Lettre ouverte à l’être humain, par Percy Kemp
Je remercie Percy Kemp*, écrivain et consultant en relations internationales de m’avoir autorisée à reproduire pour AgoraVox la version initiale de son texte paru en version courte dans Le Figaro du 18 août 2006 sous le titre « Au Proche-Orient, les idées sont homicides ».

Je confesse d’emblée être moins bouleversé par les images de mort, de souffrance et de destruction, qui nous viennent du Liban en guerre, que je ne le suis par le discours qui tourne autour de cet énième conflit mettant aux prises Israël et l’un de ses voisins.
Serait-ce parce qu’à dix-sept ans j’avais déjà vu des hommes mourir de mort violente à côté de moi ? Auquel cas je serais comme ce Spartiate qu’on invitait à aller entendre quelqu’un qui imitait le rossignol. « Pourquoi faire, répondit-il laconiquement. J’ai entendu le rossignol lui-même. » Ce n’est pourtant pas cela qui fait que les images de guerre ne me choquent pas vraiment, pas plus que ce n’est cela qui fait que le discours autour de la guerre me choque tant. Si le discours me choque ainsi par-dessus tout, par-dessus même la guerre, c’est parce qu’il est premier.
Je m’explique. Ceux qui, comme moi, écrivent et publient aujourd’hui des articles, des éditoriaux et des chroniques autour de la guerre au Liban, se partageant plus ou moins équitablement entre défenseurs d’Israël et défenseurs des Libanais, partisans de la guerre contre le terrorisme et partisans de la paix, estiment que leur discours vient en réaction au conflit et à la violence, alors qu’en réalité il en est la cause.
Mais qu’est-ce qui m’autorise à dire que le discours est ici premier, et que la violence, que nous considérons un peu trop hâtivement comme étant une cause, n’est qu’un effet ? Ce qui m’y autorise, c’est la constatation que j’ai faite, que le conflit du Proche-Orient, dans tous ses avatars, n’a jamais été un conflit pour la seule survie, ou uniquement un conflit pour l’appropriation de terres, d’artères ou de richesses, mais qu’il a avant tout et surtout été un conflit d’idées.
Nul besoin d’être sorcier pour se rendre compte que l’intensité de la violence au Proche-Orient est inversement proportionnelle à l’importance géostratégique et économique de cette région. La Méditerranée orientale, où Arabes et Israéliens s’affrontent à mort depuis des décennies, n’a pas de pétrole, peu ou prou de flux énergétiques et financiers y transitent, et elle est traversée par trop peu d’artères vitales, si l’on excepte le canal de Suez—lequel n’importe que pour l’Europe qui, elle, n’importe plus. Pour tout dire, la Méditerranée orientale est un grenier à blé vide, un sous-sol bien plus archéologique que minéralogique, et un vrai cul-de-sac géopolitique.
Et pourtant, cette même Méditerranée orientale est la scène d’un conflit sanglant et permanent. Or, si la violence y fait ainsi rage en dépit de l’absence d’enjeux économiques ou géostratégiques majeurs, c’est parce que cette région pauvre en ressources minérales et en artères vitales est en revanche riche en idées. « Berceau des civilisations », « lieu de naissance des grandes religions monothéistes », le Proche-Orient est émotionnellement chargé, et, depuis la première destruction du temple de Salomon jusqu’à nos jours en passant par la conquête romaine, l’expansion musulmane, les croisades, la création de l’Etat d’Israël, celle de l’Olp palestinienne et celle du Hezbollah libanais, cette charge émotionnelle intense s’est cristallisée autour d’idées, qui se sont à leur tour muées en agencements guerriers.
