Procès d’un « méchant libéral » par Méchant Réac !® – 3ème Episode
J’arrivais ce matin soucieux au tribunal. La journée se promettait d’être longue. Les thèmes abordés pouvaient se révéler sensibles. Le président avait choisi de concentrer sur la journée la question de l’égalité dans la pensée libérale et l’approche économique de ma famille philosophique. L’ignorance et les préjugés des uns, les débordements et les excès des autres avaient mis à mal l’ensemble des théories libérales de l’économie. J’avais choisi soigneusement mes témoins. Il fallait tout à la fois qu’ils maîtrisent ces thèmes sans noyer le tribunal sous des débats trop techniques.
Le procureur n’allait pas me décevoir. Tous les poncifs seront listés. Il commença son entreprise de démolition. Le public était aux anges.
« Monsieur le président, la défense à longuement argumenté pour faire de l’aspect économique du libéralisme qu’un élément presque mineur. Pourtant, le libéralisme économique est une idéologie pour les riches, où la finance fait loi et le marché fait foi. »
Il marqua une pose, manifestement satisfait de sa formule. Il reprit :
« Le marché ne profite qu’aux plus compétitifs où sont privilégiés les grandes entreprises. Le marché est imparfait et l’Etat se doit d’intervenir. Le libéralisme c’est la loi de la jungle, la déréglementation. Son application creuse le fossé entre riches et pauvres. Les libéraux refusent de mettre l’économie au service des peuples. Dans une course folle à la recherche de la croissance, les libéraux ne voient l’économie que comme un moyen de s’enrichir. La théorie de la concurrence pure et parfaite est fausse. Elle préconise la concurrence lorsque des monopoles pourraient se justifier ou conduise à des monopoles liant les consommateurs.
Le libéralisme n’a aucune éthique. C’est le triomphe de l’égoïsme individuel, de l’inégalité, du matérialisme. C’est la défaite de notre système de protection sociale, de la solidarité, du droit de grève. C’est le retour de l’esclavagisme, du relativisme social. »
La charge du procureur avait été massive. Il me fallait réagir. Je décidais donc de modifier l’ordre de passage de mes témoins. Je demandais au tribunal l’autorisation de procéder à cette adaptation. Ayant reçu l’accord du président et je demandais à Pascal Bruckner une courte (mais efficace) intervention. Après s’être soumis aux règles procédurales celui-ci mit toute son expérience au service de ma cause :
« Une même pensée magique dénonce les auteurs de la conjuration contre la France. Un mot synthétise ce sentiment d’effroi, un mot devenu indécent comme fascisme ou pédophilie : celui de libéralisme. C’est lui le pelé, le galeux, le responsable de tous nos maux. Ce qu’on entend par ce terme est bien mystérieux : doctrine de limitation des pouvoirs, de protection des droits de l’individu ou apologie du marché, de la libre concurrence ? S’il existe une pensée unique en France, un volapük de base, c’est la manière dont tous les camps, sans exception et jusqu’au chef de l’État vomissent cette doctrine pourtant brillamment illustrée chez nous de Montesquieu à Raymond Aron. L’aversion est double : dans l’héritage de 1789, on délaisse la liberté au profit de l’égalitarisme qui a de grands liens avec le despotisme, le nivellement de tous par le bas, on plébiscite les extrêmes. Triomphent alors, au nom de cet impératif, "l’envie, la jalousie, la haine impuissante" (Stendhal). Cela conduit l’ultra-gauche, en matière de question sociale, à réclamer la punition des favorisés plutôt que l’amélioration du sort de tous. Il faut châtier les riches : les pauvres en tireront une satisfaction symbolique. Cette allergie au libéralisme est ensuite dirigée contre les États-Unis. Ils sont nos ennemis, symboliquement s’entend, même si nos deux nations ne se sont jamais fait la guerre. Nous leur restons inféodés par l’exécration que nous leur vouons. »
Les termes étaient forts et il m’apparut nécessaire de profiter de l’effet donner par Pascal Bruckner pour enchaîner avec mes autres témoins : Say, Turgot, Rueff, Tocqueville et Raymond Aron.
Ce fut Jean-Baptiste Say qui débuta :
« La nature des besoins de la société détermine à chaque époque, et selon les circonstances, une demande plus ou moins vive de tels ou tels produits. Il en résulte que, dans ces genres de production, les services productifs sont un peu mieux payés que dans les autres branches de la production, c'est-à-dire que les profits qu'on y fait sur l'emploi de la terre, des capitaux et du travail, y ont un peu meilleurs. Ces profits attirent de ce côté des producteurs, et c'est ainsi que la nature des produits se conforme toujours naturellement aux besoins de la société. On a déjà vu que ces besoins sont d'autant plus étendus que la production est plus grande, et que la société en général achète d'autant plus qu'elle a plus de quoi acheter.
Lorsqu'au travers de cette marche naturelle des choses, l'autorité se montre et dit : le produit qu'on veut créer, celui qui donne les meilleurs profits, et par conséquent celui qui est le plus recherché, n'est pas celui qui convient ; il faut qu'on s'occupe de tel autre, elle dirige évidemment une partie des moyens de production vers un genre dont le besoin se fait moins sentir, aux dépens d'un autre dont le besoin se fait sentir davantage. […]
'administration disait [en 1794] que la valeur produite importait moins que la nature des produits, et qu'elle préférait qu'un arpent de terre produisit pour 20 francs de blé plutôt que pour 30 francs de fourrage. Elle calculait mal ; car si le terrain produisait un hectolitre de blé valant 20 francs, ce même arpent cultivé en prairie, et donnant un produit de 30 francs, aurait procuré un hectolitre et demi de blé au lieu d'un hectolitre. Que si le blé était assez rare et assez cher pour que l'hectolitre valût plus que le fourrage, l'ordonnance était superflue : l'intérêt du producteur suffisait pour lui faire cultiver du blé.
Il ne reste donc plus qu'à savoir qui, de l'administration ou du cultivateur, sait le mieux quel genre de culture rapportera davantage ; et il est permis de supposer que le cultivateur qui vit sur le terrain, l'étudie, l'interroge, qui plus que personne est intéressé à en tirer le meilleur parti, en sait à cet égard plus que l'administration.
Si l'on insiste, et si l'on dit que le cultivateur ne connaît que le prix courant du marché, et ne saurait prévoir, comme l'administration, les besoins futurs du peuple, on peut répondre que l'un des talents des producteurs, talent que leur intérêt les oblige de cultiver avec soin, est non seulement de connaître ; mais de prévoir les besoins […]
L'intérêt personnel est toujours le meilleur juge de l'étendue du sacrifice et du dédommagement qu'on peut se promettre ; et quoique l'intérêt personnel se trompe quelquefois, c'est, au demeurant, le juge le moins dangereux, et celui dont les jugements coûtent le moins. Mais l'intérêt personnel n'offre plus aucune indication, lorsque les intérêts particuliers ne servent pas de contrepoids les uns pour les autres. »
Jacques Turgot enchaîna :
« Le bien général doit être le résultat des efforts de chaque particulier pour son propre intérêt. Tout homme sain doit se procurer sa subsistance par son travail, parce que s'il était nourri sans travailler, il le serait aux dépens de ceux qui travaillent. Ce que l'État doit à chacun de ses membres, c'est la destruction des obstacles qui les gêneraient dans leur industrie, ou qui les troubleraient dans la jouissance des produits qui en sont la récompense. Si ces obstacles subsistent, les bienfaits particuliers ne diminueront pas la pauvreté générale, parce que la cause restera entière. De même, toutes les familles doivent l'éducation aux enfants qui naissent : elles y sont toutes intéressées immédiatement, et ce n'est que des efforts de chacune en particulier que peut naître la perfection générale de l'éducation. Si vous vous amusez à fonder des maîtres et des bourses dans des collèges, l'utilité ne s'en fera sentir qu'à un petit nombre d'hommes favorisés au hasard, et qui peut-être n'auront point les talents nécessaires pour en profiter : ce ne sera pour toute la nation qu'une goutte d'eau répandue sur une vaste mer, et vous aurez fait à très grands frais de très petites choses. Et puis, faut-il accoutumer les hommes à tout demander, à