Sabordage sournois du service public français de formation sélective des médecins : vers une gouvernance européenne à marche forcée, au détriment des patients
Jacques-René Tenon, chirurgien français, écrivait en 1788 : « Les hôpitaux sont en quelque sorte la mesure de la civilisation d'un peuple : ils sont plus appropriés à ses besoins et mieux tenus, à proportion de ce qu'il est plus rassemblé, plus humain, plus instruit... ». Cette citation demeure plus que jamais d’actualité.
I- Introduction
En tant qu’étudiant en médecine, de cursus universitaire français, l’euroscepticisme me gagne progressivement. J’ai beau essayer de me convaincre de l’inverse, il me semble tout de même percevoir que l’Union européenne favorise un sournois sabordage de notre formation universitaire en médecine. Il s’agit du dernier cursus facultaire public ultra-sélectif, quelque peu élitiste, il est vrai. Les instances internationales comme l’OMS tendent même à placer le système de soins français, et la formation universitaire médicale française afférente, à la première place mondiale [1,2]. Ceci explique, entre autres, le fait que des chefs d’État étrangers préfèrent venir se faire soigner en France, plutôt que dans leur pays d’origine. La haute qualité de la formation médicale universitaire en France, reconnue mondialement, est intimement liée à la sélection drastique des meilleurs éléments, en première puis en sixième année. Cette sélection est basée sur les capacités de mémorisation rapide, de raisonnement scientifique, et de gestion du stress ; ce sont les principales qualités requises pour faire des professionnels de santé efficients et de bons universitaires, associées aux « qualités humaines » dont seraient totalement dépourvus les étudiants en médecine, bêtes à concours asociales. Nous ne sommes pas des robots dotés d’une mémoire supérieure à la moyenne. En médecine, à la Faculté française tout au moins, il faut plus comprendre qu'apprendre, avant de pouvoir restituer la masse de connaissances intelligemment. C’est beaucoup plus de la logique que du déversement de savoir bête et méchant. J’insiste sur ce fait, car nos gouvernants européistes, et parfois même certains de nos Professeurs, enfermés dans leur relativisme (« tout se vaut ») dénigrent notre formation universitaire, alors qu’elle est considérée internationalement comme une des meilleures, voire la meilleure au monde [2]. On ne compte plus les chirurgiens et les médecins-chercheurs français accueillis à bras ouverts aux États-Unis par exemple, notamment du fait de leur talent d’innovation et de leur expertise reconnue [3,4]. Dans de nombreux domaines, les médecins spécialistes français se trouvent aux premières places mondiales, à égalité avec leurs confrères états-uniens, et loin devant les allemands ou les britanniques [5]. Beaucoup d’étudiants étrangers (allemands ou suisses par exemple) viennent se former dans nos hôpitaux universitaires, afin de faire profiter leur pays d’origine de notre savoir-faire français.
II- Vers la destruction du modèle universitaire français méritocratique
Malgré l’objective performance de notre cursus universitaire médical national, nos dirigeants européistes veulent instaurer un système européen de formation médicale, qui inéluctablement aboutira à un nivellement par le bas. Je ne pense pas qu’un alignement sur le système ultra-sélectif français soit prévu, puisqu’il est unique en Europe (les autres pays européens ne sélectionnent pas leurs étudiants en médecine). De plus, l’architecture de notre cursus est très singulière, puisque ce dernier est historiquement basé sur un compagnonnage prolongé, associant théorie et pratique au lit du malade. Ceci explique le fait que la durée des études médicales françaises soit la plus longue en Europe, et que les étudiants ne soient autorisés à soutenir leur Thèse de Doctorat qu’à Bac+9, voire Bac+11, en fin d’Internat. Dans un souci d’harmonisation européenne, les épreuves, traditionnellement rédactionnelles en France, seront sûrement remplacées par des QCMs, bien évidemment en langue anglaise. De plus, il y aura inéluctablement un problème d’échelle et d’intégrité dans le système d’évaluation. Déjà à l’échelon français peuvent survenir des dysfonctionnements techniques, comme au Concours de l’Internat en 2011 [6,7]. De plus, comment s’assurer de l’absence de corruption sur un si vaste territoire, surtout dans des pays où elle est endémique, en particulier à l’Est [8,9] ?
