Peut-être un milliard de personnes seront infectées par le coronavirus : est-ce inquiétant et que faut-il faire ?
Cette crise du coronavirus paraît de plus en plus étrange et même irrationnelle. Comme si le monde s’était dédoublé en deux moitiés. D’un côté un monde où vivent les gens de la « vraie vie » et de l’autre un univers de personnages apparaissant dans les écrans, jouant un étrange scénario catastrophe que nul ne comprend, comme si nous assistions par écrans interposés à une série télévisée dont les plans séquences s’écrivent de jour en jour et dont les acteurs et figurants ne sont pas payés pour jouer un rôle dans une fiction télévisée mais appartiennent au monde réel. Derrière nos écrans nous croyons être informés mais au final, un esprit clairvoyant aura l’impression de regarder une série de téléréalité diffusée 24 heures sur 24. Il est pratiquement impossible de comprendre ce qui se passe. Ce qui ne signifie pas qu’il faille y renoncer.
1) Trouver les bons chiffres. A moins d’arrêter toute forme de vie sociale et économique, le coronavirus poursuivra sa course en 2020. La saison printanière puis estivale ne stoppera pas le virus. Pour mémoire, la crise du SRAS de 2003 a couru de mars à juillet. Combien de personnes pourraient-elles être infectées ? Le 17 février, on pouvait lire que l’épidémiologiste Gabriel Leung, président du département de médecine de santé publique à l’Université de Hong Kong, estimait à 60 % la part de population mondiale pouvant être contaminée par le SARS-CoV-2. Le professeur Leung est considéré comme l’un des experts mondiaux des épidémies de coronavirus précisait The Guardian. Il fut un acteur majeur lors l’épidémie de SRAS en 2002-2003. Leung estimait ainsi que les mesures de confinement sont essentielles et que la quarantaine des patients devait être assortie d’un test tous les deux jours. Ce chiffre est-il le fait d’une déformation professionnelle et d’un biais cognitif ? Ou pour le dire autrement, ce médecin avait-il en tête les mesures à prendre et ajusté la communication d’un chiffre adapté à cet objectif ? C’est possible. Toujours est-il que ce taux de 60% est parfois relayé dans les médias.
Aurait-on une estimation plus sérieuse ? Oui, avec le cas du Diamond Princess, ce navire de croisière resté coincé au large du Japon suite à la détection d’un premier cas suspect le premier février 2020. Les passagers du navire ont joué à leur corps défendant les cobayes en étant placés en quarantaine. Pendant la première quinzaine de février les symptômes de la maladie s’étendent avec une augmentation quotidienne des détections. Au final, quelque 500 personnes auraient été détectées positives par les autorités japonaises. Ce qui nous fait un taux de 15 %. Un chiffre à moduler car entaché de biais mais qui offre un ordre de grandeur pour la capacité de ce virus à contaminer les personnes. Faites une règle de trois et vous avez le résultat, un milliard de personnes infectées dans le monde. Ce chiffre d’un milliard est plausible en admettant que chaque hôte potentiel puisse le rencontrer sur son passage ce qui peut prendre un certain temps, quelques mois ou quelques années. La cinétique des infections est calquée sur une cinétique chimique. Lorsque tous les réactifs sont épuisés, la réaction s’arrête. La différence étant que la réaction virale fait intervenir plusieurs facteurs, les mesures de confinement, les pratiques hygiéniques, la circulation des personnes et la capacité des patients à se défendre sans oublier la possibilité de voir la virulence s’atténuer à la faveur de mutations favorables (ou l’inverse).
2) Les bons chiffres de gravité et de létalité. Un milliard de contaminés mais combien de morts ? Le nombre de décès inquiète en premier lieu les populations. Pour les systèmes de santé, le chiffre qui importe est le nombre de cas graves, nécessitant une prise en charge, une hospitalisation et s’il y a lieu, des soins en réanimation. Le nombre de lits en hôpitaux est limité. Le système de santé ne peut pas accueillir une surcharge pouvant être conséquente si le taux de gravité est de l’ordre de quelques pour cents. Actuellement, aucun chiffre n’est disponible puisque seul les décès et les patients pris en charge sont comptabilisés et comparé au nombre de patients viropositifs.