tout recevoir, à ne rien devoir à eux-mêmes ? Cette espèce de mendicité qui s'étend dans toutes les conditions dégrade un peuple, et substitue à toutes les passions hautes un caractère de bassesse et d'intrigue. Les hommes sont-ils puissamment intéressés au bien que vous voulez leur procurer, laissez-les faire : voilà le grand, l'unique principe. Vous paraissent-ils s'y porter avec moins d'ardeur que vous ne désireriez, augmentez leur intérêt. Vous voulez perfectionner l'éducation : proposez des prix à l'émulation des pères et des enfants ; mais que ces prix soient offerts à quiconque peut les mériter, du moins dans chaque ordre de citoyens ; que les emplois et les places en tous genres deviennent la récompense du mérite et la perspective assurée du travail, et vous verrez l'émulation s'allumer à la fois dans toutes les familles ; bientôt votre nation s'élèvera au-dessus d'elle-même ; vous aurez éclairé son esprit, vous lui aurez donné des mœurs, vous aurez fait de grandes choses, et il ne vous en aura pas tant coûté que pour fonder un collège.
Ces principes, qu'on qualifiait de système nouveau, ne lui paraissaient que les maximes du plus simple bon sens. Tout ce prétendu système était appuyé sur cette maxime : un homme connaît mieux son intérêt qu'un autre homme à qui cet intérêt est entièrement indifférent.
De là, M. de Gournay concluait que là où l'intérêt des particuliers est précisément le même que l'intérêt général, ce qu'on peut faire de mieux est de laisser chaque homme libre de faire ce qu'il veut. Or, il est impossible que, dans le commerce abandonné à lui-même, l'intérêt particulier ne concoure pas avec l'intérêt général. Le commerce ne peut être relatif à l'intérêt général, ou, ce qui est la même chose, l'État ne peut s'intéresser au commerce que sous deux points de vue : comme protecteur des particuliers qui le composent, il est intéressé à ce que personne ne puisse faire à un autre un tort considérable, et dont celui-ci ne puisse se garantir ; comme formant un corps politique obligé à se défendre contre les invasions extérieures, et à employer de grandes sommes dans des améliorations intérieures, il est intéressé à ce que la masse des richesses de l'État, et des productions annuelles de la terre et de l'industrie, soit la plus grande qu'il est possible (…) Or, relativement à tous ces objets, il est clair que l'intérêt de tous les particuliers dégagé de toute gêne, remplit nécessairement toutes ces vues d'utilité générale. »
Puis se fut le tour de Jacques Rueff :
« Le marché institutionnel se distingue du marché manchestérien en ce sens que, s'il est une zone de « laisser-passer », il n'est pas une zone de « laisser-faire ».
Ses auteurs savaient que « laisser-faire », c'était exposer le marché aux entreprises des intérêts privés qui, sitôt qu'il aurait été « fait », tendraient à le « défaire » […]
Mais ils savaient aussi que la suppression des barrières douanières, imprimées par des siècles d'existence dans les réalités économiques et humaines, susciterait, quels que soient les avantages qu'à moyen et long terme elle dût entraîner, des résistances vivaces, fondées sur la crainte des transformations qu'elle imposerait et sur l'ampleur de leurs conséquences sociales. Ils ont pensé que pour donner quelque chance de ratification à leur projet, il fallait, par des interventions directes, atténuer au maximum celles-là et panser au maximum les blessures que celles-ci pourraient infliger. […]
La marque principale du marché institutionnel, c'est son réalisme foncier. Il n'abandonne rien des aspirations légitimes du libre-échange. Il sait que les bienfaits à en attendre – et notamment l'amélioration de niveau de vie qu'il procurera – auront d'autant plus d'ampleur que sera plus étendue, géographiquement et économiquement, la zone de libre choix qu'il institue. Mais ses auteurs se sont assignés pour tâche, non un exposé de théorie économique, mais une action véritablement « politique », tendant à obtenir des résultats concrets, dans des délais acceptables. […]
Au « laisser-passer » total, ils ont préféré un marché limité au domaine géographique dans lequel la création des institutions – sans lesquelles le marché ne pourrait ni exister ni durer – était politiquement possible.