Ne nous y trompons pas. L’Etat d’Israël ne fut pas créé par le colonialisme et l’impérialisme en vue d’affaiblir les Arabes, les diviser, et mieux s’approprier ainsi leur or noir. L’Etat d’Israël fut créé autour de l’idée du retour du peuple juif dans sa Terre promise. L’Olp de Yasser Arafat ne fut pas créée pour servir les ambitions de l’Union soviétique et du camp socialiste. Elle fut créée autour de l’idée de l’awda, pendant palestinien de la loi du Retour des juifs. La conquête israélienne de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie en juin 1967 ne répondait pas à une exigence d’espace vital sécuritaire. Elle répondait à l’idée biblique d’un Grand Israël historique, Eretz Israel. Le Hamas palestinien et le Hezbollah libanais ne sont pas là pour servir les intérêts géostratégiques de l’Iran et de la Syrie. Le Hamas et le Hezbollah existent parce qu’on croit devoir combattre une idée par une autre idée.
Il y a plus d’un demi-siècle, Krishnamurti faisait déjà remarquer que les conflits contemporains avaient ceci de différent des conflits anciens, qu’ils portent moins sur les richesses et les biens que sur les idées, et qu’ils concernent moins l’exploitation des ressources ou l’exploitation des hommes que l’exploitation des idées. A partir du siècle dernier, nous sommes essentiellement partis en guerre et nous avons tué pour des idées : idée d’un Reich millénaire et d’une race aryenne pure chez les nazis, idée d’une société égalitaire chez les communistes, idée d’une société libre chez les chantres du libre marché, idée de l’homme nouveau chez Mao comme chez les Khmers rouges, idée d’un Paradis assuré chez les islamistes, idée d’un Grand Israël chez les sionistes, idée d’une lutte entre le bien et le mal chez les dirigeants américains d’aujourd’hui. Après le temps des mercenaires, des pirates et des corsaires, le temps était venu des commissaires politiques, des croisés, des intellectuels, des djihadistes, des moines soldats. Temps, non plus, de l’occasion qui fait le larron, mais de l’idéation qui fait l’extermination. Extermination, car les idées ont ceci des différent, par rapport au profit, par exemple, ou aux conquêtes territoriales, qu’elles ne sont pas négociables. Et, n’étant pas négociables, elles transforment l’ennemi politique (hostis, disait Carl Schmitt) en ennemi personnel irréductible (inimicus). La guerre, épreuve rationnelle de force, se mue alors une épreuve psychologique de volonté qui ne peut se terminer que par l’annihilation de l’un ou l’autre des protagonistes.
J’aimerais tant croire que les troupes américaines sont en Irak pour le pétrole. J’aimerais le croire, car cela me donnerait quelque raison d’espérer que cette folie meurtrière pourrait un jour s’arrêter. Mais le fait est que les Américains ne sont pas en Irak pour le pétrole. Ils y sont pour l’idée qu’ils se font d’un Nouveau Moyen-Orient. J’aimerais tant croire que les Hezbollahis libanais lancent leurs attaques contre Israël pour libérer un coin de terre de quarante petits kilomètres carrés dont personne n’a jamais entendu parler, mais le fait est qu’ils attaquent Israël pour l’idée qu’ils ont du martyre et du Paradis. J’aimerais tant croire qu’Israël s’est lancé dans cette nouvelle aventure militaire au Liban pour s’assurer d’un quote-part des eaux du Litani, mais le fait est qu’Israël est au Liban pour l’idée qu’il se fait de sa sécurité, de même qu’il y multiplie aujourd’hui les opérations clandestines et les coups d’éclat sanglants afin de défendre l’idée qu’il a de l’invincibilité de son armée. Non pas, j’y insiste, pour défendre l’invincibilité de son armée (car il est déjà trop tard pour cela, le Hezbollah en a fait son affaire), mais pour préserver, contre vents et marées, l’idée même d’une telle invincibilité.