En terme de décès, un taux de létalité de 3.5 comme suggéré par l’OMS aboutirait à 35 millions de morts (comparable à la grippe espagnole de 1918) alors qu’un taux de l’ordre de 0.1 correspondrait à un million de décès, comparable aux chiffres de la grippe. Au stade où en sont les données diffusées cette première semaine de mars, la létalité est en dessous de 3, avec des inconnues et des différences d’un pays à l’autre. Cette létalité se dessine autour de 0.5 selon les études menées par les Coréens en multipliant les dépistages pour avoir une photographie statistique de l’étendue des infections. Pour les systèmes de soins, le chiffre important est le taux de gravité, ce qui explique que le directeur de la santé Salomon annonce le nombre de décès mais aussi celui des cas jugés « graves ». En Italie, quelques hôpitaux sont obligés de trier entre les patients qui ont un pronostic « jouable » et ceux qui en « très mauvais état » et pratiquement « condamnés », ne passeront pas dans la case réanimation.
Les autorités ne disposent pas de chiffres significatifs. Ce n’est pas comme le soir d’une élection. Les chiffres donnés à 20 heures s’affinent et ne varient que peu dans la soirée. Pour ce virus qui émerge sans prévenir et affecte diversement les populations, les estimations du taux de gravité peuvent varier du simple au décuple. En revanche, l’évolution du nombre de patients pris en charge s’affine au fur et à mesure que l’épidémie progresse. Ce 9 mars sur le site Atlantico, le spécialiste des systèmes de soins Jean de Kervasdoue déclarait que « les cas de détresse respiratoire causés par le coronavirus nouveau conduisent inévitablement les patients en salle de réanimation ». Précisant par ailleurs « qu’en France, il y a 4500 lits disponibles dans les hôpitaux publics, auxquels s’ajoutent 500 lits dans le privé. À l’heure actuelle, 54 lits sont occupés dans le privé et 258 dans les hôpitaux publics. » Et pour finir une anticipation inquiétante sur l’évolution de la situation car « pour l’instant nous pouvons faire face à une augmentation du nombre de cas. En revanche, cela peut commencer si on dépasse 1000 personnes en services de réanimation. Cela sera le cas si on atteint 20 000 à 30 000 porteurs de virus. Et à mes yeux, c’est un scénario hautement probable auquel il faut se préparer dès aujourd’hui. »
Dans ce même article paru sur Atlantico, Stéphane Gayet ne se montre guère plus rassurant : Si la répartition décrivant 80 % de formes bénignes, 15 % de formes nécessitant une hospitalisation et 5 % de formes graves se vérifiait en France, la prise en charge de ces 5 % serait plus que scabreuse. Concernant les 15 %, dans la mesure où il n’existe à ce jour aucun traitement curatif, on sera sûrement amené à récuser l’indication de l’hospitalisation pour un grand nombre »
3a) Les bons calculs. D’après la règle de trois effectuée sur la base du Diamond Princess, quelque 10 millions de Français devraient un jour ou l’autre héberger le virus. La stratégie du système de soins repose sur deux éléments. Le taux de gravité, que l’on ne connaît pas, et la cinétique de l’épidémie, dont une évaluation est possible avec les tests viraux et les données cliniques. Ce qui compte n’est pas le nombre final de patients gravement atteints. Tout dépend de la vitesse de propagation et bien évidemment du taux de gravité. Faisons un calcul quelque peu idiot. Avec 10 millions de Français potentiellement affectés et un taux de gravité de 20% comme indiqué ci-dessus par Gayet, cela nous ferait quelque 2 millions de patients en soins hospitaliers. Si l’épidémie se propage en 3 mois, ce qui est plausible d’après les épidémiologistes, cela fait un afflux de 20 000 patients par jour en moyenne. Ce qui, pour le dire avec un euphémisme, n’est pas jouable en termes de gestion sanitaire et de prise en charge. En revanche, si le taux de gravité réel est dix fois inférieur, soit 2 %, cela ferait un afflux de 2000 patients en moyenne ce qui est jouable en gérant de manière « très serrée » les prises en charge. Et quelque 1000 patients si seulement une personne infectée sur cent nécessite des soins hospitaliers. Et encore cette incertitude sur le taux de prévalence du coronavirus qui s’il était élevé ferait baisser considérablement le taux de gravité.