Au « laisser-faire » total, ils ont préféré le laisser-faire limité par des interventions qui lui donneraient chance d'être moralement acceptable et politiquement accepté.
Mais dans la logique de leur système, ils ont voulu n'intervenir que par des procédures respectant le mécanisme des prix. Ils ont agi sur les causes ou sur les effets des variations de prix, mais ont pris soin de ne jamais porter atteinte à leur libre formation sur le marché.
Le marché institutionnel est ainsi l'aboutissement et le couronnement de l'effort de rénovation de la pensée libérale […] qui, sous le nom de néo-libéralisme, ou de libéralisme social, voire de socialisme libéral, a pris conscience, progressivement, de ses aspirations et des méthodes propres à les satisfaire […]
Si le marché institutionnel se distingue du marché manchestérien, non dans ses fins, mais dans ses techniques, c'est qu'il repose sur une vue totalement différente de l'évolution des sociétés humaines.
Pour les libéraux d'ancienne observance, la liberté est, pour l'homme, l'état de nature. « L'homme est né libre et, partout, il est dans les fers », s'indignait Rousseau, il y a déjà deux siècles. Si l'on veut rendre à l'homme la liberté perdue, il faut ne rien faire, mais seulement défaire les entraves qui l'en ont privé.
Pour le néo-libéral, au contraire, la liberté est le fruit, lentement obtenu et toujours menacé, d'une évolution institutionnelle, fondée sur des millénaires d'expériences douloureuses et d'interventions religieuses et morales, politiques et sociales. A l'opposé de Rousseau, il pense que la grande majorité des hommes est née dans les fers, dont le progrès des Institutions peut seul la sortir et ne l'a encore que très partiellement sortie.
Libéraux et néo-libéraux ont une foi égale dans les bienfaits de la liberté. Mais les premiers l'attendent d'une génération spontanée, qu'il faut seulement ne pas compromettre, alors que les seconds veulent la faire éclore, croître et se développer, en la rendant acceptable et en écartant d'elle les entreprises qui tendent constamment à l'annihiler. »
Alexis de Tocqueville prit alors la parole :
« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre ; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.
J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple.
Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d'être conduits et l'envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l'un ni l'autre de ces instincts contraires, ils s'efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d'être en tutelle, en songeant qu'ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. […] Cet usage si important, mais si court et si rare, de leur libre arbitre, n'empêchera pas qu'ils ne perdent peu à peu la faculté de penser, de sentir et d'agir par eux-mêmes, et qu'ils ne tombent ainsi graduellement au-dessous du niveau de l'humanité. »
Raymond Aron termina :
« Les libertés formelles ne se réduisent pas à des illusions ou à des apparences vides de signification. Il n'en résulte pas qu'elles constituent, aujourd'hui et à jamais, le contenu de la liberté, autrement dit l'ensemble des permissions et des interdits qui répond pleinement à l'aspiration des hommes à choisir eux-mêmes leur existence. En fait, la conception libérale de la liberté a subi la critique socialiste et celle-ci a contribué effectivement à démasquer ce que l'idéologie libérale tendait à voiler. […]
1. Il ne suffit pas, pour que le citoyen soit effectivement libre de faire quelque chose, que la loi interdise aux autres et à l'État de la lui interdire sous menace de sanction, il faut encore qu'il en possède les moyens matériels. […] Plus généralement, la liberté que garantit la loi (interdiction d'interdire) exige dans certaines circonstances, l'intervention de l'État pour que la plupart des individus puissent l'exercer. On passe de la liberté négative (non-empêchement par la menace de sanction) à la liberté positive, capacité à faire. […]