Dès à présent, des initiatives sur le territoire français visent à saper notre système ultra-sélectif pour l’adapter à la tendance européenne. L’Université d’Angers, en partenariat avec d’autres, a l’intention de « faire réussir tous les étudiants » [10,11]. C’est la sempiternelle antienne de ces idéologues pédagogistes qui ont déprécié le baccalauréat, et induit la faillite de l’instruction à l’école. Pour ce faire, le concours éliminatoire de première année sera tout bonnement supprimé et remplacé par une licence « plurisanté » ouverte à tous. Il est évoqué des évaluations subjectives par compétences, au moyen d’examens oraux, bien évidemment sans anonymat. Par ailleurs, sont officialisées sur le territoire français des modalités (« passerelles ») de contournement du concours éliminatoire de première année, vendues comme un « décloisonnement » en faveur de la « mixité » universitaire. Ce concours est déjà contourné par les étudiants européens, du fait du système des équivalences automatiques, et par les médecins à diplôme étranger, du fait des procédures d’autorisation d’exercice dérogatoires. Ce genre de projet pernicieux est dans la même veine que la suppression des notes à l’école et la fin de la sanction des fautes d’orthographe, alors que le niveau scolaire ne cesse de baisser [12,13]. Les étudiants doivent n’être confrontés à aucune compétition, jugée trop traumatisante, et aucun obstacle à leur désir, source d’une frustration intolérable. Pourtant, c’est dans la difficulté que l’on apprend le plus, sur soi-même et sur autrui, et ceux qui dénigrent la saine compétition oublient sa dimension émulatrice. Comme à l’accoutumée, c’est de l’idéologie libérale-libertaire destructrice, cachée derrière un paravent de faux pragmatisme et de fausses bonnes intentions. Une solution beaucoup plus simple aurait été de desserrer le numerus clausus à l’échelon national pour l’adapter aux besoins en médecins, et de créer des voies de passage systématiques en deuxième année vers les « biodisciplines » (biologie, biochimie, biophysique, biostatistiques…) pour les étudiants non classés en rang utile à l’issue du concours de première année, sous réserve de l’obtention d’une note suffisante. Nous assistons encore et toujours à l’expansion d’un égalitarisme néfaste (le baccalauréat ne vaut plus rien à cause de cela). Après la Faculté de médecine, la prochaine victime sera le système des Grandes Écoles, jugé trop élitiste par Vincent Peillon, ancien ministre de l'Éducation nationale, ce dernier prônant leur suppression et plaidant pour un « métissage » de l’enseignement supérieur [14]. Concernant la réforme de la formation médicale, choquant est le terme « expérimentation » utilisé pour qualifier cette initiative hasardeuse. Qu’en sera-t-il de la valeur du diplôme obtenu si cette « expérimentation » universitaire non sélective échoue ? On ne connait d’ailleurs pas les critères qui seront utilisés pour juger de son succès. Cette attaque organisée contre notre système universitaire sélectif procède de cette volonté d’indifférenciation : comment pourra-t-on à l’avenir faire valoir le prestige de notre diplôme français de Docteur en médecine, dont l’obtention sous-entend une double sélection académique (en première puis en sixième année), face aux autres diplômes européens, obtenus en Roumanie, en Bulgarie ou en Croatie par exemple ? C’est la porte ouverte à l’intensification d’un dumping social et salarial, déjà à l’œuvre dans les hôpitaux publics (du fait de leur déficit budgétaire) et dans les cliniques privées (du fait de la financiarisation croissante du secteur libéral depuis l’ouverture sournoise du capital aux investisseurs non-médecins) [15].