3b) Comment placer le curseur ? Interviewé par France TV, l’épidémiologue François Bricaire livre un avis critique contrastant avec les annonces inquiétantes diffusées sur les chaînes d’info : « Le curseur est difficile à positionner. Je crois que notre gouvernement fait au mieux pour essayer de gérer une situation où, d’un point de vue international, on a un certain nombre d'éléments qui conduisent à pousser vers des actions supplémentaires. C’est vrai que l’Italie n’a pas tout à fait le même mode de réactivité, la même organisation du système de santé. Elle a peut-être été débordée. Finalement, ils peuvent prendre des mesures de quarantaine supplémentaires, je ne suis pas sûr que ça va changer énormément l'évolution du phénomène épidémique. Ça va peut-être le retarder un peu, l’atténuer quantitativement peut-être. Mais le phénomène épidémique est là (…) À mon sens, il ne faut pas gêner l'ensemble des activités et empêcher la société de fonctionner correctement »
François Bricaire ajoute alors, non sans préciser qu’il parle en tant que citoyen : « Si le coronavirus était un coronavirus déjà connu antérieurement, si on le voyait circuler chaque année, sans doute ne prendrions-nous pas autant de mesures et autant de précautions. Donc, le fait que ce coronavirus soit un coronavirus émergeant jusqu’ici inconnu, et le fait que la Chine a décidé de prendre des mesures drastiques, ça a donné un exemple qui pousse l’ensemble de la communauté internationale à suivre un peu vers des mesures fortes. Gardons notre sang froid, c'est la meilleure façon de réagir de toute façon vis à vis d'un phénomène épidémique, et surtout ne nous inquiétons pas au-delà de ce qui est raisonnable ».
Bricaire a certainement compris quelques ressorts de cette crise non seulement sanitaire mais aussi et surtout psycho-politique. C’est la nouveauté du virus qui a engendré cette réaction. Au final, c’est exactement ce qui s’est passé lors de la pandémie H1N1 que j’ai eu l’occasion de suivre. Le virus H1N1 de la grippe isolé sur le patient zéro à Mexico s’est révélé nouveau, issu d’un réassortiment de séquences entre trois souches, porcine, aviaire, humaine.
4) Que faire alors ? Il est évident qu’un observateur réfléchissant depuis son coin de France n’aura pas la même appréciation qu’un acteur placé au centre des décisions gouvernementales et sanitaires. Ce qui n’empêche pas de raisonner. Et de penser qu’avec le réservoir de personnes pouvant attraper le virus ainsi que la dynamique de propagation, l’épidémie risque de se poursuivre avec une vitesse conséquente pendant quelques mois. Les décisions ne reposent pas uniquement sur le curseur sanitaire. Elles engagent une orientation dans les choix de société. Les mesures du stade 3 ne sont efficaces que si elles sont reconduites jusqu’à l’été à moins que le virus ne se montre moins menaçant que prévu. On ne peut pas bloquer un pays pendant trois mois ou si mais alors cette décision aurait des conséquences gravissimes, surtout si toutes les nations font de même. Peut-être faut-il assumer une part de risque et assumer aussi la possibilité de ne pas pratiquer un acharnement thérapeutique sur des patients qui, avec ou sans virus, sont condamnés à une issue fatale. C’est difficile de parler en ces termes. La mort est encore un sujet recélant son cortège de tabous mais elle refait surface à l’occasion de cette crise sanitaire devenue sociale, politique et sans doute signant la marque d’une civilisation en fin de course.
L’hypothèse d’une levée des mesures contraignantes n’est pas encore d’actualité ni plausible au vu de l’esprit régnant dans le pays. J’espère juste avoir expliqué que cette hypothèse tient la route. J’espère aussi vous avoir convaincu que les décisions administratives prises par les gouvernants ne sont pas automatiques. On peut modifier le curseur mais aussi effectuer des choix.
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