2. La suppression de corps intermédiaires qu'accompagne en France la reconnaissance de droits individuels joue, dans certaines circonstances, au profit des puissants. […] La liberté des individus a, en ce cas, pour condition la puissance de la collectivité qu'ils forment en s'associant. Certes, la liberté d'association fait partie intégrante des libertés individuelles. Mais il n'en reste pas moins une antinomie virtuelle entre une tendance individualiste - la liberté garantie par la loi à l'individu - et la tendance collectiviste - la liberté accordée aux groupements, fût-ce aux dépens du droit d'hérésie ou d'indiscipline individuelle. […]
3. Cette antinomie conduit à une autre antinomie, décisive. Les libertés personnelles ou intellectuelles se posaient en s'opposant à l'État. C'est ce dernier qui apparaissait en permanence comme la contre-liberté, la menace suspendue sur l'intégrité de la personne. Une telle représentation supposait, pour ainsi dire, une harmonie préétablie entre l'ordre social et la liberté. La législation étatique d'une part, les relations de puissance sociale d'autre part n'empêcheraient pas les individus d'exercer les libertés auxquelles ils ont droit.
Les partisans de la synthèse démocratico-libérale ont, en immense majorité, admis la validité du premier argument : les individus doivent accepter les moyens d'exercer certaines libertés. La plupart des droits économiques et sociaux dérivent logiquement de la distinction entre liberté-non interdiction et liberté-capacité. Ils dérivent aussi de l'effort pour atténuer les rigueurs du hasard social. […] De même la critique des formes extrêmes de l'individualisme aboutit à la législation syndicale d'aujourd'hui. […] Que l'État, législateur de la Sécurité sociale et garant des droits syndicaux, n'apparaisse plus le monstre qui absorbe ou dévore les libertés, à coup sûr.
Le libéralisme retient de ce que j'appelle la critique socialiste l'effort pour assurer à tous une chance, pour permettre à tous de jouir des droits fondamentaux. Il ne souscrit pas à la définition exclusive de la liberté par la capacité ou la puissance, définition qui conduit à l'assimilation de la liberté et de l'égalité. Il inscrit, au nombre des libertés fondamentales, celle d'entreprendre parce que la société progresse grâce aux initiatives, aux innovations et que rares sont les individus capables de sortir des chemins battus et de prendre des risques. […] les hommes ont tous le même droit au respect ; ni la génétique ni la société n'assureront jamais à tous la même capacité d'atteindre à l'excellence ou au premier rang. L'égalitarisme doctrinaire s'efforce vainement de contraindre la nature, biologique et sociale, il ne parvient pas à l'égalité mais à la tyrannie. »
La troisième et avant dernière journée de mon procès arrivait à son terme. Demain était attendu les plaidoiries. Nicolas Baverez se chargera de la mienne. J’étais rassuré. Quant au verdict… il n’y avait plus qu’à patienter. Je décidai de faire un tour dans le quartier. Après les chaleurs de ces derniers jours, le temps tournait à l’orage.
Les différentes interventions sont issues de : Pascal Bruckner, La tyrannie de la pénitence, essai sur le masochisme occidental ; Jean-Baptiste Say, Traité d'économie politique, chap. 17 ; Jacques Turgot, Éloge de M. de Gournay, 1758 ; Jacques Turgot, article « Fondation » dans L'Encyclopédie, 1757 ; Jacques Rueff, Œuvres complètes, tome I : De l'aube au crépuscule (Plon, 1977) ; Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique (1840), quatrième partie, chapitre VI ; Raymond Aron, Essai sur les libertés (Calmann-Lévy, 1965 ; LGF, 1976) ; Raymond Aron, "Liberté, libérale ou libertaire ?", dans Keba M'Baye (dir.), La liberté et l'ordre social (La Baconnière, 1969), reproduit dans Études politiques (Gallimard, 1972).
(A suivre…)
18 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON