Les souffrances au travail : « SOS cadres et sociétés en détresse »
Il y a quelques jours, est apparue, via les médias, la nouvelle marotte du gouvernement en matière de communication et de stratégie de manipulation de l’opinion publique : le stress au travail ! Pendant que les parfaits soldats de Sarkozy mènent à bien leur mission de précarisation et de flexibilisation des salariés, le ministre du Travail s’est vu remettre un rapport réalisé par des psychiatres comportementalistes venant du privé. La technique est rompue et s’appuie sur la superficialité des journalistes : on montre que l’on s’empare d’un problème dit de « santé publique » pour en fait renforcer de manière insidieuse la logique hyper-aliénante et infantilisante du management en entreprises.
Il faudrait quand même qu’un jour, ce qu’on appelle un journaliste, c’est-à-dire un corrélat des élites dirigeantes, ait l’idée de génie de poser quelques questions très simples à un membre fameux du gouvernement : Lagarde, Bertrand... Sarkozy lui-même ou bien Dati, pour qu’on rigole un peu. Imaginer Arlette Chabot, J.-M. Aphatie, Alain Duhamel ou Laurence Ferrari soudainement frappés par un éclair d’honnêteté intellectuelle et de compétence journalistique, demander à l’un de ces dignitaires de l’Etat : « quelle est votre vision de la modernité et, selon vous, en quoi consiste le progrès ? ». On rigolerait, un peu, on serait affligé, beaucoup. On connaît la faculté de ceux-là à assimiler la modernité et le progrès à la croissance économique, à l’utilitarisme et au profit, c’est-à-dire à mettre en avant les pires leçons de la modernité, dans une version dévoyée et strictement instrumentale (le proverbe « la fin justifie les moyens » s’applique à cette définition aporétique de la modernité) et la propension de ceux-ci à ne jamais interroger leur idéologie, mais il serait intéressant d’observer comment ils pourraient justifier publiquement ce qu’affirmait encore Laurence Parisot en se plaignant, il y a quelques temps, « en France la modernité s’arrête là où le droit du travail commence ». Mais pour ne pas avoir à s’expliquer réellement, ils trouvent des subterfuges médiatiques et, bien évidemment, les journalistes sont formés pour leur servir de complices. En ce qui concerne les ravages engendrés par les techniques totalitaires des super-managers des entreprises ultra-compétitives, ils nous font expliquer que le problème de l’individu stressé est le fait de ne plus être assez performant et donc de se sentir inutile. C’est sans doute vrai pour les cas de salariés les plus formatés, les plus « logiciellisés », c’est-à-dire ceux qui revendiquent eux-mêmes leur propre malléabilité et vivent la compétitivité comme une morale, mais cette réponse élude en revanche toutes les responsabilités managériales sur la santé mentale des employés et, surtout, le doute sur les fins du travail, qui peut venir s’immiscer dans les consciences pourtant préfigurées en vu de la course au profit.
Premièrement, il faut séparer l’exploitation de l’ouvrier à celle du cadre. Autrement dit, il faut séparer la stricte exploitation de la force de travail d’un individu qui a conscience d’être précarisé et utilisé comme un outil, mais qui n’a pas d’autre choix que de remplir sa fonction, de l’aliénation totale du cadre qui est dans l’obligation de croire en ce qu’il fait pour supporter sa tâche. L’ouvrier visse des boulons ou remplit des boîtes pour tout juste parvenir à se nourrir et se loger (et encore !), le cadre, lui, remplit une mission morale, structurante, et gagne ainsi son confort supplémentaire et un champ de consommation élargi (il peut devenir propriétaire, avoir un 4x4 et aller dans un des nouveaux parcs à touriste de la côte marocaine et se dire "ça se développe vraiment vite ici maintenant"). Sa détresse ou son cynisme dépendent donc en dernier lieu de son niveau de conscience. Il y a les convaincus, les fidèles, ceux qui peuvent éventuellement souffrir parce qu’ils ne sont plus assez performants. Il y a ceux qui réalisent que leur fonction demande une sérieuse compromission morale, sont harcelés par leurs supérieurs et rentrent en crise personnelle, devant payer tous les crédits du foyer. Puis, il y a les cyniques, ceux qui ont bien compris la barbarie de leur boulot, mais qui prennent plaisir à en tirer un avantage personnel.
Prenons un exemple précis, un peu radical certes, mais contemporain et symbolique. Un cadre du marketing ethnique ! Il est très grassement payé par une grande entreprise agroalimentaire. On lui demande de travailler sur la conversion au capitalisme de tribus de pêcheurs des côtes africaines. Il doit, avec l’appui des gouvernements locaux, donc des élites formées en Occident, plus ou moins obliger les pêcheurs traditionnels qui vendent une fois par an leur pêche, de pêcher le plus possible avec des moyens plus modernes pour vendre plus et dégager des profits (c’est ce que fait Monsanto avec les paysans du monde entier). Il est payé pour exporter le développement économique tel que l’Occident le conçoit. C’est un agent de la mondialisation. Dans le premier cas, celui du cadre dont la conscience est totalement acquise à la doctrine utilitariste, sa mission colonisatrice est pour lui parfaitement morale et il n’a rien à dire sur les conséquences de ce qu’il fait (traditions brisées, surpêche, plus de poisson, plus de ressources, misère). Quand son patron estimera qu’il n’est pas assez efficace il connaîtra le stress et prendra du Prozac et de l’Exomil. Deuxième cas : au bout de plusieurs années passées à répandre la passion du profit, le cadre se dit que ce qu’il fait n’est pas nécessairement la mise en acte d’une morale universelle et que même si on ne peut rien faire contre la mondialisation, le cadre se demande si l’uniformisation du monde sur la base de la consommation et du profit est une si bonne chose que ça. Il arrêtera peut-être et décidera de faire autre chose, mais, la plupart du temps, il continue et se gave de Prozac ou de l’Exomil pour supporter les impératifs de ses managers supérieurs. Puis le troisième : il parcourt le monde avec la conscience d’œuvrer pour le profit de quelques patrons et actionnaires, dans le plus grand mépris colonialiste des cultures traditionnelles. Il vit à pleine vitesse, aime le luxe, l’argent et s’oublie grâce à la cocaïne. Dans ce dernier cas, il n’y pas de souffrances, il n’y a que de la décadence bourgeoise. Ce que Flaubert aurait appelé « le règne des philistins ».
Le gouvernement, forcément, ne s’intéresse qu’au premier cas. A celui-là, il va pouvoir concocter de nouvelles séances de dressage avec l’aide des médecins comportementalistes et des managers nouvelle génération. Le deuxième cas ne l’intéresse pas et c’est pourtant le plus significatif. Ce sont les cadres du deuxième cas qui ont le plus recours aux psychotropes, aux HP et qui souffrent le plus. Même s’ils ne sont pas totalement conscients de l’origine de leur mal-être, ils ressentent leur activité comme une aliénation terrible et la pression de la hiérarchie peut les plonger dans une crise existentielle très profonde. Dans Libération du 18 mars, les témoignages des internautes sont sans détours : « Ils s’abritent de votre ignorance de vos droits et de vos possibilités de réaction qu’ils savent avec adresse rendre inexistantes » (Bernadette), « Un terme existe qui reflète bien le mépris des salariés : variable d’ajustement. Voilà ce que sont devenus les salariés au nom de la veille concurrentielle ». Au sujet du rapport officiel : « Ce qu’on nous prépare ce sont de bonnes séances de dressage pour aider le soldat de la guerre économique à ne pas péter les plombs », « Le choix du ministère est fait, et l’orientation du traitement de la souffrance au travail se fera sur la base des thérapies comportementalistes. Nous aurons tous des formations en techniques de communication utilisées dans les métiers de l’accompagnement des personnes et par les commerciaux » (Poolpitola).
Bien sûr, tout cela marche sur la peur. La peur du chômage, de l’endettement... qui paralysent les gens dans des situations invivables. Le gouvernement excelle dans l’art de manier cette peur, c’est pour cela qu’il peut se permettre d’éluder le fond du problème. La question sociale n’existe pas pour lui. La question morale non plus. D’ailleurs ce problème n’est pas le sien, puisque Sarkozy se vante régulièrement de diriger la France comme une entreprise et de n’avoir rien à faire de la philosophie. Il offre lui-même l’image du manager obsédé par le profit et la considération paternelle des patrons, avec en guise d’employés en souffrance, des millions de précarisés et des milliers de cadres d’entreprises écoeurés par leur boulot et la pression qu’ils subissent.
D’un côté, on a donc la souffrance au travail. Cette souffrance pose à la fois la question du harcèlement, de la précarisation, de la flexibilisation et du « mal-être existentiel », qui sont deux faces bien différentes de la souffrance. Mais, de l’autre côté, on a le problème de tous ceux qui ne se posent pas de questions, les bons soldats de la guerre économique. Ils sont le résultat du système scolaire entier qui isole, dès le plus jeune âge, les éléments qui sauront être efficaces sans chercher à comprendre le fondement de leurs actes. Plus on a de David Martinon et mieux on fait marcher le système ! Ce sont ceux qui réussissent et pour qui l’idée de réussite est conçue. Pour ceux d’entre eux qui se réveillent et se demandent un jour pourquoi ils passent leurs vies à spéculer sur un écran, à harceler des êtres humains au nom de la rentabilité et du profit, à pousser à la consommation de n’importe quoi ou à participer indirectement à la destruction de l’environnement, le virage est souvent délicat.
A travers eux, c’est la question fondamentale de nos projets de sociétés qui est posée et celle-ci entraîne la question de la mondialisation. Allons-nous continuer à nous abriter derrière des arguments typiquement attaliens du type « La chine et l’Inde se développent donc il faut soutenir la concurrence en consommant le plus possible », pour ne pas regarder en face les perspectives désastreuses qui se profilent et se réaliseront dès lors que la planète entière consommera comme les Américains (il faudra 5 planètes pour couvrir les ressources de la population mondiale quand elle sera totalement uniformisée par le modèle occidental de la croissance !). Autre célèbre argument : « les autres aussi ont droit au progrès, on ne peut pas leur interdire, il y a la misère là-bas ». Maintenant que nous leur en avons imposé l’idée (comme Sarkozy l’a encore fait il y a quelques mois à Dakar dans un célèbre discours traduisant l’ethnocentrisme le plus basique, prenant notre notion d’histoire pour la norme universelle), il est en effet délicat de leur barrer la route de la consommation. C’est la course bête et méchante au profit qui doit être traitée par le biais des souffrances au travail. C’est donc la grande question de civilisation qui se manifeste par ce grand malaise. Sarkozy, qui n’a en tête que la guerre économique, ne saura que précariser toujours plus, encourager les pires techniques de management, et favoriser la sélection scolaire des individus qui seront chargés d’exécuter les stratégies guerrières. Avec lui, ses quidams et autres laquais, nous courrons vers toujours plus de souffrances et toujours moins de progrès social et moral. Ils représentent ce qu’Horkheimer et Adorno avaient appelé la dialectique de la raison, à savoir l’assimilation de la rationalité instrumentale au progrès tout en méprisant les responsabilités qui naissent de la raison. C’est pourquoi Sarkozy reste l’incarnation de la modernité dans ce qu’elle a donné de pire.
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