A ceux qui m’objecteraient que si certaines idées, telle la volonté de puissance, sont néfastes, d’autres, comme la recherche de la paix, de la liberté, de la justice ou de la sécurité, sont bonnes, je répondrais que toute idée, si louable soit-elle, qui nécessiterait l’usage de la violence et de la coercition, voire toute idée qui userait de la persuasion plutôt que de la conviction (au sens kantien de ces termes-là), est nécessairement néfaste. Quelle paix peut-on en effet espérer, quand on fait la guerre pour l’avoir ? Quel genre de liberté a-t-on, lorsqu’on empiète sur celle de son voisin ? Quelle justice obtient-on, lorsqu’on répond à une injustice par une autre injustice ? Quelle sécurité s’assure-t-on, lorsqu’on alimente la peur chez nos propres concitoyens ?
En réalité, la recherche de la paix n’est pas la paix, pas plus que la recherche de la sécurité n’est la sécurité, la recherche de la liberté la liberté, ou la recherche de la justice la justice. Ce ne sont là que des idées : l’idée qu’on se fait de la paix, de la sécurité, de la liberté ou de la justice. Et en tant qu’idées, elles sont néfastes. Car elles nient l’existant, sacrifient le vivant au virtuel, et suscitent en notre for un conflit entre le réel et l’idéel.
J’ai eu l’occasion de discuter récemment avec un ancien prisonnier politique qui venait de passer onze ans en prison et qui m’expliquait que les premières années avaient été les plus dures, pris qu’il avait été dans un conflit interne entre la réalité de sa détention et l’idéalité de sa libération. Ce n’est qu’au bout de sa sixième année, lorsqu’il eut enfin accepté l’existant (la réalité de sa détention) sans plus se soucier de l’idéel (de l’idée de sa libération), qu’il s’était senti libre. Les murs de sa prison n’avaient plus prise sur lui.
Et ce qui vaut pour les individus vaut pour les sociétés, qui ne sont que la somme de ceux qui les composent. Prenons Israël. Ce pays avait nié en 1967 l’existant de 1948 au profit de l’idéel d’un Grand Israël. Il avait alors annexé de nouveaux territoires arabes et provoqué ce faisant un déséquilibre démographique qui l’avait grandement desservi. Il avait ensuite eu l’idée d’encourager une immigration juive massive. Mais ce fut tomber de Charybde en Scylla, puisqu’il provoqua ainsi un nouveau déséquilibre, bien plus grave celui-ci, entre les premiers habitants et les nouveaux arrivants, qui aura changé à tout jamais le profil culturel du pays, sa classe politique, et même son armée et ses services de renseignement. Voilà où on en arrive lorsqu’on sacrifie systématiquement l’existant à l’idée.
Est-ce à dire que pour Israël et ses voisins arabes, la paix et la sécurité seraient impossibles ? Bien au contraire. Car si l’idée de la paix n’est pas la paix, et si l’idée de la sécurité n’est pas la sécurité, c’est en abandonnant l’idée qu’on trouvera la paix et la sécurité. Pour Israël, cela nécessiterait l’abandon de l’idée d’un Grand Israël et de Jérusalem capitale éternelle, et la substitution du droit du sol au droit du sang. Pour les voisins arabes et musulmans d’Israël, cela se traduirait par l’abandon de l’idée d’un refoulement des juifs à la mer, d’une Jérusalem islamique, et d’une Palestine qui, étrangement, appartiendrait à la oumma musulmane avant même d’appartenir à ses occupants, fussent-ils palestiniens. A défaut de quoi, les idées continuant de se heurter aux idées, créant ainsi un clivage encore plus grand avec la réalité, le cycle de la violence ne pourra qu’empirer.