III- Du dumping social et salarial à la sous-enchère sanitaire
Afin de mettre les étudiants en médecine devant le fait accompli, et ainsi justifier la suppression de la sélection universitaire, les cliniques et les hôpitaux français embauchent en masse des médecins à diplôme étranger provenant de l’UE ou hors de l’UE, à bas coût. Ces derniers ne passent par aucun des filtres français de sélection académique, et ne sont autorisés à exercer qu’en vertu du manque (organisé par l’État) de médecins à diplôme français. Leur statut est purement dérogatoire, et non méritocratique comme le nôtre. C’est objectivement l’entérinement d’une entorse au principe juridique de l'égalité devant le concours, puisqu’au final ces médecins à diplôme étranger sont autorisés à occuper les mêmes postes que nous. En toute incongruité, les médecins à diplôme étranger issus de l'UE, depuis que les diplômes ont été harmonisés, peuvent pratiquer où bon leur semble en France, alors que la région d’exercice des étudiants français dépend de leur classement au Concours de l’Internat (ECN) en sixième année ! L'Ordre des médecins estime en outre que le recours aux médecins à diplôme étranger n'apporte pas de solution au problème des régions « sous-dotées », qui peinent à attirer des praticiens. Les médecins européens et extra-européens étaient censés combler le vide de la densité médicale, mais ils choisissent le salariat (à l'hôpital public ou en clinique privée), ou exercent en centre-ville [16]. Ainsi, nous assistons impuissants à une arrivée massive de médecins à diplôme étranger, si bien qu’il y aura bientôt trop de médecins en France aux dires même de l’Ordre des médecins [17,18]. En d’autres termes, des médecins à diplôme français, issus du cursus académique ultra-sélectif, vont se retrouver au chômage dans leur propre pays, au profit de médecins à diplôme étranger dont l’autorisation d’exercice en France ne relève que d’un simple artifice administratif dérogatoire ; c’est objectivement une aberration, conséquence directe des directives de l’Union européenne concernant la libre circulation des travailleurs. En plus de favoriser une sous-enchère sociale et salariale, ces médecins à diplôme étranger génèrent une concurrence déloyale puisqu’ils ne sont pas soumis à la même pression académique et au même contingentement que les étudiants français. Cependant, la solution n’est certainement pas une dérégulation/déréglementation, dont la suppression de la sélection académique est un des aspects [19]. Pour un pays développé comme la France, cette situation est scandaleuse. Aux États-Unis par exemple, aucune équivalence de Doctorat en médecine n’est consentie : il faut obligatoirement réussir les examens que passent les étudiants américains (USMLE), et effectuer l’Internat de spécialisation (Residency), avant de passer le concours final (Board) ; l’évaluation académique est ainsi la même pour tous. Pourtant, les États-Unis sont un pays ultra-libéral, mais malgré cela, la logique financière n’entre pas en ligne de compte quand il s’agit d’autoriser des médecins à diplôme étranger à exercer sur le territoire national. Le plus grave est que les instances françaises savent que les médecins à diplôme étranger qui exercent en France ont pour la plupart un niveau insuffisant, comme le faisait remarquer l’Ordre national des médecins, en parlant même de l’existence de « faux diplômes » [16]. De toute façon, il s’agit d’une question de bon sens : aucun étudiant en médecine français n’aurait l’idée de parachever sa formation universitaire en Roumanie ou au Maghreb par exemple ! De même aucun dirigeant français n’irait spontanément en Bulgarie ou au Machrek pour se faire soigner ! Pourtant, les gouvernants, enfermés dans leur dogmatisme européiste, nous imposent une sorte de relativisme idéologique en prétendant que toutes les formations médicales se valent, alors que ce sont les premiers à exiger de se faire soigner par un médecin de cursus universitaire français, et de préférence Professeur dans un hôpital parisien.
IV- Le progressif désengagement de l’État du système universitaire français
L’évolution actuelle du système de santé, longtemps protégé de la prédation financière et de la dérégulation/déréglementation du fait de son domaine d’application (à savoir l’intégrité physique et psychique des citoyens), est un indicateur de l’avancée de la trahison du peuple français par ses gouvernants. À leurs yeux, la santé des Français ne requiert plus de bons professionnels issus d’une sélection académique stricte, anonyme et méritocratique, dont le cursus universitaire long et difficile, ainsi que la formation de haut niveau (assurée encore actuellement par la Faculté publique, et non par des écoles privées onéreuses), légitiment in fine la prérogative de prescription médicale. En réalité, il est progressivement organisé une véritable « délocalisation » et une « privatisation » de l’apprentissage de la médecine. De fait, l’Union européenne ultra-libérale favorise un processus général de retrait progressif de l’État et de dérégulation/déréglementation [19]. L’extension continue de la logique marchande mondialiste touche d’une part en aval le secteur de l’hospitalisation, et d’autre part en amont les études de santé. Une antenne universitaire privée portugaise de pharmacie et d’odontologie vient par exemple de s’implanter en France malgré l’opposition des professionnels de cursus universitaire français [20]. Comme ses homologues européennes, elle permet moyennant finances de contourner le concours éliminatoire de première année, mais cette fois-ci sur le sol français.
V- Conclusion : l’indispensable préservation du cursus médical universitaire français
Il faut défendre ce modèle sélectif français, très exigeant certes, mais somme toute équitable. Il faut en être fier, parce qu’au final, vu de l’étranger, ce système universitaire public forme d’excellents médecins, sur la base d’exigences académiques communes associées à un compagnonnage prolongé. Il est très subjectif d’évaluer la valeur des formations « exotiques », surtout en période de pénurie de personnels, où la tendance est plutôt à baisser le niveau d’exigence pour fournir les hôpitaux périphériques ou les cabinets ruraux en déshérence. La médecine est encore, et doit rester, une filière sélective, pour laquelle l’évaluation académique se doit d’être unique. Le plus objectif est de faire passer tout le monde par le même filtre sélectif (concours éliminatoire de première année + concours de sixième année/ECN + Internat de spécialisation), comme c’est le cas aux États-Unis (USMLE + Residency + Board pour tout le monde). C’est en tout cas plus juste vis-à-vis des étudiants qui respectent le cursus français classique, plutôt que d’accorder des équivalences automatiquement ou après une pseudo-évaluation, surtout pour des spécialités médicales difficiles à avoir au Concours de l’Internat (ECN). Pour les moyens financiers et organisationnels de l’État en cas de desserrement du numerus clausus, cela relève plus de la volonté politique et des choix prioritaires, parce qu’il est toujours possible de trouver des subsides (la France demeure malgré tout un pays riche et le système de soins est quand même crucial).
Malgré tout, hier comme aujourd’hui, la médecine française reste très renommée mondialement pour son excellent niveau, et à raison. Le sabordage sournois du service public français de formation sélective des médecins, pour au final justifier une gouvernance européenne en la matière, constitue une attaque contre l’excellence académique, et contre la haute qualité de notre système de santé en définitive.
Glossaire :
- « CMF » : « Cursus médical universitaire français ». Label dont peuvent se prévaloir les médecins à diplôme français ayant réussi le concours éliminatoire de première année, puis le concours de sixième année, et ayant effectué l’Internat de spécialisation. Un médecin « CMF » a donc auparavant été « Externe » puis « Interne des Hôpitaux ».
- « ECN » : Examen national classant de sixième année, encore appelé traditionnellement « Concours de l’Internat ».
- « Externe » : Étudiant en médecine ayant réussi le concours éliminatoire de première année et travaillant à l’hôpital public à mi-temps.
- « Interne des Hôpitaux » : Premier grade hospitalo-universitaire obtenu par un étudiant ayant réussi le concours éliminatoire de première année et le concours classant de sixième année. Il s’agit d’un médecin de cursus médical universitaire français en cours de spécialisation. L’Interne des Hôpitaux ne doit pas être confondu avec un « faisant fonction d'interne » (FFI) ou un « interne à titre étranger » (ITE), qui sont des médecins à diplôme étranger.
- « UE » : Union européenne.
Références :
[1] http://www.e-sante.fr/sante-france-premiere/actualite/1297
[2] http://www.capital.fr/enquetes/dossiers/nos-medecins-figurent-parmi-les-meilleurs-au-monde-891050
[3] http://www.ambafrance-de.org/Le-Prix-Nobel-de-medecine-2011-un
[9] http://www.liberation.fr/grand-angle/2008/05/12/diplomes-a-vendre_71468
[10] http://www.unof.org/spip.php?page=imprimer_breve&id_breve=2698
[15] http://www.humanite.fr/31_03_2011-le-hold-des-cliniques-469035
[18] http://www.fmcdinan.org/article-trop-de-medecins-en-france-c-est-pour-bientot-123164480.html
Mots-clés : Déréglementation ; Dérégulation ; Éducation ; Études de médecine ; Excellence académique ; Filière sélective ; France ; Grandes Écoles ; Mondialisme ; Santé ; Union européenne ; Université.
28 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON