappeller la nécessité de règles, librement consenties, pour vivre en société ». Parfois stigmatisés comme « ennemis de la démocratie », les anarchistes « le sont d’autant moins qu’ils souhaitent non la détruire mais la réaliser pleinement ».
Ainsi, le géographe et « penseur sans frontières » Elisée Reclus (1830-1905) décrivait l’anarchie comme « la plus haute expression de l’ordre ». L’anarchie n’est pas seulement l’absence d’un appareil d’Etat mais « l’idéal à atteindre pour qu’enfin les hommes puissent se gouverner eux-mêmes, sur la base de normes et de valeurs librement consenties ». Pour Elisée Reclus, il s’agit de passer d’une société « foncièrement injuste à une société juste sans recourir à la violence ni même à la contrainte ». Car, après tout, « pourquoi ne pas faire fleurir une petite oasis de paix, de respect mutuel, d’égalité au milieu de l’immense désert ? »
Dès 1864, il publie dans la Revue des Deux Mondes un texte "écologiste" avant la lettre : « Nous sommes les fils de la terre. C’est d’elle que nous tirons notre subsistance ; elle nous entretient de ses sucs nourriciers et fournit l’air à nos poumons (...) quelle que soit la liberté relative conquise par notre intelligence et notre volonté propre, nous n’en restons pas moins des produits de la planète »
Pour ce parfait contemporain de la création de la police scientifique, « toute obéissance est une abdication » puisqu’il est « impossible de concilier la domination d’un seul et l’entraide fraternelle entre les hommes ». La police et la science entre des mains aussi malveillantes qu'inintelligentes s’emploieraient à « changer la France en une grande prison »... Tout ça pour les seuls intérêts de ceux qui s’accaparent et privatisent « la moindre grotte, cataracte ou curiosité naturelle » réduites à leur exploitation marchande. Et de prophétiser : « On vous fera payer pour écouter le bruit de l’écho »... Voire le droit de simplement... respirer ? Le processus est engagé...
La critique de la « raison technicienne »
Le pionnier Jacques Ellul (1912-1994) trouve d’abord au sein de la mouvance personnaliste « l’occasion de prolonger la pensée marxiste ». Avec son ami Bernard Charbonneau (1910-1996), il publie le Manifeste personnaliste qui remet en cause « aussi bien le productivisme industriel que l’injustice social ».
Nommé professeur à la faculté de droit de Strasbourg en 1938, il exprime publiquement ses craintes quant au risque d’enrôlement de force des jeunes Alsaciens dans l’armée allemande. Dénoncé par l’un de ses étudiants, il est révoqué par le gouvernement de Vichy. Alors, il s’improvise brièvement agriculteur dans une ferme en Gironde, avant de « passer de la Résistance à la révolution », à partir de sa foi chrétienne et de sa lecture libertaire de Marx, sans céder à l’illusion politique, vampirisée par l’illimité technique.
Résumant l’hypothèse principale de son professeur et ami, énoncée notamment dans La Technique ou l’enjeu du siècle (1954) et Le Système technicien (1977), Patrick Chastenet souligne que « l’homme croit se servir de la technique alors que c’est lui qui la sert »... Ainsi, dans une société asservie à « l’impératif techniciste, l’homme est devenu l’instrument de ses instruments ». L’aliénation technicienne ne se réduit pas à son « expression machinique », car elle forme un milieu, un mirage de confort et un « système », bien évidemment : « La société moderne est technicienne car créatrice de techniques et technicisée car organisée en vue du développement de ces techniques ».
Depuis Ellul, nous le savons : « Ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique ». Comment sortir de ce cercle de l’enfer machinique ? En prenant conscience que l’utopie, c’est de croire que tout peut continuer ainsi, sous emprise d’une idéologie techniciste prétendant nous « sauver des problèmes engendrés par la technique » par... toujours plus de technique... En ne souscrivant pas au « credo des sociétés techniciennes fondé sur le culte de la performance et de l’efficacité à tout prix qui, après avoir colonisé les esprits, finit par s’insinuer dans les corps : biotechnologies et transhumanisme ». C’est par l’adoption d’une « éthique d’autolimitation et de non-puissance » que l’on en finira peut-être avec la dévastation de la planète comme avec le désir narcissique de toute-puissance et la « sacralisation des objets techniciens » dans une société du « toujours plus », créatrice de surtout toujours plus de manque.
Dans Sans feu ni lieu (1975), réédité par les éditions de la Table Ronde, Ellul montre qu’avec la ville-mirage, son grand oeuvre de contre-création, « l’homme met Dieu à la porte pour laisser entrer les faux dieux comme la technique, l’argent, la puissance, l’artifice sous toutes ses formes ». L’homme bâtisseur de mégapoles ne peut-il « penser son avenir que sous la forme et dans l’agglomération de la ville », dans toujours plus d’accumulation ? Survivra-t-il à l’effondrement de leur appareil ?
L’humanité « condamnée au progrès à perpétuité » ?
L’oeuvre de son ami, l’historien-géographe Bernard Charbonneau (1910-1996), « s’articule autour de la tension entre le devoir pour l’homme de vivre sa liberté et l’impossibilité d’y parvenir ». Pour lui, « tout remonte à la fin de la civilisation agro-pastorale en 1945 », lorsqu’un « capitalisme technocratique a planifié la modernisation de l’agriculture avec les recettes déjà utilisées pour l’industrie », sous prétexte d’ « alléger le travail du paysan » en l’acculant au surendettement pour renouveler son matériel en permanence.
Depuis, nous voilà embarqués à bord du char fou du « Progrès » sans pouvoir sauter en marche puisque c’est « en machines désormais que nous servons les machines »... Le « Futur » (foutour ?) a triomphé mais nous n’avons plus d’avenir en tant qu’espèce assurée de sa pérennité dans une société-machine dont l’emballement précipite son effondrement... Peut-on fonder une démocratie polique sur une « infrastructure économique qui en est la négation » ? Voilà la cause de la dévastation de la nature prétendûment défendue par la « caste dirigeante de la société qui la détruit »... L’ennemi n’est pas la machine mais la « résignation satisfaite orchestrée sur l’air de : « on n’arrête pas le progrès »... Or, « ce n’est pas à l’homme de s’adapter à la machine, mais à la machine de s’adapter à l’homme »...Qui en douterait ? Et pourtant...
Pour Charbonneau, « diriger la technique, c’est replacer la charrue derrière les boeufs », en sauvant ensemble la nature et la liberté. Si « l’écologie » est désormais omniprésente, c’est qu’elle est « recyclée en produit de consommation, en spectacle ou en posture » - et vidée de sa « substance émancipatrice » comme de sa sève vitale. Quand le prétexte de la « crise de l’énergie » permet d’accélérer la fuite en avant dans l'impasse mortifère des « énergies renouvelables », celles-ci ne font que s’ajouter aux « énergies fossiles » sans s’y substituer – avec l’inconvénient de leur intermittence en plus...
Charbonneau avait anticipé le « virage écologique » imposé par la classe dirigeante : « Ce sont les principaux responsables de la destruction de la planète » qui prétendront organiser son sauvetage en « gérant la pénurie » voire en l’exacerbant...
Pour l’ancien prêtre Ivan Illich (1926-2002), la machine n’a pas aboli l’esclavage mais « lui a donné figure nouvelle » - car, « passé un certain seuil, l’outil, de serviteur, devient despote »... Au-delà de ce seuil, « les forces mécaniques corrompent le corps social » et « l’écocrate prend la relève du technocrate ». Il enjoint de bâtir une société conviviale où « l’acte personnel retrouve une valeur plus grande que la fabrication des choses et la manipulation des êtres ».
Murray Bookchin (1921-2006), ancien ouvrier fondeur devenu enseignant en écologie sociale, s’opposait au tout chimique qui détruit la santé comme les sols ainsi qu’à l’écologie politicienne qui légitime « le pouvoir d’Etat aux dépens du pouvoir populaire ». S’il passe pour « l’une des grande voix de l’anarchisme social », il a opté pour le « communalisme ». Dès 1969, il mettait en garde contre l’inaction : « Les solutions seront à la mesure du problème, ou alors la nature prendra sur l’humanité une terrible vengeance ».
Patrick Chastenet a bien connu trois des chercheurs de vérité qu’il présente (Ellul, Charbonneau, Illich). Aussi fait-il oeuvre tant d’amitié que de rigueur universitaire pour enraciner leur pensée dans une authentique quête de liberté. La constitution d'un véritable savoir voire d'une "science" sur la nature, le vivant et leur préservation ne passe-t-elle pas par la renonciation à toute forme de domination ?
Patrick Chastenet, Les racines libertaires de l’écologie politique, l’échappée, 240 pages, 20 euros
Jacques Ellul, Sans feu ni lieu – Signification biblique de la Grande Ville, La Table ronde, 410 pages, 10,50 euros Jacques Ellul, L’Espérance oubliée, 398 pages, 10,50 euros
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