Tant que les Israéliens, et par-delà eux les juifs, estimeront qu’ils ont droit à cette terre parce qu’elle leur fut promise par le Très-Haut, ou parce qu’elle abrite le temple de Salomon, ou parce que leurs grands-parents sont morts dans les camps d’extermination, ou parce qu’ils ont l’armée la plus puissante de la région, il ne saurait y avoir ni paix ni sécurité. Tant que les Arabes, et par-delà eux les musulmans, estimeront qu’ils ont droit à cette même terre parce que leurs grands-parents y étaient et qu’ils en ont été spoliés, ou parce qu’elle abrite une très sainte mosquée, ou parce que l’armée israélienne vient d’être mise en échec par le Hezbollah libanais, il ne saurait y avoir ni paix ni sécurité. Paix et sécurité ne sauraient être possibles entre des Arabes et des Israéliens, des juifs et de musulmans, identités idéelles. Paix et sécurité ne sont possibles qu’entre êtres humains et entre voisins, identités réelles.
C’est dire si les idées sont pernicieuses. Il fut un temps où les hommes tuaient pour manger ou pour ne pas être tués. Il fut aussi un temps où les hommes chapardaient parce qu’ils avaient faim. Puis les idées firent leur apparition. Puis on les exploita. Puis elles s’imposèrent. A présent, ceux qui ont faim, comme en Afrique, ne volent plus pour manger mais se contentent de tendre la main. A présent, ceux qui sont menacés dans leur survie, comme au Liban, ne tuent plus pour se défendre mais implorent la pitié de l’Onu et de son Conseil de sécurité. Quant à ceux qui tuent et accaparent tout aujourd’hui, ce sont ceux-là même qui mangent tous les jours à leur faim, et qui dégurgitent des idées.
Non je n’ai aucune honte à avouer être plus choqué par le discours qui tourne autour de la guerre, que par la guerre elle-même. Car le discours, qu’il émane de politiciens, d’intellectuels, de journalistes ou de l’homme de la rue, est toujours premier. Même lorsqu’il se veut pacifiste, il fonde la guerre et la reconduit. Je dis bien pacifiste, et non pacifique, car seul l’être humain, par son action de chaque jour et son attitude de chaque instant à l’égard de son prochain, peut être pacifique, alors qu’un discours, parce ce qu’il est idéel, ne peut être que pacifiste.
Je suis conscient de ce paradoxe qui fait que j’avance là une idée pour en finir avec toutes les idées. Je ne chercherai pas à m’en sortir par une boutade, en disant, par exemple, que le paradoxe a de tout temps fait avancer la vérité. Je dirai plutôt que le paradoxe n’est qu’apparent, et qu’il peut être dépassé si tant est qu’on le reçoive, non pas comme une machine à produire de nouvelles idées (pour ou contre), mais comme une évidence. Ne pas y réfléchir, donc, mais agir. Agir dès à présent, notamment sur soi, tant il est clair qu’on ne résoudra les conflits qui nous opposent les uns aux autres qu’une fois qu’on aura résolu ce conflit-là, entre le réel et l’idéel, qu’on porte en soi.
*Percy Kemp est l’auteur de : Et le coucou, dans l’arbre, se rit de l’époux ; Le Muezzin de Kit Kat ; Le système Boone ; Musc et Moore le Maure, aux éditions Albin Michel.
Ses articles récents dans la presse française et étrangère :
- Une version courte de ce texte est parue dans Le Figaro (18 août 2006) sous le titre « Au Proche-Orient, les idées sont homicides » http://www.lefigaro.fr/debats/20060818.FIG000000062_au_proche_orient_les_idees_sont_homicides.html
- « Israel’s Pyrrhus Syndrome » dans le Wall Street Journal (1er août 2006)
- « L’inversion des discours. L’opposition entre rhétorique occidentale et dialectique orientale est au coeur du conflit entre Israël et le Hezbollah » dans Libération (21/07/06)
http://www.liberation.fr/opinions/rebonds/194593.FR.php
Ses interviews sur AgoraVox :
- « La guerre contre le terrorisme, ou l’Iliade revisitée » (juillet 2005) http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=1482
- « De la démocratie libérale à la démocratie populiste » (mai 2005) http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=680 »
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